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Le 10 juin 1865 à Munich : Tristan et Isolde de Wagner, l’une des œuvres les plus importantes de l’histoire de la musique, est jouée pour la première fois. Un évènement que Resmusica a choisi de commémorer sous la forme d’un Abécédaire. Notre dossier : Abécédaire Tristan
Le 10 juin 1865 à Munich : Tristan et Isolde de Wagner, l'une des œuvres les plus importantes de l'histoire de la musique, est jouée pour la première fois. Un événement que Resmusica a choisi de commémorer sous la forme d'un Abécédaire Tristan. Aujourd'hui, Tristan et… le gruppetto.
Le mot de gruppetto est attesté en italien à partir du XVIe siècle ; il désigne un ornement qui « s'enroule » autour de la note principale. On l'a appelé ensuite « doublé » ou « tour de gosier » en français, « turn » en anglais, mais c'est l'italien « gruppetto » qui l'emporte. Au XIXe siècle, l'ornement demeure comme élément du langage romantique. Plutôt que le signe conventionnel ~, on indique désormais la valeur et la hauteur de chaque note. De « Casta diva » (dans Norma) à la « blanche hermine » (dans les Huguenots), le gruppetto s'épanouit dans le bel canto. On le trouve aussi chez Chopin (Nocturne op. 9 n° 2), Schumann, et Liszt (Ballade n° 2).
Le gruppetto est une figure fréquente aussi chez Wagner. Son importance pour lui est ancienne et durable, depuis le thème principal de Rienzi jusqu'à Parsifal (motif de la forêt et motif dit de la « plainte du Sauveur »), en passant par le prélude de Lohengrin et par l'interlude du prologue du Crépuscule des dieux. On est au delà de l'ornement expressif, le gruppetto ayant dans maints passages une fonction structurelle.
Le gruppetto dans Tristan
Ne pouvant trouver d'Isolde suffisamment bien chantée à son goût, George Bernard Shaw, dans une critique de 1894, réclamait que l'illustre Adelina Patti sorte de sa retraite pour traiter le rôle mieux que les « wagnériennes allemandes qui sont peut-être les reines de Bayreuth, mais qui restent malgré tout incapables de chanter un gruppetto ». Celui-ci serait donc le type même des ces « petites notes » que Wagner recommandait à ses interprètes de soigner, dans une célèbre note manuscrite adressée aux chanteurs le soir de l'inauguration de Bayreuth, en 1876.
Dans Tristan, le gruppetto caractérise un leitmotiv peu utilisé, mais remarquable. Sa première apparition à la clarinette, sur les mots “Sanftes Sehnen » du duo d'amour, participe à la montée du délire final, car il accompagne la séquence de l'échange des prénoms (“Tristan du / Ich Isolde…”). Il ne réapparaît qu'à la dernière scène de l'opéra : quand Isolde pleure Tristan, quand Kurwenal meurt et enfin dans la « mort d'amour » (sur les mots « Wonne klagend ») :
Cet élément du beau chant que Wagner qualifie d'essentiel (« die Hauptsache ») doit pourtant avoir une fonction expressive, voire symbolique. Ainsi le gruppetto, suivi d'un saut dans l'aigu, porte une charge extatique évidente. Dans sa dernière apparition comme dans la première, le motif du gruppetto est d'ailleurs amené par celui du « chant de mort » (celui de « Mild und leise »). On peut voir dans cet enchaînement l'illustration symbolique de la mort d'amour vue comme une transfiguration. C'est en effet l'un des noms que l'on donne au motif du gruppetto : « la transfiguration », ou bien « l'extase » ou encore « l'apothéose ». On trouve une valeur similaire du gruppetto dans le premier des Wesendonck Lieder, « l'Ange ».
D'Élisabeth à Isolde : les soupirs de la sainte et les cris de la fée
On observe couramment une distinction entre les premiers opéras de Wagner, encore largement marqués par l'opéra romantique italien et allemand, et ses chefs-d'œuvre suivants. Proust exprime cette vue dans la Prisonnière :
« C'est ainsi que nous sommes surpris que, pendant des années, des morceaux aussi insignifiants que la Romance à l'Étoile, la Prière d'Élisabeth aient pu soulever, au concert, des amateurs fanatiques qui s'exténuaient à applaudir et à crier bis quand venait de finir ce qui pourtant n'est que fade pauvreté pour nous qui connaissons Tristan, l'Or du Rhin, les Maîtres Chanteurs. Il faut supposer que ces mélodies sans caractère contenaient déjà cependant, en quantités infinitésimales, et par cela même, peut-être, plus assimilables, quelque chose de l'originalité des chefs-d'œuvre qui rétrospectivement comptent seuls pour nous, mais que leur perfection même eût peut-être empêchés d'être compris ; elles ont pu leur préparer le chemin dans les cœurs. Toujours est-il que, si elles donnaient un pressentiment confus des beautés futures, elles laissaient celles-ci dans un inconnu complet. Il en était de même pour Vinteuil… »
Mais pour ce qui est de Tannhaüser, le rôle du gruppetto montre les limites de cette conception « finaliste ». Utilisé à l'occasion de manière ornementale par Wolfram ou par Vénus, il est surtout associé au personnage d'Élisabeth, alias sainte Élisabeth de Hongrie, duchesse de Thuringe et patronne de la Pologne et de la Lithuanie, qui inspira à Liszt un bel oratorio. Ainsi, on entend un gruppetto à plusieurs reprises dans son duo avec Tannhäuser, puis dans son intercession pour lui devant les chevaliers, et enfin dans la prière du IIIe acte citée par Proust. Or on ne peut s'empêcher de voir là un trait psychologique propre à ce personnage, unique après tout chez Wagner par son aspect catholique de vierge et martyre, une “bernanosienne”, selon le mot d'André Tubeuf. Et lorsque la clarinette basse souligne par un gruppetto l' »anéantissement dans la poussière » qu'Élisabeth appelle de ses vœux (« Lass mich in Staub vor dir vergehen »), il n'est pas interdit d'y entendre un frisson d'extase qui pourrait être l'équivalent spirituel de la transfiguration d'Isolde.
Crédit photographique : Géraldine Farrar en Élisabeth
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