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Abécédaire Tristan : R comme Rédemption

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Le 10 juin 1865 à Munich : Tristan et Isolde de Wagner, l’une des œuvres les plus importantes de l’histoire de la musique, est jouée pour la première fois. Un évènement que Resmusica a choisi de commémorer sous la forme d’un Abécédaire. Notre dossier : Abécédaire Tristan

 
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« Wagner n'a jamais réfléchi aussi profondément qu'à la rédemption : son opéra est l'opéra de la rédemption » (Nietzsche, Le Cas Wagner). Suivre l'évolution de la rédemption chez Wagner, c'est suivre le chemin de l'Amour dont Tristan constitue, sans nul doute, une étape des plus ardentes et des plus décisives.

800px-John_Duncan_-_Tristan_and_IsoldePourquoi la quête de la rédemption est-elle omniprésente dans le drame wagnérien au point de constituer un véritable leitmotiv retrouvé dans tous ses opéras depuis le Vaisseau fantôme jusqu'à Parsifal ? Elle s'exerce par l'intermédiaire de l'Amour, dont l'expression variera tout au long de l'œuvre : de l'amour chaste de Senta à la passion de Tristan et Isolde pour s'achever dans la compassion de Parsifal, retraçant le parcours de l'Éros à l'Agapé, en passant par la Philia exprimée dans la figure du roi Marke.

Les origines de la Rédemption

La notion de rédemption chez Wagner doit être prise dans le sens moral, c'est-à-dire qu'elle présuppose une faute originelle : la question de la paternité pourrait constituer cette faute originelle et impliquer la nécessité d'un rachat toujours présent sous différentes formes dans les opéras de Wagner. Trois étiologies principales à cette quête permanente de rédemption peuvent être avancées.

Si la question des origines juives de Wagner (par l'intermédiaire de Ludwig Geyer), affirmées par Nietzsche, n'est plus crédible aujourd'hui, la quête de l'identité paternelle, dont on peut toujours se poser la question de la réalité factuelle, semble avoir été une préoccupation maintes fois affirmée dans les opéras wagnériens. Wagner ne parvenait pas à se rassurer quant au problème de la paternité. Le doute enfoui dans son inconscient réapparaît dans toute son œuvre : c'est la question de Siegfried : « comment était mon père ? ». Dans tous les drames musicaux se pose la question du père : Walther Von Stolzing, Parsifal, Tristan, Siegfried, Siegmund, n'ont pas connu leur père. Cette question maintes fois posée reste sans réponse, aboutissant à une profonde détresse existentielle dont Wagner ne pouvait se libérer que par la quête rédemptrice.

Pour d'autres auteurs, la rédemption chez l'auteur de Tristan aurait une origine plus sociologique et moins psychanalytique, en trouvant ses fondements dans une influence maçonnique familiale et historique. Wagner n'a jamais été initié bien qu'il ait, semble-il, demandé son initiation à la loge « Eleusis » de Bayreuth en 1872. Celle-ci lui aurait été refusée pour des raisons politiques… Quoiqu'il en soit, son père Friedrich, son beau-père Ludwig Geyer, et son beau-frère Oswald Marbach, ainsi que , père de Cosima, étaient des Maçons avérés, expliquant que la Franc-maçonnerie ait pu avoir une certaine influence sur l'œuvre wagnérienne et en fournir une clé de lecture… Il est possible que Wagner ait été attiré par la spiritualité maçonnique, assimilant quête initiatique et quête rédemptrice dans son double désir de création d'une humanité libre et supérieure, et de la révélation d'un monde transcendant. Il est certain que Wagner connaissait, du moins en partie le contenu des rituels maçonniques. Lors de son passage à Magdebourg en 1834, la loge de la ville, où avait été initié Ludwig Geyer en 1804, jouait un grand rôle dans la vie musicale et l'organisation de concerts. Wagner assistait à ces concerts puisqu'on retrouve dans les archives de la loge trace de la vente de billet à son nom.

Enfin, la philosophie, par le biais de Schopenhauer, pourrait peut-être expliquer la permanence de cette quête rédemptrice. Le pessimisme et le caractère illusoire du monde de la représentation ne trouve une échappatoire que dans la musique qui est une présence directement manifestée par la consonance faisant coïncider la Volonté et la représentation, d'où son pouvoir unique de libération. Attardons nous un peu autour de cette notion de rédemption vers laquelle convergeront simultanément, pour un moment au moins, les pensées de Schopenhauer, Wagner et Nietzsche. Nietzsche a connu l'œuvre de Schopenhauer à Leipzig en 1865. Il avait alors 21 ans lorsqu'il tomba par hasard, dans une librairie, sur une édition du Monde comme Volonté et comme représentation. Il y trouva immédiatement les échos de sa propre pensée. Wagner, quant à lui, entra en contact avec l'œuvre de Schopenhauer en 1854, par l'intermédiaire de son ami Herwegh. En une année, il ne le lut pas moins de quatre fois. L'absurdité de l'existence, le mépris de l'humanité moyenne et surtout la rédemption par un art désintéressé comme la musique : autant de thèmes chers à Wagner autour desquels Wagner et Nietzsche se retrouveront pendant un temps. Leur première rencontre date de 1868. Nietzsche s'éloignera bientôt de son maître Schopenhauer lui reprochant ses tendances nihilistes, pour développer sa propre vérité vers les puissantes affirmations du « vouloir vivre » et les formes les plus exubérantes de la vie dans la liberté retrouvée. Quant à Nietzsche et Wagner, on sait ce qu'il adviendra de leur relation… Cependant l'étiologie de la rédemption, chez Wagner, n'est probablement pas univoque…

La rédemption dans Tristan und Isolde, le chemin de l'amour

La composition de Tristan und Isolde, qui obligera Wagner à interrompre celle de Siegfried, résulte de la conjonction de plusieurs faits marquants comme la liaison (semble-t-il platonique) du compositeur avec Mathilde Wesendonck (1857), la lecture de Schopenhauer (1854) ou encore la connaissance de la version du mythe établie par Gottfried von Strasbourg (1210) à partir de sa version « courtoise » due à Thomas d'Angleterre (1175) faisant l'apologie de l'amour comme valeur suprême, au mépris des contingences sociales ou religieuses. C'est à partir de cette base littéraire médiévale, en faisant des coupes drastiques, que Wagner établit son livret centré sur les figures d'Isolde, de Tristan, de Marke, de Kurvenal et de Brangäne.

Dans sa conception de l'amour tristanesque, Wagner combine, avec adresse, les idées de Platon : l'amour envisagé comme le désir de recouvrer la perfection et l'unité ; de Feuerbach dans l'Essence du Christianisme : par l'amour l'homme et la femme se complètent…et représentent l'être humain parfait ; de Goethe dans les Affinités électives : alors, il n'y avait plus deux êtres humains, mais un seul au contentement absolu et inconscient de lui-même et du monde ; Novalis dans les Hymnes à la nuit : Triade Nuit, amour et mort ; sans oublier certains préceptes bouddhistes dont le compositeur eut connaissance à travers Eugène Burnouf (Introduction à l'histoire du buddhisme indien) ou encore Calderon par sa conception de l'honneur tragique.

Tout au long de l'œuvre opératique wagnérienne, la figure de la rédemption évolue en prenant une consistance différente : depuis le sacrifice de Senta, l'amour chaste d'Elisabeth, l'amour sans nom et sans possession d'Elsa, l'amour prisonnier de la divinité de Lohengrin jusqu'à Tristan et Isolde, où Wagner atteint le sommet de la passion romantique.

Aborder la question de la rédemption dans Tristan, revient, nous l'avons vu, à se poser la question de l'amour, et de sa vertu rédemptrice dans le contexte du romantisme allemand qui est celui de Wagner. Tout le génie wagnérien réside dans la conjonction entre le fond du drame (métaphysique d'Éros) et les moyens musicaux permettant d'en rendre compte (mélodie continue, leitmotiv, chromatismes et dissonances). La musique y apparaît alors comme le médium idéal, point de rencontre de la consonance schopenhauerienne, du dionysiaque nietzschéen, comme des tensions et conciliations entre Éros et Thanatos chères à Denis de Rougemont (L'Amour et l'Occident). Tristan est le symbole de la douleur d'être au monde, source à la fois de désir et d'insatisfaction, d'où le souhait de surmonter cette individuation en se dissolvant dans le Grand Tout Cosmique. Dès lors seule la quête rédemptrice, symbolisée par Isolde, permet d'échapper à cette individuation en retrouvant l'extase de l'unité originelle retrouvée où Éros et Thanatos ne s'opposent plus. Seule la mort est capable d'ouvrir la voie à l'éternité à laquelle Éros aspire. Le lieu idéal de cette fusion orgastique est le domaine de la nuit, celui de la triade nuit-amour-mort évoqué par Novalis dans les Hymnes à la nuit : la mort est intensément désirée car elle seule ouvre l'accès à cet empire merveilleux de la nuit, où tout devient possible. Les amants se sont affranchis de l'illusion du jour, du monde social, phénoménal et pluriel, ils aspirent à l'éternel sommeil de la mort où ils resteront à jamais unis. L'amour de Tristan et Isolde est immortel, ce qui succombe à la mort, ce sont justement les obstacles qui les empêchent de s'aimer sans fin. Au cœur de la nuit, Tristan et Isolde effectueront le retour à l'unité : une seule âme, une seule pensée. L'amour a réalisé son but : l'unique et définitive rédemption.

Rédemption grâce à l'amour : l'amour mû par l'incomplétude, mais qui ne trouve son accomplissement que dans la complétude, ce paradoxe explique sa position intermédiaire entre le mortel et l'immortel, entre l'humain et le divin et c'est précisément cette position ambiguë de médiateur qui lui confère sa fonction rédemptrice.

Wagner ne pouvait décemment pas s'en tenir à cette attitude d'un infini pessimisme. Obligé de sortir de cette nuit funèbre, il envisagera bientôt d'autres figures dépassant celle des héros de la passion (Tristan et Isolde) pour aboutir, à la fin du voyage, au héros du renoncement et de la compassion, tous deux réunis dans la figure de Parsifal, achevant ainsi le douloureux chemin de l'Éros à l'Agapé.

Image libre de droit : Tristan & Isolde, tableau de John Duncan, 1912.

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