Le festival Aujourd'hui Musiques affiche comme chaque année un programme passionnant où le son, acoustique et électronique, le geste et l'image se croisent et interfèrent au sein d'une foisonnante variété de spectacles.
Débuté au soir de ce vendredi noir du 13 novembre, le festival a maintenu les manifestations de ce premier week-end, donnant à ressentir, plus intensément peut-être en de telles circonstances, la force du geste artistique.
Dans l'espace du Carré, le grand écran est installé pour la projection de Berlin, symphonie d'une grande ville du cinéaste allemand Walter Ruttmann. Trois musiciens performer, sur le devant de la scène, vont mixer en direct la musique (sons enregistrés diffusés par des gramophones à pavillon) invitant le piano aux côtés des ordinateurs, Berlin, symphonie d'une grande ville est l'un des tout premiers films muets des années 20, conçu juste avant L'homme à la caméra du célèbre Dziga Vertov. Dans ces « symphonies de ville », nées sous l'influence du Futurisme italien, l'image, la vitesse de ses défilements, les gros plans, la variété de l'angle de vue sont autant d'espaces sonores, de résonance et d'illusions auditives pour les oreilles. Elles portent toutes le sceau de l'ère industrielle et de son univers bruitiste: la locomotive à vapeur est glorifiée par Ruttmann, comme la mécanisation des usines, le mouvement cinétique des machines et autres engrenages donnant à voir et à entendre une chorégraphie de gestes et une polyphonie de rythmes fascinantes. Ruttmann filme Berlin, du lever du jour au crépuscule, des rues grises et désertes du petit matin à l'effervescence de l'activité journalière, déclinée dans tous les corps de métier et strates de la société, jusqu'aux manifestations sportives de la dernière partie. Pour accompagner cette frénésie d'images, captivantes de bout en bout, le compositeur anglais Simon Fisher Turner a conçu un environnement sonore assez sobre, évitant toute illustration directe de l'image, elle-même déjà si suggestive. Ce sont les variations d'un flux sonore continu, situé dans le médium grave, qui participent du mouvement cinématographique : constituée de différentes strates sonores, cette « rumeur » est habitée de vibrations et oscillations multiples, de figures répétitives jusqu'à l'obsession qui jouent sur le registre, l'intensité et la profondeur de champ du continuum sonore. Quelques sons anecdotiques, comme ce charivari d'oiseaux qui revient à plusieurs reprises, le son d'une cloche lointaine ou de voix fugaces viennent colorer le paysage sonore sans jamais entraver le flux d'images de ce « poème sonore urbain », restitué ce soir dans sa plus éclatante beauté. (14-XI)
Le lendemain, dans la grande salle du Grenat, bondée pour la circonstance, c'est Carolyn Carlson qui investit la scène, seule devant « sa toile », avec, à jardin, le violoncelliste et compositeur Jean-Paul Dessy, concepteur de la partie musicale de ce solo. Dialogue with Rothko est, à l'origine, une lecture poétique, publiée en 2011, de la danseuse et chorégraphe américaine, s'exprimant devant la peinture de Rothko, plus précisément devant son tableau Black, Red over Black on Red. Avec la scénographie de Chrystel Zingiro et les lumières de Rémi Nicolas, Carolyn Carlson incarne littéralement la personnalité du peintre, son rapport physique à la toile, ses questionnements esthétiques et la dimension spirituelle qui émane de sa peinture.
Ainsi, est-ce la création plastique de Carlson, et non l'univers pictural de Rothko, qui apparaît sur le tableau en train de se faire. Le violoncelle est relayé par une bande-son d'où proviennent, à plusieurs reprises, les voix de la danseuse et celle de Rothko. « L'art doit toujours être dans un état de flux » rappelait cet artiste tourmenté qui se suicida en 1970. La chorégraphie expressive autant qu'épurée que Carlson élabore avec les conseils du metteur en scène Yoshi Oïda, se concentre sur le mouvement et la flexibilité du corps et des bras de la danseuse qui habite l'espace. La musique ritualisante de Jean-Paul Dessy fait tourner à l'envi des figures d'arpèges au violoncelle et contribue à l'immersion de l'écoute dans un espace-temps toujours très étiré. Avec une pièce d'étoffe qui constitue son seul attribut, l'immense Carolyn Carlson, d'une agilité d'oiseau, nous envoûte par la tension expressive de ses gestes et la grâce de sa silhouette magnétique. (15-XI)
Crédits photographiques : Cine Concert BERLIN; Dialogue with Rothko – Festival Aujourd'hui Musiques 2015 © G. Cuartero