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L’histoire de Faust est une très vieille histoire : le personnage historique de ce nom a vécu au début du XVIe siècle, comme d’assez nombreuses sources l’attestent ; sa légende trouve une première forme écrite sous la forme d’un livret de colportage imprimé en 1587 et largement diffusé dans les décennies qui suivent.

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Il faudra encore un bon moment avant que ce sujet scabreux (alchimie !) et fort peu conforme au goût aristocratique paraisse sur une scène d’opéra, et Johann Ignaz Walter, qui en écrit la première version musicale en 1797, ne sait pas que l’auteur du célèbre Werther a commencé à s’intéresser à cette vieille histoire. Ce n’est en effet qu’en 1808 que Goethe confie le résultat de trois décennies de travail aux presses d’imprimerie, ouvrant la voie à un véritablement déferlement musical de Faust de toute nature qui dure encore aujourd’hui – au XXe siècle, Philippe Fénelon et Pascal Dusapin s’y sont déjà frotté.

Berlioz n’est pas le seul à avoir été frappé par la parution de la version de Goethe, et il n’est pas non plus le seul à avoir reculé devant la tentation d’en faire un opéra : pendant les années 1840, Schumann travaille sur une sélection de scènes, Liszt songe à une symphonie (qui ne sera achevée qu’en 1854), tandis que le jeune Wagner se contente d’une ouverture symphonique. Le résultat des réflexions de Berlioz prend la forme d’une sorte d’oratorio, créé à l’Opéra-Comique à Paris en 1846 : c’est un échec total, par absence de public beaucoup plus que par son hostilité d’ailleurs. La déception de Berlioz est particulièrement cruelle : non seulement il voit s’envoler l’une de ses meilleures chances d’accéder à la gloire qu’il convoite, mais il se trouve également, très prosaïquement, ruiné.

« Un des incidents remarquables de ma vie »

Le très littéraire Berlioz présente dans ses mémoires la lecture du Faust de Goethe traduit par Gérard de Nerval comme « un des incidents remarquables de ma vie ». La traduction paraît en 1827, Berlioz s’empresse de mettre en musique une sélection de « quelques fragments versifiés, chansons, hymnes, etc. », Chanson du rat, romance de Marguerite et autres morceaux de bravoure. Et comme il en est fier (ça ne durera pas), il fait imprimer en 1829 cette œuvre ambitieuse qui devient ainsi son opus 1, Huit scènes de Faust, une œuvre que Berlioz qualifiera ensuite de « fort mal écrite ». Elle n’a, il est vrai, pas pu se faire une place dans nos salles de concert ; le disque, du moins, permet de s’en faire une idée : une bonne partie de la musique est commune avec La Damnation de Faust, et il faut bien admettre que cette œuvre première ne garde guère qu’un intérêt documentaire. La Damnation de Faust est écrite une quinzaine d’années plus tard, sur un livret composé en bonne partie par Berlioz lui-même, et pour le reste confié à un obscur jeune littérateur, Almire Gandonnière, à qui ce travail n’apportera pas plus le succès que toutes ses autres tentatives littéraires.

Une soprano, un ténor et entre eux deux un baryton

Comme Gounod quelques années plus tard, Berlioz choisit de s’en tenir au premier Faust de Goethe, du pacte avec Méphistophélès jusqu’à la mort de Marguerite : c’est loin d’être la seule voie possible, comme le montrera au début du XXe siècle l’opéra inachevé de Ferruccio Busoni, qui ne s’appuie que lointainement sur Goethe mais est sans doute la version musicale la plus conforme au projet titanesque de la double tragédie de Goethe. Par ce choix, et plus encore par le style littéraire et musical de sa création, Berlioz s’écarte sans hésitation de l’esprit de l’œuvre de Goethe : on y perd beaucoup de l’humour et de l’inspiration fantasque et populaire de Goethe, on y perd l’ample dessein métaphysique du poète allemand, pour une veine beaucoup plus introspective, beaucoup plus romantique, et d’un romantisme qui n’est plus celui des aspirations idéales, que Goethe avait connu et, pour l’essentiel, détesté. La réduction du mythe à l’épisode de Marguerite a cependant le mérite ambigu de rapprocher Faust de ce que le spectateur d’opéra d’hier, et même souvent d’aujourd’hui, attend au premier chef d’un opéra, une soprano, un ténor et entre eux deux un baryton, comme dans Lucia di Lammermoor. Mais contrairement à Gounod, qui va jusqu’au bout de cette assimilation, Berlioz réussit dans ce cadre narratif contraint à saisir ce qui fait pour Goethe l’importance de l’épisode de Marguerite, ce que Faust cherche et croit trouver en elle.

« Mon grand opéra de Faust, auquel je travaille avec fureur »

La Damnation de Faust n’est pas un opéra, et même beaucoup moins que d’autres œuvres de concert qui ont conquis ces dernières décennies les scènes lyriques : dans les oratorios de Haendel qu’on choisit pour la scène, Hercule, Sémélé, Theodora, il y a une action continue, des personnages clairement dessinés à défaut d’être pourvus d’une épaisseur psychologique ; dans l’œuvre de Berlioz, même si lui-même parle à l’occasion dans sa correspondance de « mon grand opéra de Faust, auquel je travaille avec fureur » (mars 1846), il y a bien des personnages (quatre rôles chantés), mais il n’y a pas beaucoup plus de continuité dramatique que dans Roméo et Juliette, sa « symphonie avec chœurs », où c’est l’orchestre seul qui prend en charge toutes les passions du drame de Shakespeare. Il y a certes beaucoup moins de place pour l’orchestre pur dans La Damnation, et le morceau de bravoure de l’œuvre, la célèbre Marche Hongroise, est très éloignée des ambitions expressives de la Scène d’amour des amants de Vérone ; mais d’une part Berlioz accorde une place dominante aux « morceaux clos », chœur liturgique du début, chansons de Brander, de Marguerite et de Méphisto, au détriment des dialogues qui feraient avancer l’action (c’est un peu l’héritage des Huit scènes) ; d’autre part, il se soucie peu de narration : Marguerite se contente de deux airs strophiques que séparent la scène de rencontre avec Faust, et toute l’histoire est dite, sans qu’il soit besoin de bijoux tentateurs, d’amoureux transis ou de voisine indiscrète comme chez Gounod.

C’est donc le chant qui domine, non pas le chant virtuose et brillant de Meyerbeer ou des Italiens volontiers soumis à l’humour acerbe de Berlioz, mais un chant beaucoup plus tourné vers la déclamation, simplicité du chant populaire de Marguerite, épanchements lyriques pour Faust, récitatifs mordants et morceaux de bravoure pour Méphisto. C’est Faust qui, dès les premières mesures, se fait le héraut de sa propre aventure intérieure, espoirs printaniers, contagion religieuse, et déception quand toutes ces stimulations extérieures s’avèrent impuissantes à faire renaître son cœur « insensible et glacé ». L’invocation de Méphistophélès inverse la perspective : ce que recrée le pacte avec ce diable très civil et très ironique, c’est la relation de Faust au monde extérieur, lui qui se trouvait en quelque sorte enfermé en lui-même se trouvant alors happé vers le vaste monde, la vulgarité du monde commun qui heurte la délicatesse de Faust, le pandémonium de Méphisto, mais surtout l’idéal amour de Marguerite. La scène où Marguerite, seule dans sa chambre, chante la chanson du roi de Thulé est en fait une scène, disons, de voyeurisme, puisque Faust s’est caché derrière les rideaux : Marguerite est par excellence une vision plus qu’une réalité des sens – mais le drame du Faust de Berlioz est que, contrairement à la fleur bleue de Novalis, cette vision se laisse saisir… consommer… et oublier.

Ses inimitables couleurs à la fois chaleureuse et voilées

Même le second air de Marguerite, « D’amour l’ardente flamme », avec son délicat solo de cor anglais soutenu par les cordes, est moins le produit d’une situation dramatique que d’un fantasme artistique, comme ces portraits de jeune fille des peintres romantiques, le visage incliné, absorbées dans leurs mélancoliques pensées. Berlioz a placé juste après une scène où Faust constate l’échec du rêve de bonheur qu’il avait cru trouver dans cet amour, avec un air bien plus désespéré que celui de Marguerite abandonnée. Il est sans doute permis de voir à nouveau dans ce lamento de Marguerite une vision de Faust : c’est par le filtre de la nostalgie et du sentiment d’irréparable perte qu’il voit la scène en une sorte de théâtre intérieur ; c’est ce filtre qui donne à la musique – chant comme orchestre – de cet air ses inimitables couleurs à la fois chaleureuse et voilées. On a parfois vu dans l’écriture strophique des airs de Marguerite le reflet de sa condition modeste : c’est plutôt l’image idéale, pure et ordonnée, d’un monde auquel les airs rhapsodiques de Faust sont étrangers.

C’est que La Damnation est aussi une allégorie de la création, et peu importe, en quelque sorte, que son Faust soit damné à la fin de l’œuvre, contrairement à celui de Goethe. Ce qui compte, c’est que Marguerite, elle, est sauvée : c’est l’incarnation d’un idéal romantique auquel Berlioz est on ne peut plus sensible, celui de la création qui survit à son créateur. Méphisto, lui, incarne la part démoniaque de l’inspiration créatrice, part nécessaire de la production artistique – si Méphisto parle de « mon Faust bien-aimé », ce n’est pas que la tromperie du Malin, c’est aussi, et pour Berlioz surtout, la relation exclusive entre l’idée créatrice et l’artiste qu’elle inspire. La scène où Méphisto conjure ses follets pour « chanter à cette belle une chanson morale/ Pour la perdre plus sûrement » incarne à merveille cette fusion des deux influences contradictoires sur l’âme de l’artiste pris entre le diable et l’amour : Faust parle chez Goethe à plusieurs occasions de ses « deux âmes », et même si Berlioz s’est donné toute liberté par rapport à cet illustre modèle, cette dualité intérieure du héros a sans doute compté dans l’identification qu’il opère.

Même si Berlioz n’a finalement pas choisi la solution du théâtre pour sa version de Faust, La Damnation n’a pas cessé depuis plusieurs décennies d’occuper les scènes d’opéra, et à très juste titre : à l’Opéra de Paris, l’œuvre est mise en scène dès 1910 ; la version chorégraphiée par Maurice Béjart en 1964, où la danse sert en quelque sorte à créer la continuité dramatique tout en soulignant la puissance émotionnelle de l’œuvre bien au-delà des convenances, est un triomphe mémorable ; depuis, c’est l’Opéra Bastille qui voit s’y enchaîner les productions, celle d’Alvis Hermannis (décembre 2015) succédant à celles de Luca Ronconi (importée de Turin en 1995) et de Robert Lepage, créée en 2001 avec Seiji Ozawa dans la fosse, et Jennifer Larmore et José van Dam sur scène. La tentation est grande dans cette œuvre de rendre visible ce que Berlioz évoque par sa musique : ballet des sylphes, course à l’abîme, apothéose de Marguerite, tout ceci a un pouvoir visuel évident, au risque pour le metteur en scène de ne faire qu’illustrer ce que la musique dit déjà. Il y a dans l’œuvre une démesure certainement gratifiante pour le génie scénique – pourquoi pas, après tout. Mais s’en contenter serait le pire faux sens qu’on puisse imaginer, si le spectacle ne place pas en son centre ce qui a si vivement saisi Berlioz à la lecture du Faust de Goethe, la puissante dimension intime de l’aventure faustienne.

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