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ResMusica a pu rencontrer Philippe Herreweghe, chef fondateur de l'Orchestre des Champs-Élysées, avec lequel il a remis sur le métier les symphonies de Beethoven. Dans l'abbaye aux Dames de Saintes, le 12 juillet dernier, il dirigeait les symphonies 5 et 7 avant de s'attaquer à la n° 6 d'Anton Bruckner le 16 juillet. L'occasion d'évoquer avec lui sa conception de ces deux grands symphonistes.
« L'utilité première de jouer sur des instruments anciens, c'est de redécouvrir le compositeur. »
ResMusica : Philippe Herreweghe, vous avez enregistré l'intégrale des symphonies de Beethoven avec l'Orchestre philharmonique des Flandres, vous les reprenez actuellement avec celui des Champs-Élysées avec lequel vous les dirigerez toutes au théâtre des Champs-Élysées en mars prochain. La différence entre un orchestre « moderne » et un orchestre sur instruments anciens entraine-t-elle une différence dans votre conception des œuvres?
Philippe Herreweghe : J'ai enregistré effectivement les symphonies avec l'orchestre d'Anvers, avec lequel je travaille depuis quinze ans ; lorsque j'en ai pris la direction, le niveau était relativement « standard ». Je dois dire que les progrès ont été constants en quinze ans, grâce notamment au renouvellement des musiciens, avec une équipe jeune, très internationale, très forte techniquement . Auparavant, les musiciens avaient une culture issue des pays de l'Est qui était à l'origine plutôt hostile à l'approche « ancienne », la mienne ou celle de Norrington ou Gardiner. Or, un orchestre « traditionnel » sur instruments modernes peut très bien jouer Beethoven et Schubert (ce n'est pas à moi d'en juger, mais notre n° 9 de Schubert en particulier se tient très bien) ; regardez ce qu'ont fait par exemple Zinman et la Tonhalle de Zurich. C'est plus difficile d'après moi pour Haydn où l'absence d'instruments anciens me gène vraiment. Il y a là un faux débat centré sur la façon de faire, comme si l'on jugeait une interprétation d'une pièce de Shakespeare d'après la prononciation des acteurs.
Nous sommes ici à Saintes, dont j'ai été le directeur du festival pendant vingt ans, un des hauts lieux de ce débat. Mais la seule chose vraiment intéressante, c'est le compositeur lui-même, son écriture et sa musique. L'utilité première de jouer sur des instruments anciens, c'est de redécouvrir le compositeur, quitte à ensuite jouer sur instruments modernes. Pour Beethoven et Schubert, les instruments en eux-mêmes m'importent assez peu, sauf peut-être pour les menuets dans lesquels la culture baroque apporte beaucoup. Longtemps les instrumentistes « à l'ancienne » manquaient de technique ; pour caricaturer un peu, on pourrait dire que dès que ça montait c'était faux et ça manquait de puissance expressive… Avec l'orchestre d'Anvers, j'ai travaillé en profondeur sur l'articulation, l'intonation, la notion de tempérament. Aujourd'hui l'orchestre a progressé, et rejoint le niveau de ceux de Rotterdam ou Zurich par exemple. Le travail sur l'intégrale Beethoven a été un travail fondateur. La différence avec celui des d'Anvers réside aussi dans ce que c'est un orchestre permanent, qui a des réflexes, tandis que celui des Champs-Élysées se recompose pour chaque concert, faute de moyens financiers; nous allons jouer la Symphonie n° 6 de Bruckner, or je pense qu'il n'y a qu'une personne qui la connaît dans l'orchestre… A contrario, des amis membres du Concertgebouw d'Amsterdam me confiaient qu'ils avaient le sentiment d'avoir trop joué Bruckner ou Mahler, tout comme pour moi la Passion selon saint Matthieu… Je sais où sont les points difficiles, tout comme dans Bruckner.
L'Orchestre des Champs-Élysées repose aujourd'hui majoritairement sur ses ressources propres, c'est à dire les cessions de concerts. Il reçoit une subvention à la fois de l'État (environ 25 % du budget total) et de la région Nouvelle Aquitaine (20 %). Or, ces deux aides publiques cumulées ne représentent au final qu'un dixième de la subvention perçue par un orchestre comme celui d'Anvers. Sachant qu'une journée de répétition coûte, tout compris, entre 20.000 et 35.000 euros, on mesure les limites financières auxquelles nous sommes aujourd'hui confrontés.
Idéalement, il faudrait pouvoir jouer environ dix jours par mois, mais pas plus, ce serait mon rêve… On pourrait jouer de Haydn à Debussy. Chaque projet reste alors une véritable aventure, mais on crée des réflexes suffisants. Par exemple ma femme qui est violoncelliste dans l'orchestre, lorsqu'elle a joué Pelléas avec Louis Langrée, elle a étudié ses traits, elle a lu la partition, elle a lu des textes de Debussy, elle a regardé des vidéos. C'est tout une préparation mentale. Les symphonies de Beethoven que nous venons de donner successivement à Vienne et Berlin, dans les hauts lieux de la musique, ont été très bien accueillies, ce qui est une grande satisfaction pour nous. Mais nous n'avons pas plus que trois jours de répétitions. Pour Bruckner, je suis conscient de la fragilité des choses. Mais Wand lui, a du jouer la Sixième de Bruckner autant que moi la Passion selon saint Matthieu.
RM : Donc pour vous il n'y a pas de différence d'approche fondamentale suivant l'orchestre pour Beethoven ?
PH : Non, j'essaie d'atteindre le même but, ce qui change c'est la couleur, et je préfère la couleur des instruments anciens, même pour Bruckner. Mais je ne change pas de tempo ou d'approche. Les difficultés elles sont différentes. Avec l'Orchestre des Champs-Élysées, c'est l'inexpérience du répertoire. Dans Beethoven, les cuivres sont des solistes. Dans Bruckner il faut faire bloc, comme un orgue ; il y a peu de cors naturels capables de jouer cela.
RM : Vous avez joué, une première sur instruments anciens, plusieurs symphonies de Bruckner et enregistré les 4e, 5e et 7e. Que représente ce compositeur pour vous et comment l'orchestre l'approche-t-il ?
PH : Personnellement, j'ai dirigé toutes les symphonies de Bruckner à l'exception des n ° 1 et n° 2. Mais mon rêve serait qu'on ait les moyens d'enregistrer tout Bruckner avec cet orchestre et… de faire un film sur Bruckner! Il y en a un, magnifique, sur les Mörike Lieder de Wolf avec Dietrich Henschel. Pour Beethoven, il y a déjà les très bons enregistrements de Gardiner. Ce compositeur appartient en effet à mon panthéon personnel à côté de Lassus, Gesualdo, Bach évidemment, Schumann, Brahms ou Stravinsky. Bruckner est celui que je préfère en quelque sorte. J'aime même le personnage de Bruckner. Je veux donner un témoignage sur instruments anciens.
RM : Vous avez même dirigé une réalisation du finale de la Symphonie n° 9 ; est-ce une expérience que vous aimeriez renouveler ? Bruckner avait composé ce finale, dont certaines parties sont perdues.
PH : J'avais joué la version de Benjamin-Gunnar Cohrs, mais il y a dix ans de cela. En fait, ce finale c'est comme un grand puzzle dont quelques pièces sont de Bruckner. Vous savez, je suis psychiatre à l'origine, je crois qu'il faudrait cerner la « psyche » de Bruckner ; pour moi, il était un peu autiste, ou du moins avait des traits de névrose ou d'autisme. Vous savez qu'il était fasciné par la numération. Je pense que c'était un architecte génial, avec une puissance combinatoire incroyable, une forme de génie. Malheureusement, ceux qui ont voulu achever ce finale n'ont pas la même puissance! Et cela tombe à plat ; mais regardez le finale de la Sixième, c'est génial ! Plus on étudie, plus on voit comme c'est fabuleux. C'est fascinant et émouvant. Évidemment c'est intéressant pour les auditeurs, mais je doute qu'on puisse compléter avec une qualité brucknérienne. J'ai aussi dirigé Rendering de Berio (d'après les esquisses de la Symphonie n° 10 de Schubert, NDLR) alors j'ai déjà donné en ce domaine ! Pour achever ce finale, il faudrait un Georges Benjamin, Rihm ou un autre compositeur de génie, pas un musicologue, mais Benjamin a déjà tant à faire avec ses propres œuvres.
Donc je rêve d'enregistrer dans de bonnes conditions, assez tard (mais j'ai déjà 69 ans) pour que mon expérience soit maximale, tout Bruckner ; mon grand regret est de n'avoir jamais rencontré Günter Wand, qui connaissait Bruckner par cœur et avait une expérience sans égale, et était un peu l'anti-Celibidache, que j'ai connu et qui était un « gourou ». Je crois d'ailleurs qu'il faudrait réaliser des interviews raisonnées avec les grands interprètes, cela servirait à tous les amoureux de la musique, qui d'ailleurs se trouvent peut-être moins en Europe désormais qu'en Asie du Sud-Est. J'aimerais lancer une telle initiative avec mon propre label, « Phi ». Dans le monde, on pourrait trouver dix mille personnes intéressées. En musique, il y a ce qu'on pourrait appeler la « brocanterie », les antiquités et les grands musées ; Bach ou Bruckner appartiennent à cette dernière catégorie. Si Wand n'a pas joué les messes de Bruckner, c'est peut-être que les orchestres allemands dans les années 70 et 80 étaient excellentissimes, mais les chœurs brutaux. Il faut aussi un grand chœur pour jouer Bruckner, comme celui du Collegium de Gand avec des gens sélectionnés pour leur musicalité ; les chœurs d'opéra massacrent cette musique. Mais les messes ne valent pas les symphonies car la contrainte du texte entrave le génie du compositeur. C'est comme un architecte contraint par un terrain très bizarre. Néanmoins, il faut les connaître pour bien jouer les symphonies, de la même façon qu'on ne joue bien les symphonies de Schumann que lorsqu'on a pratiqué tous ses oratorios, que Schumann considérait comme ses chefs d'œuvre. Le grand regret c'est de ne pas connaître les improvisations de Bruckner à l'orgue. Ce serait fabuleux de les avoir. Personnellement, chef de chœur et chef d'orchestre, j'aime beaucoup pouvoir jouer avec ces deux instruments. Bien jouer cette musique sur des instruments anciens, cela apporte énormément à la couleur car cela interdit la brutalité, ce que j'appelle la « nurembergisation » de la musique. Or dans les symphonies il y beaucoup plus de pianissimos que de fortissimos. Pour éviter l'aspect « fanfare », il faut maintenir cette musique comme un paysage automnal dans un certain brouillard, comme celle de Schubert. Bruckner est plus proche de Schubert que de Beethoven. La Sixième symphonie est fabuleuse, mais très difficile à défendre, parce que c'est très autrichien comme musique. D'abord réticents à jouer la Symphonie n° 6, les musiciens français l'apprécient désormais. Et je suis heureux particulièrement de la jouer dans l'abbatiale de Saintes dont l'acoustique réverbérée est idéale pour l'orchestre dans Bruckner, alors que celle du Théâtre des Champs-Élysées est trop sèche, il faut de la résonance à Bruckner. Cela me rappelle jadis lorsque j'étais étudiant à Gand, régulièrement l'orchestre du Concertgebouw venait jouer l'intégrale de Bruckner sous la baguette de Bernard Haitink dans la cathédrale Saint-Bavon.