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La pianiste chinoise Zhu Xiao-Mei, adulée mondialement pour ses interprétations des œuvres de Bach et pour ses mémoires intitulées la Rivière et son secret : des camps de Mao à Jean-Sébastien Bach, a remporté un prix spécial des International Classical Music Awards 2015, pour ses enregistrements de la musique du Kantor de Leipzig (Accentus Music). En marge de la cérémonie et du concert de gala, elle revient sur ses liens avec la musique de Bach.
« Quand je joue Bach, je n'ai plus envie d'arrêter, je souhaite, encore et toujours, continuer. »
International Classical Music Awards : Je lis dans votre autobiographie que «la recherche d'un bon tempo ne se limite pas au monde de la musique ; il faut également la chercher dans la vie ». Qu'est-ce que ça veut dire ?
Zhu Xiao-Mei : La question est très intellectuelle, mais je vais vous répondre d'une manière simple. Il faut du temps pour trouver le bon tempo : si vous jouez cinq ans, vous le trouverez. C'est une question très importante car si vous avez un mauvais tempo, les gens ne vous suivront pas.
ICMA : Mais comment cette idée affecte votre façon de jouer une fois que vous avez trouvé le bon tempo, les bonnes couleurs, le phrasé ? Chaque concert n'est-il pas le même ?
ZXM : Pas vraiment, tout n'est pas noir ou blanc. La vérité se situe quelque part entre les deux. Elle dépend de l'environnement, comme la salle de concert : si elle est petite, il est plus facile de communiquer avec le public.
ICMA : Ainsi, le public est important pour vous…
ZXM : Très important ! Beaucoup de collègues ne seront pas d'accord, et ils diront, «Je joue ce que je ressens ». Mais si vous ne jouez pas pour le public, alors il est préférable de restez à la maison ! La présence du public m'est essentielle…
ICMA : L'enseignement est-il un moyen important d'avoir une communication avec les gens ?
ZXM : Je pense que oui : nous le pratiquons pour nous-même tous les jours, mais nous devons apprendre à convaincre les gens. Beaucoup de musiciens jouent magnifiquement, mais sans exprimer de sentiment : il ne «passe» rien et les gens se lassent, et s'ennuient…
ICMA : Votre carrière – mais je suppose que vous préférez l'expression «vie musicale» – est principalement axée sur Bach : pourquoi ?
ZXM : Parfois, nous ne pouvons pas l'expliquer. Quand j'ai étudié au Conservatoire, je jouais 5 ou 6 heures par jour, jusqu'à ce que je me sente épuisée, mais la dernière pièce a été toujours une œuvre de Bach, car il me donnait plus d'énergie. Aussi dans les camps de concentration, je sentais que je devais jouer Bach pour rester en vie et garder ma dignité, mon humanité ; et quand je joue Bach, je n'ai plus envie d'arrêter, je souhaite, encore et toujours, continuer.
« Il faut du temps pour trouver le bon tempo : si vous jouez cinq ans, vous le trouverez. »
ICMA : Une autre phrase que je trouve dans votre livre est : « Le rigide et l'inflexible sont les disciples de la mort ; la douceur la souplesse sont les disciples de la vie ». Quelle liberté prenez-vous lorsque vous étudiez une composition et quand vous jouez devant un public ?
ZXM : Ce n'est pas ma phrase, c'est une phrase de Lao Tseu, le plus important philosophe chinois. Quand j'ai quitté la Chine, je ne savais rien de lui, il n'était pas dans le Livre rouge de Mao ! Je ne peux pas étudier une nouvelle pièce en moins de six mois, mais pour les grandes partitions, il me faut au moins cinq ans : peut-être que je ne suis pas très douée, mais je dois beaucoup travailler. Cela est arrivé, par exemple, avec les Variations Goldberg et l'Art de la Fugue.
ICMA : Ne pensez-vous pas que l'Art de la Fugue n'est pas «la vraie musique», mais une démonstration théorique ?
ZXM : Je suis d'accord ! Pendant longtemps, je ne voulais pas y toucher et je ne comprenais pas l'Art de la fugue. Mais quand je l'ai étudié, je me suis rendue compte que le temps y est le mot-clé. Vous devez être généreux avec la durée, et lent avec la méditation et la spiritualité. Le temps se développe intérieurement : alors j'ai été très touchée, j'ai eu un sentiment que l'Art de la fugue allait encore se développer pour moi. Je ne l'ai joué en public que cinq fois, et ce sera encore un long chemin de convaincre le public.
« Je dis toujours, en riant : Bach est bouddhiste ! »
ICMA : Le fait que ce soit une composition inachevée, est-ce fascinant ou problématique ?
ZXM : Le fait qu'il ne soit pas terminé est merveilleux : il me rappelle la philosophie chinoise, où rien n'est terminé. Peut-être que Bach l'a fait exprès : au début de la dernière fugue, nous sentons quelque chose de spécial, comme s'il ne voulait pas finir. En ce sens, je dis toujours, en riant : « Bach est bouddhiste » ! Voilà pourquoi les Chinois se retrouvent tellement en lui : il est de toutes les religions, de toutes les nationalités.
ICMA : Quelles idées musicales voulez-vous développer dans les prochaines années ?
ZXM : Je voudrais jouer Bach, en particulier les Variations Goldberg, dans autant de pays que possible (j'ai joué les Goldberg dans 25 pays différents), à toutes sortes de gens, des hommes d'affaire, des retraités, des détenus, des personnes de toutes les religions. Et, bien sûr, je voudrais jouer plus Bach en Chine : j'y étais dernièrement et c'était fabuleux. Beaucoup de gens étaient venus pour la première fois à un concert classique, mais le public est resté silencieux pendant toute la prestation et, à la fin, nous avons vendu 300 enregistrements de l'Art de la fugue ! La maison de disques m'a dit que cela n'était jamais arrivé.
Entretien réalisé par Nicola Catto (Classica) à Ankara lors de la cérémonie et du concert de gala des ICMA.