La musique s’engage au festival Tons Voisins d’Albi
Musique, pouvoir et liberté: telle était la thématique ô combien porteuse de la 9e édition du festival Tons Voisins d'Albi piloté par l'éminent pianiste et très charismatique Denis Pascal.
Enfant du pays, Denis Pascal fonde son festival en 2007. Si Tons voisins est d'abord une histoire de famille – toute musicienne et de très haut vol! – c'est aussi une résidence d'artistes, musiciens, comédiens, chanteurs faisant converger leur talent durant près d'une semaine d'un marathon tant musical que d'endurance. Aux quatre jours officiels de la manifestation s'ajoutent en effet bien d'autres concerts du off, ateliers et rencontres avec de nombreux partenaires, au sein de la ville ou dans son voisinage.
Les spectacles du in essaiment quant à eux dans les lieux prestigieux du centre historique, l'Hôtel de Gorsse ou la Cour d'honneur du Palais de la Berbie (Musée Toulouse-Lautrec), offrant une des plus belles acoustiques de plein-air à la faveur de ses hauts murs réverbérants. Albi s'enorgueillit aujourd'hui d'une somptueuse Scène Nationale toute récente, immense bâtisse rectangulaire élégamment coiffée d'une structure métallique légère, mettant à la disposition du festival ses deux salles de spectacle et son infrastructure luxueuse.
La thématique « musique et pouvoir », et la question de la liberté d'expression face aux systèmes politiques répressifs résonnent avec une certaine acuité dans cette ville d'Albi qui, à la fin du XIIe siècle, connait l'Inquisition (lors de la croisade des Albigeois) déracinant toue une génération de Troubadours alors au service des seigneurs cathares. Sans remonter aussi loin, la programmation un rien boulimique et néanmoins passionnante imaginée par Denis Pascal balaie un large pan de l'histoire, de la lutte dramatique des Communards, après la défaite des Français contre les Prussiens (1871), aux conséquences tragiques des dictatures sous Hitler et Franco, en passant par les ravages de la Grande guerre.
Musicus politicus : chansons de bataille, de barricades, de cabaret
Accompagnée au piano (incomparable Denis Pascal) ou à l'accordéon (Grégory Daltin), Hélène Delavault est cette année sur tous les fronts, avec sa verve, sa gouaille et son humour décapant : pour chanter l'amour et la révolution (« Le temps des cerises »), en plein air et sous le vent d'autan ; pour stigmatiser la guerre (« Ma petite Mimi ») ou s'approprier le répertoire d'Yvette Guilbert (« J'suis pocharde »), la chanteuse de caf'conc' que Toulouse-Lautrec (1864-1901), albigeois lui-aussi, a peinte et caricaturée. La rencontre de Guilbert avec le peintre – « un drôle de p'tit machin » – lue par Hélène Delavault restera fixée dans les mémoires !
Serrant de près la thématique, la pianiste Carmen Martinez-Pierret et le guitariste Gilbert Clemens, dans la petite salle de la Scène Nationale, accompagnent Laia Falcón, soprano lumineuse, révélant une riche palette de couleurs. Après les Sept chansons populaires du gaditan Manuel de Falla, compositeur qui choisit l'exil en 1939, viennent celles de l'ami martyr Federico Garcia Lorca, fusillé en 1936 durant la guerre civile espagnole. Dans le même concert, les chansons de cabaret berlinois et la musique des compositeurs dits « dégénérés » (juifs, bolcheviques, modernistes…) tels que Kurt Weill, Ernest Bloch, Victor Ullman, entendue sous les archets de l'excellent quatuor Psophos, dénoncent la barbarie sous le Troisième Reich.
Échos de la Grande guerre
Que ce soit avec Hélène Delavault, Marie-Christine Barrault ou encore, comme ce samedi matin dans la cour de l'Hôtel de Gorsse, avec le comédien Renan Carteaux, Denis Pascal aime faire dialoguer les mots avec les sons de son piano, voire même s'immiscer dans le récit façon mélodrame. Les lettres d'un Debussy – déjà vieux et malade durant la guerre – à sa fille Chouchou (illustrées par les pièces de Children's Corner) ou à son épouse Emma (relayées par La plus que lente) tissent les fils d'un récit intimiste autant que poignant. Celles de Ravel, engagé volontaire, écrivant à sa mère sur le ton distancé qu'on lui connait, s'accompagnent de quelques échos de valse, dont le compositeur était si friand.
Aux alentours de midi, sous une volée de cloches et une bouffée de chaleur très estivale, Eric Lacrouts au violon, Marie-Paule Milone au violoncelle et Denis Pascal donnent une version d'anthologie du Trio en la mineur de Ravel, dont on fête en 2015 le centenaire de la création.
Le cas Strauss
La position de Richard Strauss en tant que compositeur adoubé par l'Allemagne fasciste n'est pas très glorieuse, même si le « compositeur du Chevalier à la Rose », comme il aime à se présenter, se soucie peu de politique. Certains membres de sa famille (sa belle-fille en l'occurrence) ont été victimes du régime nazi, et lui-même a défendu publiquement son ami et collaborateur juif Stefan Zweig, auteur du livret de la Femme silencieuse. C'est ce que nous rappelle le récitant de la soirée, Régis Goudot, intervenant entre le merveilleux sextuor à cordes de Capriccio (un arrangement du prélude de l'opéra effectué par Chr. Waltham) et les Quatre derniers Lieder pour orchestre du vieux Strauss, dirigés cette fois par le jeune et brillant Victorien Wanoosten. C'est Marie-Paule Milone (Madame Pascal à la ville) artiste d'exception, menant de front une carrière de violoncelliste et de chanteuse lyrique, qui est sur le devant de la scène, aux côtés de l'orchestre du festival (Quintette Alma, Quatuor Psophos et instrumentistes résidents) pour nous faire vivre sans doute un des plus beaux moments de cette édition. Sa voix longue au timbre profond et chaleureux sert avec bonheur la ligne straussienne, ondoyant librement sur les textures somptueuses de l'orchestre. La diction est claire et la voix parfaitement homogène, d'une sensibilité qui nous bouleverse.
Nous restons sur les mêmes hauteurs avec l'interprétation magistrale du Concerto pour violoncelle d'Ernst Toch par le jeune Aurélien Pascal (tout juste 21 ans), concerto avec lequel il a remporté l'année dernière le Concours international Emanuel Feuermann à Berlin. Le jeu racé du violoncelliste déployant une sensibilité à fleur d'archet magnifie une partition jugée « dégénérée » par le régime nazi en 1933. Toch était juif et dut s'exiler en Californie pour échapper à la déportation.
Chanter pour résister
Plus atypique, la dernière soirée, dans la grande salle de la Scène nationale, réunit sur le même plateau des artistes appartenant à deux identités culturelles qui engagent le dialogue : à cour, le célèbre ensemble A Filetta, six chanteurs perpétuant la tradition du chant polyphonique corse ; à jardin, le joueur de duduk arménien Araïk Bartikian et la pianiste Varduhi Yeritsyan, tous deux gardiens des traditions musicales de l'Arménie, qui commémore cette année le centenaire du génocide des siens sous l'Empire ottoman.
Le répertoire d'A Filetta mêle chants religieux en latin et chansons corses issus d'un même fond authentique et fervent. Les lignes modales sobrement ornementées s'enrichissent de ce grain de voix si singulier, riche autant que rustique, qui gorge les polyphonies. Le duduk, instrument à vent et anche double de l'Arménie, est tout au contraire velouté et aérien, irrésistiblement charmeur et nostalgique sous le jeu d'Araïk Bartikian. Sa ligne épurée et délicatement ornementée flotte dans l'espace, doublée ou relayée (car ici la musique est monodique) par le piano évocateur et lumineux de Varduhi Yeritsyan, auquel s'agrège parfois le violon acidulé de Simon Milone.
Autant de couleurs, de pratiques et d'expressions plurielles à l'image d'une programmation foisonnante, engagée et militante, clamant cette année haut et fort que l'art est la seule réponse à la barbarie.
Crédits photographiques © François de Villeneuve