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Une exposition* se tient actuellement dans la ville d'Eisenach, en Allemagne, au musée Bach de la ville (Bachhaus Eisenach), jusqu'au 6 novembre 2016. Sous le titre « Luther, Bach – und die Juden » (« Luther, Bach et les Juifs ») elle pose avec courage une question difficile : qu'en est-il du rapport de Luther aux Juifs et de son influence sur Bach et sa musique, qu'en est-il de leur supposé antisémitisme ?
ResMusica a posé cette question à Louis Pernot, qui est à la fois philosophe et théologien, pasteur de l'Église protestante unie de France, fin connaisseur de la Bible et des écrits de Luther mais aussi musicien spécialiste du luth baroque sur lequel il a donné de nombreux concerts et enregistré plusieurs disques (Dufaut, Gautier).
Il est toujours très difficile de juger quelqu'un ou ses idées en faisant abstraction du décalage de l'histoire et des idées dominantes qui étaient alors celles de l'époque de l'auteur en question.
Les écrits de Luther n'échappent pas à cette difficulté. Certes il y en a qui sont clairement antisémites et même violents, d'autres au contraire sont plutôt pour défendre les Juifs. La pensée de Luther n'était pas homogène, il était un homme bouillant capable de s'enflammer verbalement pour défendre une idée, ou un aspect d'un problème. Mais toute question étant dialectique, on peut trouver dans ses nombreux écrits des passages exprimant les choses autrement.
Quant à son antisémitisme, il semble que l'évolution de sa pensée soit allée dans le sens constant du rejet des Juifs. Mais là encore il ne faut pas calquer nos grilles de lectures, la critique de Luther envers les Juifs n'était pas dirigée contre eux en tant que race, mais plutôt envers leur religion et le fait qu'il ne croient pas en Jésus Christ.
Quoi qu'il en soit, il est difficile de savoir si l'opinion qu'exprime Luther est plus ou moins antisémite que l'opinion dominante d'alors. Il est évident qu'aucun auteur ne s'exprime d'une manière intemporelle et que tout propos doit être remis dans un contexte, et le sens même d'un propos se trouve dans ce qu'il exprime de différent par rapport à l'opinion dominante d'alors.
En ce sens, les protestants ont raison de ne pas considérer Luther (ni Calvin) comme un saint, ni ses écrits comme fondateurs de leur religion. Leur autorité, c'est la Bible, et précisément, le protestantisme conçoit que l'expression de la religion doit dépendre du contexte social et culturel. Les Réformateurs ont lancé un mouvement, avec en particulier une certaine conception du rôle de l'Église, en renvoyant le fidèle à l'Écriture et ce qu'ils ont écrit n'est en aucun cas un fondement de foi. Ainsi Luther peut-il être un grand Réformateur même s'il a écrit des choses auxquelles les protestants d'aujourd'hui n'adhéreraient pas, de même que les calvinistes ne se sentent obligés ni de croire à la double prédestination que professait Calvin, ni de le défendre d'avoir été favorable au fait de brûler Michel Servet pour hérésie.
L'œuvre de Bach intervient d'une manière délicate dans cette question. On l'écoute en effet comme une œuvre qui nous rejoint directement, et non pas comme une sorte de vestige historique dont nous serions éloignés. Et comme il se trouve des paroles dans certaines de ses œuvres, ces paroles viennent nous rejoindre directement comme si elles étaient contemporaines. Or évidemment que là aussi il faut les replacer dans leur contexte. Bach était un croyant, mais il croyait à sa manière avec le piétisme de son époque et on ne peut, bien sûr, entendre les textes de ses œuvres religieuses comme si elles étaient écrites pour nous. Certains textes peuvent nous toucher, mais il y a à prendre et à laisser.
Quant au problème de la relation aux Juifs, il ne semble pas que Bach se soit inspiré des écrits antisémites de Luther pour abonder dans ce sens. Les Passions en particulier ne font rien d'autre que de citer le texte de l'Évangile, et ne vont pas au-delà de ce que l'on enseignait dans toute église alors, en rendant les Juifs responsables de la crucifixion de Jésus. La Passion selon Matthieu, elle, va plutôt dans l'autre sens, en donnant un rôle particulièrement positif au personnage fictif de la « fille de Sion ». Quant aux propos négatifs, il faut en trouver la racine dans le texte même de l'Évangile de Jean qui fustige les « Juifs » et les accuse clairement.
Mais là encore, le texte de l'Évangile n'est pas anhistorique : il a été écrit dans un contexte particulier où les premiers chrétiens étaient persécutés par les Juifs proches du pouvoir de Jérusalem. Les exégètes contemporains disent que c'est une traduction malheureuse d'avoir rendu le mot grec « judaoï » par « juifs » dans nos traductions, alors que ceux qui se sont opposés à Jésus au point de vouloir le faire mourir étaient les habitants de la Judée : les « Judéens ». Ce ne sont donc pas tous les « Juifs » en tant que tels qui sont pointés par Jean, mais certains de ceux qui, autour de Jérusalem, étaient jaloux de leur pouvoir. Bach ignorait cela, mais nous, nous serions coupables de ne pas en tenir compte.
Photos : Affiche de l'exposition et photo André Nestler (c) Bachhaus Eisenach
*Consulter le texte de présentation de l'exposition (en allemand)
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.