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Autour de Tchaïkovski avec Semyon Bychkov

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De passage à Paris pour diriger la Symphonie Manfred avec l'Orchestre National de France, et alors qu'il commence un « Tchaïkovski Project » pour Decca en parallèle d'un cycle de concerts Tchaïkovski Beloved Friend pour Londres et New-York, nous avons interrogé le chef d'orchestre sur ses rapports avec le compositeur russe.

Semyon Bychkov

« Le sentiment du suicide n'est pas évident dans le finale de la Sixième Symphonie »

ResMusica : Vous débutez un nouveau projet autour des œuvres symphoniques de Tchaïkovski en commençant par la Symphonie Pathétique. Comment a évolué votre vision depuis votre enregistrement de cette œuvre pour Philips il y un peu moins de 30 ans ?

 : Depuis que ce disque est sorti, c'est-à-dire en 1990, je ne l'ai jamais réécouté et n'ai donc plus aucune idée de ce que j'ai proposé à l'époque. Ce que je sais, c'est que ma vision sur la fin de la symphonie a radicalement évoluée, parce qu'à l'époque, j'étais plutôt sur la ligne classique consistant à dire que c'est un requiem qu'il a écrit pour lui-même, une œuvre de résignation et d'acceptation de la mort.

Mais depuis 2 ou 3 ans, je pense que ce n'est pas possible, car lorsqu'on analyse les rapports de tempi dans la coda, basés sur ceux du deuxième thème du Finale dès son introduction, la première fois en ré majeur et à la reprise en si mineur, on est toujours sur un andante avec exactement le même métronome, et non sur un tempo plus lent. En ajoutant l'étude des accents, on comprend que cette coda doit en fait être brève et qu'il n'y a pas de point d'orgue sur le dernier accord. Tchaïkovski a écrit le nombre de mesures qu'il fallait, puis le silence, un peu comme une vie interrompue avant son temps.

RM : Vous pensez donc qu'il ne faut pas trop appuyer la notion de tristesse ou de pathos dans le Finale ?

SB : Le motif principal du Finale est adagio, mais la coda est andante. Pour moi, ce qui est vital là-dedans est l'idée de révolte contre la mort, et non l'idée de la mort elle-même. Ici, on entre dans ce qui s'est passé et qu'on ne peut prouver quant aux émotions de Tchaïkovski à la période de composition. Il avait 53 ans mais n'était pas malade et j'écarte l'hypothèse qu'il soit mort du choléra, d'abord parce qu'il n'y avait pas d'épidémie à l'époque, ensuite parce qu'au moment des funérailles, le cercueil est ouvert et ses amis l'ont baisé sur la tête, ce que personne n'aurait fait s'il y avait eu le moindre doute quant à un possible cas de choléra.

On sait qu'il avait des problèmes, mais je ne crois pas qu'il était au bord du gouffre comme on veut souvent le dire. La version d'une mort par suicide me convainc donc plus, mais ce sentiment n'est pas évident dans la Sixième. Ce qu'on savait dans les cercles artistiques à Leningrad, lorsque j'y étudiais et que Yevgeny Mravinsky dirigeait encore, c'est qu'il y a eu une cour d'honneur qui a été faite pour statuer sur son cas. Il a été convoqué et on lui a donné un ultimatum à cause de ses relations avec un jeune homme d'une famille princière, parce que cela était en train d'être révélé. Mais j'ai beau avoir passé des centaines d'heures à chercher des pièces concernant toutes les hypothèses de sa mort, on ne peut en prouver définitivement aucune.

RM : Vous vous intéressez particulièrement à l'histoire de la composition de la Sixième Symphonie, mais pourquoi avoir commencé par la fin ?

SB : J'ai longuement réfléchi et j'étais partagé entre commencer par la Troisième ou la Sixième, toutes deux jouées comme le reste du cycle avec l'. J'étais divisé entre ouvrir le projet avec une œuvre très peu connue comme la Troisième, la Polonaise, ou sortir avec un chef-d'œuvre reconnu, puis j'ai choisi la Six.

« La Symphonie Manfred est comme un opéra sans parole »

RM : En parlant de chef-d'œuvre, mais moins connu, vous venez de jouer et aller encore diriger partout dans le monde la Symphonie Manfred, dans la version originale avec harmonium et non avec les coupures initiées par Aleksandr Gauk et souvent reprises par les chefs ensuite, comme Evgeny Svetlanov ou Igor Markevitch, pouvez-vous nous en dire plus sur ce choix ?

SB : L'histoire de cette symphonie est très torturée et l'œuvre est assez mal vue. Pourtant, au moment où Tchaïkovski la composait, il était persuadé que c'était la meilleure chose qu'il ait jamais écrite. L'accueil a été chaleureux mais Tchaïkovski n'était pas sûr que ce soit pour l'œuvre ou pour lui-même, tant il était déjà célèbre. Et ensuite, plus rien ! La symphonie n'a pas été reprise et il a été désenchanté, au point d'hésiter à brûler les trois derniers mouvements, ce qu'heureusement il n'a pas fait.

Depuis, on la dirige régulièrement avec des coupures et vous donnez Gauk, mais Arturo Toscanini en a fait encore plus, et souvent ces versions concluent avec le retour de la coda du premier mouvement. Mais pour moi, cette œuvre est comme un opéra sans parole, avec des épisodes à la façon du Fliegende Holländer ; tout simplement c'est Manfred, un poème romantique. Il y a dedans une longue fugue qui peut donner une mauvaise image car être vue comme un exercice académique ennuyeux, qui en plus a donné une vision rédemptrice à l'ouvrage. J'ai compris que cette fugue était un problème pour les interprètes pour trouver un liant entre tous les épisodes, notamment lorsque la tension baisse juste avant et que le lento fait que presque tout est gelé. Il faut alors réussir à faire en sorte que la tension reste quand même, ce qui est un défi pour le chef.

Donc pour moi soit on ne joue pas la pièce, soit on la joue au service du créateur, c'est-à-dire dans la version originale, car si Tchaïkovski était encore vivant, on pourrait discuter et faire évoluer avec lui le phrasé, l'articulation, le tempo, mais comme il n'est plus là pour se défendre, il faut jouer ce qu'il a voulu.

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RM : Vous allez donc enregistrer les sept symphonies pour Decca dont Manfred, ainsi que tous les concertos, donc les trois pour piano ?

SB : Oui, nous allons faire les sept symphonies et les trois concertos, Jean-Yves Thibaudet va jouer le premier dans la vraie version de Tchaïkovski qui a été enregistrée dernièrement par Kirill Gerstein. Ce n'est d'ailleurs pas tout à fait la première, mais la seconde de 1879, que Tchaïkovski a en tout cas lui-même dirigé.

« Lorsque j'aborde une pièce, j'ai la même recherche de vérité faite par Nikolaus Harnoncourt ou John Eliot Gardiner avec le répertoire baroque »

Les différences sont assez faibles par rapport à la version que l'on connaît, mais par exemple, dans le mouvement final il y a un petit morceau en plus qui n'existe pas dans la version habituelle. C'est très intéressant car au début les accords sont arpégés, mais l'entrée très connue aux violoncelles est mezzo-forte et donc lyrique plutôt qu'héroïque comme on l'entend souvent. C'est donc une autre vision de la pièce, celle initiale de Tchaïkovski, avant que Ziloti et tant d'autres ne la reprennent pour eux et ne la dénature avec cet esprit monumental.

Bien entendu, la version définitive a conquis le monde et le concerto reste magnifique malgré les différences, mais je trouve qu'aujourd'hui, si on a accès à l'information de quelque chose d'historiquement vrai, on n'a pas le droit de l'ignorer. Lorsque j'aborde une pièce, j'essaye d'en rechercher ses racines, avec la même démarche découlant du travail colossal fait par Nikolaus Harnoncourt ou John Eliot Gardiner avec le répertoire baroque, cette même recherche de vérité.

RM : Pourquoi avoir voulu ces messages « Tchaïkovski Projet » et « Tchaïkovski Beloved Friend » ?

SB : Cela a commencé tout simplement quand le New York Philharmonic m'a demandé de jouer un festival Tchaïkovski trois semaines pour janvier 2017, puis deux ou trois mois plus tard avec l'invitation de Decca pour enregistrer le cycle de symphonies avec l', qui en plus est pour moi la formation idéale pour ce compositeur, soit un mélange entre l'esprit slave et occidental. On a discuté et au début Decca voulait tout en live, et aussi en DVD/BR pour Unitel, et ça j'ai dit non. Du coup on a trouvé une solution pour des enregistrements studio.

Pour vous détailler l'enregistrement de la Six, nous avons eu un nombre incroyable de répétitions – seize exactement – et il est évident que nous avons eu raison. Nous avons commencé en août pour finir en septembre, mais au retour en septembre nous avons tout rejoué pour un concert, puis tout réenregistré. Le résultat global étant devenu plus convaincant, nous n'avons presque rien gardé de la première session, or c'est celle-ci qui aurait été publiée si nous n'avions pas eu autant de temps.

Quant au terme Beloved Friend, cela est lié au cycle new-yorkais où il me fallait un nom de projet plus personnel que Tchaïkovski Project. A un dîner chez des amis, j'étais avec le grand écrivain de théâtre Ronald Harwood, qui a notamment écrit The last Quartet, et nous avons parlé de Tchaïkovski. Il a alors évoqué un ancien projet pour les mécènes de Covent Garden, où il avait utilisé des lettres entre le compositeur et Nadejda von Meck, lesquelles débutaient par Beloved Friend. En entendant cela je me suis dit que c'était le nom idéal ! J'ai donc demandé à le réutiliser et il a dit oui. Je trouve l'idée très belle car ce sont les paroles de Tchaïkovski lui-même, mais aussi le fait que cet homme a été énormément aimé par tout le monde de son vivant et aujourd'hui encore.

« Pour La Dame de Pique j'avais un Hermann colossal qui était , aujourd'hui trouvez-moi un Hermann de ce niveau ? »

RM : Ces projets concernent d'abord la musique symphonique. Ne souhaitez-vous pas y ajouter des opéras, notamment Eugène Onéguine que vous avez encore dirigé l'an passé à Covent Garden avec Dmitri Hvorostovsky, le héros de votre célèbre enregistrement pour Philips ?

SB : En effet la demande avait été faite pour toute la musique symphonique, même les suites, ce qui ne me semble pas nécessaire, et aussi pour certains opéras. Mais il faut un temps énorme pour enregistrer un opéra, et puis il faut réunir une équipe qui fait que la fosse et le plateau seront au niveau des références déjà existantes. Pour La Dame de Pique j'avais un Hermann colossal qui était , aujourd'hui trouvez-moi un Hermann de ce niveau ? Sinon, à quoi sert le disque ou le DVD ? C'est comme vouloir enregistrer Otello de Verdi en ce moment, c'est impossible depuis que Placido Domingo ne chante plus le rôle. Et puis, même avec seulement les symphonies et les concertos plus quelques pièces, le projet a commencé en 2015 et va finir en 2019.

RM : Changeons de sujet pour conclure, vous êtes revenu à Parsifal l'an passé et allez créer la nouvelle production du Staatsoper de Vienne en avril ?

SB : Lorsque j'ai commencé avec Wagner, j'ai commencé par Parsifal, et finalement avec notre discussion sur la Pathétique, je me rends compte que je commence souvent par la fin. Après Florence en 1997, je l'ai dirigé au Châtelet dans la même production, puis je l'ai joué en répertoire à Dresde lorsque j'étais directeur musical de la Semperoper. Ensuite, j'ai vraiment laissé cet opéra de côté, pour aborder d'autres ouvrages de Wagner, dont Tristan pour l'Opéra de Paris.

Dernièrement, j'ai souhaité y revenir, et nous l'avons planifié à Madrid avec Gerard Mortier quelques temps avant sa mort, en voulant reprendre la mise en scène de l'Osterfestspiele de Salzburg, celle de Michael Schulz créée par Christian Thielemann en 2013 dont le DVD existe chez Deutsche Grammophon. Mais lorsqu'elle a été créée, Mortier a tellement détesté qu'il ne l'a pas reprise, tout comme Serge Dorny alors à Dresde l'a refusé pour la Semperoper. Puis lorsque Gerard Mortier est décédé, Joan Matabosch du Liceu est arrivé, et nous avons validé de ne pas reprendre cette production mais plutôt la dernière de Barcelone, celle de Claus Guth. Maintenant, j'arrive à Vienne avec un nouveau projet, une nouvelle mise en scène d'Alvis Hermanis et la prise de rôle de Nina Stemme pour sa première Kundry. Cela risque d'être intéressant !

Crédits photographiques : © Sheila Rock – Semyon at BBC Proms, 2013 © Chris Christodoulou

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