Rencontre avec Jean-Claude Casadesus, chef d’orchestre au long cours
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Après 40 années à l'Orchestre National de Lille, Jean-Claude Casadesus a décidé de donner les clés de sa formation au jeune Alexandre Bloch lors d'une série de concerts de passation. L'occasion pour nous de revenir sur un long parcours commencé à l'opéra et au Domaine Musical, mais aussi de parler d'avenir.
« La liberté dont j'ai joui venait du peu de confiance que l'on accordait à mon futur. »
ResMusica : Après 40 ans passés à Lille, quel bilan pouvez-vous faire ?
Jean-Claude Casadesus : La première idée qui me vient à l'esprit est le bonheur de la liberté dont j'ai joui, qui venait du peu de confiance que l'on accordait à mon futur. Je me suis retrouvé face à un vide qu'il fallait remplir et cela a été une épopée magnifique, car on a construit étape par étape une vie musicale dans une région de quatre millions d'habitants qui n'en avait pas. C'était la région la plus jeune de France, elle avait donné beaucoup sur le plan de l'économie, de l'acier, du charbon, du textile, mais n'avait pas eu l'occasion de se pencher sur sa culture.
Un jour un chauffeur de taxi qui m'emmenait à l'opéra m'a dit « Ca, ce n'est pas pour nous ! ». Et je me suis juré que si : c'était pour tous ! Nous sommes donc partis de rien et au premier concert, il y avait cinquante-sept musiciens sur scène et cinquante et un auditeurs dans la salle. Puis les scepticismes se sont peu à peu transformés et nous avons avancé.
RM : Comment avez-vous fait pour toucher tous les publics ?
JCC : J'ai souhaité apporter la musique partout où elle pouvait être reçue. Pour avoir été raillé il y a une vingtaine d'années quand on disait « Casadesus c'est celui qui joue dans les usines et dans les prisons », sous-entendu ‘'Circulez, il n'y a rien à voir !'', je pense que nous avons ouvert une voie. Nous sommes aussi parmi les premiers à avoir cultivé la transversalité, en ouvrant à des artistes comme Youssou N'Dour, Jacques Higelin, Melody Bongo, afin de proposer la musique classique à un autre public. Ce que nous avons construit, avec l'aide de Pierre Mauroy au début, a été marqueur d'une époque et a participé, à mon avis, à la dynamique ayant conduit par la suite à l'édification d'un grand nombre d'entreprises culturelles, comme le Louvre Lens ou certaines scènes nationales.
Enfin, ma fierté est d'avoir essayé de transmettre la musique et les valeurs de respect et d'humanité qui lui sont associées. Au bilan, on part de rien et on a une salle magnifique, un public fourni et différencié, des programmes éducatifs, etc…
RM : N'avez-vous pas pris un risque à rester aussi longtemps dans une seule ville avec la même formation ?
JCC : Très certainement. J'ai voulu construire et pour cela j'avais besoin de temps. J'ai refusé à une époque la direction de l'Opéra de Lille et même d'autres postes à Paris et à l'étranger car je ne voulais pas prendre le risque que cela remette en question la fondation de l'orchestre symphonique. Il y avait une nécessité à mettre des piliers de résistance afin que l'orchestre ait de bonnes fondations. Tout cela s'est donc fait petit à petit. Puis j'ai décidé il y a deux ans, afin de pérenniser l'entreprise, de transmettre moi aussi la direction, donc nous avons engagé un directeur général et un directeur musical.
RM : Quels ont été vos combats et orientations sur le répertoire joué pendant quarante ans, à Lille et ailleurs ?
JCC : Musicalement j'avais deux pôles à défendre. Le premier était la musique française, qui est l'une des plus belles et l'une des plus difficiles à jouer, le second d'ouvrir à la Mitteleuropa pour montrer qu'un orchestre français pouvait tout jouer.
Notre premier enregistrement a été la Symphonie n° 1 d'Henri Dutilleux, pour laquelle nous avons eu un Grand Prix du Disque. Et puis j'avais le besoin de construire un son, ce que chaque interprète a en lui, et cela passait pour moi par la clarté, la limpidité, le « rien de trop » pour citer Gide. Karl Böhm m'avait dit un jour à l'Opéra de Paris après Elektra, « Vous les Français, quand vous voulez vous êtes les meilleurs pour jouer votre musique, qui conduit aux abysses de la profondeur, sans la lourdeur ».
Ne voulant pas non plus être catalogué seulement « musique française », j'ai plongé dès que j'ai pu dans l'Allemagne et l'Europe de l'Est, avec Mahler, dont on a enregistré les 1ère, 2e, 4e et 5e pour Forlane et les Lieder avec José van Dam, et dont nous sortons un nouvel enregistrement de la Résurrection. Également Wagner et la musique russe avec Prokofiev, Moussorgski et Tchaïkovski, et pour l'équilibre au début, Mozart et Haydn.
« Revenir à la tonalité comme une réaction, cela va avec un courant actuel comme le retour à la pudeur. »
RM : On vous voit maintenant surtout comme un chef symphonique, pourtant vous avez beaucoup dirigé à l'opéra ?
JCC : J'ai débuté dans l'opéra et j'adore cet art, mais le temps de travail puis de présence pour préparer un opéra est très long, donc quand vous avez un orchestre symphonique à côté, cela est plus compliqué. En plus, à force de jouer du symphonique on devient catalogué, donc on ne m'a plus forcément proposé d'opéra.
Je ne suis pas boulimique, du coup à une époque j'ai pensé qu'il fallait que je me consacre à une chose principale et suis resté concentré sur un objectif. J'ai besoin de travailler beaucoup, de me poser beaucoup de questions et de réfléchir à ma présence sur l'échiquier artistique ; cela passe par une remise en cause intérieure, qui à une période correspondait moins à ce que je pouvais donner à l'opéra qu'au concert.
RM : Vous avez commencé dix ans sous la direction de Pierre Boulez, quels ont été vos choix dans le répertoire contemporain ensuite ?
JCC : Je pense que nous avons été les premiers à avoir des compositeurs en résidence, comme Mantovani, maintenant directeur du conservatoire de Paris, ou en ce moment Héctor Parra. Ensuite, pour faire simple, un créateur est celui qui a résolu des problèmes posés par ses prédécesseurs et qui en a posé pour ses suiveurs en inventant quelque chose de nouveau. Aujourd'hui, nous avons tous les paramètres pour inventer. La tonalité, l'atonalité, l'informatique, etc…
Ce qui compte est d'abord que ce soit une nécessité d'écrire pour le compositeur, ce qui n'est pas toujours le cas. Très souvent, les créateurs sont à l'heure et le public est en retard. Il y a donc ceux qui veulent flatter le public et ceux qui écrivent parce qu'ils ont une vision de ce qui est la concrétisation d'une idée dans une époque. Mais l'émotion peut venir de structures très diverses, parfaitement atonale notamment. Revenir à la tonalité comme une réaction, cela va avec un courant actuel comme le retour à la pudeur, au style du siècle précédent, et si c'est un dogme, alors il est dangereux. Lorsque j'ai été élu président de Musique Nouvelle en liberté, il n'y avait que les néo-tonaux sous la coupe de Landowski : la musique conservatrice et le rejet de Boulez. J'ai donc ouvert car les paramètres à notre disposition actuellement doivent nous aider à ouvrir les espaces et non à les refermer et à revenir en arrière.
RM : Quittons le passé pour parler d'avenir, quels sont vos projets ?
JCC : Maintenant, je vais là où on a envie de m'avoir, je travaille beaucoup avec les jeunes parce que j'aime beaucoup cela. J'ai un fantastique souvenir de mes trois ans de directeur musical avec l'Orchestre des Jeunes Français et prochainement, j'ai un concert à la Philharmonie de Paris avec l'Orchestre du Conservatoire et la soprano Ricarda Merbeth. Saint-Pétersbourg m'invite tous les ans avec plaisir. J'aurais peut-être aimé diriger un peu plus d'opéra et à l'orchestre je n'ai pas encore attaqué Bruckner, je vais peut-être m'y mettre !