Plus de détails
Munich. Prinzregententheater. 26-VII-2016. Munich Opera Festival. Jean-Philippe Rameau (1683-1764) : Les Indes Galantes, opéra-ballet sur un livret de Louis Fuzelier. Mise en scène et chorégraphie : Sidi Larbi Cherkaoui ; décors : Anna Viebrock ; costumes : Greta Goiris. Avec : Lisette Oropesa (Hébé, Zima) ; Goran Jurić (Bellone) ; Ana Quintans (L’Amour, Zaïre) ; Tareq Nazmi (Osman, Ali) ; Elsa Benoit (Émilie) ; Cyril Auvity (Valère, Tacmas) ; François Lis (Huascar, Alvar) ; Anna Prohaska (Phani, Fatime) ; Mathias Vidal (Carlos, Damon) ; John Moore (Adario). Balthasar-Neumann-Chor (préparé par Detlef Bratschke) ; Münchner Festspielorchester ; direction : Ivor Bolton.
À Munich, Les Indes Galantes bénéficient d'une production imparfaite avec un orchestre en grisaille, mais essentielle.
Jean-Philippe Rameau en Allemagne est encore aujourd'hui une grande rareté. Le théâtre de Nuremberg a récemment accueilli la production toulousaine des Indes Galantes qu'il avait coproduit, mais cette nouvelle production est la première exécution d'une œuvre de Rameau à Munich. On pourrait penser que les grandes tragédies lyriques seraient une meilleure introduction à Rameau que le divertissement à grand spectacle que sont Les Indes Galantes ; c'est pourtant cette œuvre que l'Opéra de Bavière montre pour quelques représentations au Prinzregententheater. Les deux nouvelles productions de ce festival de Munich sont donc françaises, ce qui est exceptionnel, mais toutes deux ont été victimes de coupures intempestives – ce qui, à vrai dire, est bien plus dommageable dans les Indes que dans La Juive en termes de qualité musicale.
La production de Laura Scozzi donnée à Toulouse et Nuremberg avait déjà voulu donner aux actes disparates qui composent Les Indes Galantes une couleur contemporaine, écolo-pacifiste, avec de belles images et beaucoup de naïveté. Ce que propose le chorégraphe belge Sidi Larbi Cherkaoui, mieux connu sans doute en France qu'en Bavière, n'a pas la même simplicité, mais dans sa grande complexité, dans sa confusion parfois, la vision du monde contemporain qu'il propose ici, faite de fragments de réalité plutôt qu'unifiée par un concept, a une force peu commune, sans comparaison avec l'aimable spectacle de Scozzi. Tant pis si le spectacle est moins fort avant l'entracte qu'après (quelle mauvaise idée de supprimer tant de danses dans les premiers actes, alors que leur intégration au propos scénique est si pertinente après l'entracte !).
Le décor d'Anna Viebrock est un de ces lieux neutres, sans charme, mais où tout peut se passer : on y fait la classe, comme c'est charmant, mais il y a des barbelés sur les hauts murs gris, et le confessionnal a tous les usages. C'est moins esthétique, certainement, que le beau dispositif qu'avait construit Rebecca Ringst pour La Juive mise en scène par Calixto Bieito, mais c'est un espace théâtral plus fort, plus dense, parce qu'écrasant, parce qu'ouvert, parce que dépassant la mesure de l'humaine nature. Les murs ne changent pas, mais il s'y passe beaucoup de choses, dans ce décor, beaucoup moins immobile qu'il n'y paraît. Et surtout, il est le cadre idéal d'une mise en scène qui, entre autres par la danse, n'a pas besoin des cadres logiques habituels de la narration.
Il ne faut jamais lire les notes d'intention des metteurs en scène, qui ne font que détourner de l'essentiel, mais on peut citer le titre de celle de Cherkaoui : « l'ailleurs est ici ». Pas d'exotisme ici, mais les petites mains invisibles de notre monde, le balai laveur servant d'accessoire expressif à la danse : comme dans le Don Giovanni mis en scène par Michael Haneke, où les petites gens avec leur masque de Mickey étaient les seuls de tout l'opéra à prendre du plaisir, Cherkaoui ouvre le regard du spectateur sur ces autres mondes du quotidien : là où les plus conservateurs des spectateurs ne verraient que misérabilisme, il faut voir la tendresse de ce regard. On pourrait faire la liste de ces mondes, des réfugiés aux personnels de service, mais Cherkaoui ne fait pas un manuel de sociologie : les composantes de cette altérité sont étroitement mêlées entre elles et avec les formes les plus emblématiques d'une certaine idée de l'ici, l'autel, le confessionnal, la vitrine de musée, l'école de papa ; le personnel de chaque acte fait même des apparitions dans les autres. Non seulement cette complexité évite au spectacle de devenir aussi bien-pensant que celui de Laura Scozzi, mais il en fait une image finalement fort adéquate de notre monde et de notre désorientation face au brouillard intellectuel qui perturbe nos habitudes de pensée. On aurait aimé sans doute un peu plus de clarté, un fil continu plus dense, mais il faut préférer cette imperfection créative à toutes les lieux communs des spectacles « bien faits ».
Le public munichois, et c'est bien heureux, accueille visiblement avec un grand intérêt le spectacle, comme le montre l'ovation qui clôt le spectacle : les danseurs, en particulier, sont fêtés, ce qui est à la fois le signe d'une adhésion à un style musical et opératique si étranger au répertoire habituel de l'Opéra de Munich et au travail de Sidi Larbi Cherkaoui. On ne l'aurait pas forcément cru à l'avance, mais les ovations sont pour ces Indes beaucoup plus enthousiastes qu'elles ne l'avaient été en début de festival pour La Juive, alors que tout, de la musique au joli travail de Bieito, était beaucoup plus proche de ce que ce public connaît déjà.
La soirée, cependant, n'est pas musicalement sur les mêmes sommets. Il y a quelques très bons chanteurs dans cette soirée, en tout premier lieu Ana Quintans, qui possède à la fois le sens du style et une excellente diction, expressive et idiomatique – on n'en dira pas de même de tous les francophones de la distribution. Elsa Benoit, qui est passée par le studio lyrique de l'opéra, ou Cyril Auvity n'ont pas ce problème et sont à l'aise dans leurs rôles, tout comme Tareq Nazmi. Lisette Oropesa, remarquable Ismene (Mitridate) sur la même scène il y a quelques années, peine étrangement dans les vocalises de ses rôles, et Anna Prohaska, en difficulté en Phani, retrouve son art en Fatime, son ariette finale (« Papillons inconstants ») ayant enfin toute la légèreté nécessaire. Le chœur, lui, s'en sort bien, mais les couleurs de l'orchestre constitué ad hoc, pourtant composé largement de baroqueux aguerris, semblent couvertes d'un voile gris. Ivor Bolton, qui a tant fait pour le répertoire baroque à Munich, avec des Haendel et des Monteverdi inoubliables, n'a ni le sens de la danse, ni celui de la déclamation propres à la musique française des Lumières : la tempête du premier acte est d'une mollesse très surprenante, et l'équilibre entre les différentes voix au sein de l'orchestre réserve des surprises qui ne sont pas très bonnes. Dommage pour Rameau et pour le travail nécessaire de Cherkaoui.
Crédits photographiques : © Wilfried Hösl
Plus de détails
Munich. Prinzregententheater. 26-VII-2016. Munich Opera Festival. Jean-Philippe Rameau (1683-1764) : Les Indes Galantes, opéra-ballet sur un livret de Louis Fuzelier. Mise en scène et chorégraphie : Sidi Larbi Cherkaoui ; décors : Anna Viebrock ; costumes : Greta Goiris. Avec : Lisette Oropesa (Hébé, Zima) ; Goran Jurić (Bellone) ; Ana Quintans (L’Amour, Zaïre) ; Tareq Nazmi (Osman, Ali) ; Elsa Benoit (Émilie) ; Cyril Auvity (Valère, Tacmas) ; François Lis (Huascar, Alvar) ; Anna Prohaska (Phani, Fatime) ; Mathias Vidal (Carlos, Damon) ; John Moore (Adario). Balthasar-Neumann-Chor (préparé par Detlef Bratschke) ; Münchner Festspielorchester ; direction : Ivor Bolton.