Il y a 100 ans, la création d’Ariane à Naxos de Richard Strauss
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On a l'habitude de partager schématiquement la carrière de Richard Strauss en deux parties : la première formée par le diptyque de Salomé et Elektra, incarnant jusqu'en 1908 la modernité, et la période inaugurée par le Chevalier à la rose en 1911, symbolisant un retour au XVIIIe siècle et aux opéras de caractères de Mozart. Clairement identifié comme un opéra de la deuxième période, Ariane à Naxos, dont nous fêtons cette année les 100 ans, est pourtant une œuvre inclassable car multiple et paradoxale ; une œuvre unique dans le répertoire lyrique.
Aller de l'avant par un bond en arrière
L'esthétique musicale au tournant du XIXe et du XXe siècle est celle d'un romantisme agonisant au caractère nostalgique démesuré, porté par des orchestres aux effectifs souvent pléthoriques. Comme pour beaucoup de jeunes compositeurs, trouver sa singularité et s'affranchir de la double figure tutélaire de Wagner et de Brahms était le principal objectif poursuivi par Richard Strauss. Après les scandales que furent Salomé et Elektra, il trouva la solution la plus inattendue qui soit en effectuant avec Le Chevalier à la rose (1911) la plus extraordinaire volte-face de l'histoire de la musique en reprenant la tradition viennoise de l'opéra de caractère que Mozart avait porté à un degré de perfection inégalé avec Les noces de Figaro.
Dépasser le maitre et avancer en faisant un grand bond en arrière ! Indiscutablement, Ariane à Naxos, dont nous fêtons cette année le centième anniversaire, s'inscrit dans cette quête.
A l'origine, l'œuvre ne devait être qu'une œuvre de transition, « une petite chose avec Molière » comme l'appelait Hugo von Hofmannsthal dans sa correspondance avec Richard Strauss. En effet, Ariane à Naxos a d'abord été conçu comme une comédie-ballet d'une trentaine de minutes devant remplacer le ballet turc qui clôt Le bourgeois gentilhomme de Molière. Dès le départ, Strauss et Hofmannsthal eurent l'idée de faire renaître l'opéra de cour tel qu'on le connaissait au XVIIIe siècle. Dès le départ également, la figure du bourgeois ignorant demandait la coexistence incompatible de l'opéra seria, représentée par la détresse d'Ariane, et de l'opéra buffa, représenté par le personnage de Zerbinetta et issu de la Commedia dell'arte. La première de ce qu'il est convenu d'appeler Ariane I eut lieu le 25 octobre 1912. Les spectateurs furent déroutés par la réunion insolite d'une pièce de Molière, adaptée par Hofmannsthal, avec un opéra et ces premières représentations ne furent donc pas un succès.
Un inventaire de la culture classique
Face à cet échec, les deux artistes décidèrent de faire d'Ariane un opéra à part entière et modifièrent leur projet, aboutissant à un format unique d'opéra dans l'opéra.
La version définitive, créée le 4 octobre 1916, remplaça la pièce de Molière par un prologue, description réaliste de la création d'un opéra pour un riche mécène viennois. Pour permettre le tir du feu d'artifice à 9 heures précises, ce dernier ordonne la représentation simultanée de l'opéra seria Ariane à Naxos et de l'opéra buffa d'une troupe italienne. D'abord choqué et scandalisé de voir ainsi son travail piétiné, le jeune compositeur se fera une raison à l'écoute des charmes de la vedette italienne Zerbinetta.
Au-delà du cynisme affiché, montrant les querelles entre le ténor et la soprano et l'aliénation des artistes aux puissances de l'argent, la partition du prologue est d'une étonnante modernité notamment dans l'utilisation de la « conversation en musique » que Richard Strauss utilisera 25 années plus tard pour son dernier opéra Capriccio en 1942.
La mise en abyme que propose l'opéra en lui-même permet à Richard Strauss d'exceller dans l'art du pastiche néo-classique. L'œuvre qui en résulte apparaît dans un premier temps comme une brillante synthèse des traditions esthétiques et musicales classiques, une forme d'inventaire d'une civilisation disparue. Rompant avec la mélodie infinie héritée de Wagner, Strauss adopte un effectif orchestral plus réduit et revient à la distinction entre aria et récitatifs qui prévalaient dans l'opéra baroque dont l'action était divisée en une succession de scènes.
Le livret confronte la fidélité tragique d'Ariane, abandonnée par Thésée sur l'île de Naxos, au papillonnage effréné de Zerbinetta. Ce mélange de tragédie et de comédie s'inscrit dans l'héritage du Dramma giocoso du XVIIe siècle, basé sur l'interruption d'un genre par l'autre. Ici, le drame que vit Ariane est perturbé par Zerbinetta et ses acolytes (Arlequin, Scaramouche etc…), tout droit sortis de la tradition de la commedia dell'arte, genre populaire en Italie au XVIIIe siècle où des acteurs masqués improvisaient des comédies marquées par la naïveté et la ruse. Leur rôle ici ? Dynamiter la dépression narcissique de l'héroïne antique, jugée ennuyeuse dès le prologue. Le but ? Ne pas faire sombrer l'assistance dans un coma préjudiciable aux éventuelles prochaines commandes du mécène roi. Le livret est donc régi par le principe de l'opposition et aurait donc dû obéir aux exigences de simplicité et de distanciation du divertissement bourgeois.
Pourtant, la simplicité est-elle ce qui caractérise le plus l'œuvre que nous connaissons aujourd'hui ?
Romantisme quand tu nous tiens !
Le traitement impersonnel des personnages qu'impose le genre du dramma giocoso n'est ici pas du tout respecté tant Hugo von Hofmannsthal semble s'attacher à la signification du mythe antique, centrée autour du thème de la métamorphose. L'œuvre apparaît bien comme un parcours initiatique pour les protagonistes. Ainsi, le compositeur et Ariane changent au contact de la réaliste Zerbinetta et Bacchus gagné par l'amour, s'exclame : « Maintenant, je suis autre que celui que j'étais ».
Comme il le dira lui-même dans une de ses lettres à Strauss, Ariane n'est pas une « figurine de plâtre ». Alors qu'à l'origine Ariane et Zerbinetta ne devaient être que de pures allégories, l'écriture psychologique des personnages et les mots d'Hofmannsthal donnent une valeur morale à leur opposition qui devient également musicale.
Même si le style parodique lui est dévolu, Zerbinetta, par son ironie grinçante et édifiante à l'égard des héros, n'est plus la ravissante idiote prévue au départ mais rappelle davantage le caractère ingénue de certaines héroïnes mozartiennes. Musicalement, Strauss a souhaité une soprano colorature capable d'évoquer la virtuosité étourdissante des divas baroques, ce qui est fait avec son grand monologue sur l'infidélité, pas si heureuse que cela à y regarder de plus près.
La partie musicale d'Ariane est diamétralement opposée. Malgré la volonté évidente des deux artistes de s'éloigner de l'héritage wagnérien, l'abandon du simple pastiche par Hofmannsthal oriente Strauss vers un romantisme qu'il avait abandonné dans le chevalier à la rose. L'orchestre sonne plus ample pour envelopper la voix de l'héroïne qui se déploie dans des moirures dont seul Richard Strauss a le secret. Ariane devient une figure wagnérienne à l'image d'Isolde ou Brunhilde et les apparitions de Naïade/Dryade et Echo sonnent comme une résurgence des filles du Rhin. L'utilisation du leitmotiv et l'architecture écrasante du grand duo d'amour final entre Ariane et Bacchus, où au symbolisme des mots répond la musique monumentale et luxuriante de Strauss, finissent par évacuer l'esprit bouffe.
Dans une lettre à Strauss datée de 1924, Hugo von Hofmannsthal évoque Ariane à Naxos en l'appelant : « notre enfant préféré ». Long à accoucher, cet enfant n'est pas l'exercice de style imaginé au départ, censé liquider définitivement l'héritage wagnérien. Évoluant entre pastiche et modernité, gravité et gaieté, jeu et réalité, il est en revanche une synthèse unique de la culture classique dans le paysage musical du début du XXe siècle. En 1919, Paul Valéry écrivit sa célèbre phrase sur la mortalité des civilisations. Dans une forme de résistance passive aux temps troublés, Richard Strauss s'emploiera toute sa vie à en ranimer les cendres. Tout deux créés en temps de guerre, Ariane à Naxos et Capriccio en sont les lumineux témoins.