Pour sa 8e édition titrée Elektro-Visions, le Festival polonais Musica Electronica Nova (MEN) de Wroclaw reçoit en résidence le compositeur et réalisateur belge Thierry De Mey et décline à l'infini l'interaction musique, image et nouvelles technologies.
Traversée par l'Oder et sillonnée d'autant de canaux qui lui valent le surnom de Venise du Nord, Wroclaw est une somptueuse ville polonaise, étonnamment jeune et dynamique, qui a été sélectionnée pour être capitale européenne de la culture en 2016. Riche d'un patrimoine architectural remarquable, elle accueille de nombreuses manifestations artistiques internationales (musique, cinéma, théâtre et arts plastiques). Ainsi se tiennent en mai deux biennales oeuvrant en synergie: la WRO Media Art d'une part, dévouée à la création audio-visuelle (avec installations, performances et réalisations multimédia); le MEN d'autre part, dirigé par Elzbieta Sikora, compositrice émérite d'origine polonaise, vivant aujourd'hui en France, dont l'opéra Madame Curie nous avait transportés à sa création parisienne en 2011 . A ses côtés, le compositeur Pierre Jodlowski, qui vient de remporter le Grand Prix Lycéen 2015, est assistant à la programmation.
Le coup d'envoi était donné à la Philharmonie de Wroclaw avec un concert symphonique sous la direction de Benjamin Shwartz. La soirée célébrait le quinzième anniversaire de l'Institut Adam Mickiewicz dont l'objectif est de promouvoir la langue et la culture dans le monde entier. Aux côtés des oeuvres du Polonais Kazimierz Serocki et de l'Américain Mason Bates, s'affichait le très attendu Brise-Glace du Français Luc Ferrari (1929-2005). Dans cet étonnant spectacle multimédia (1987), renommé par le compositeur Et si toute entière maintenant, l'orchestre joue en contrepoint avec les images et les bruits naturels, ceux d'un brise-glace captés in situ, que David Jisse mixait en direct, tandis qu'Anne Sée coulait son récit dans le flux captivant de ce « conte symphonique ».
Compositeur en résidence
Thierry De Mey était à l'honneur durant le premier week-end avec rien moins que six événements et autant de lieux où concerts, rencontres, installations et projections de films nous familiarisaient avec l'univers singulier de l'artiste. Deux installations interactives faisaient découvrir son travail de vidéaste, collaborant avec les chorégraphes William Forsythe et Manuela Rastaldi (From inside), ou convoquant dix compositeurs et la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaker (Counter phrases). Plus impressionnants encore sont ses trois films intégrant toujours la danse où le cinéaste part à la recherche de paysages, de sols et de ciels inédits. Dans Love Sonnets, la pierre sèche et l'aridité du décor vont de pair avec une certaine violence du geste (Michèle Anne De Mey) tandis que Rosas danst Rosas (Anne Teresa De Keersmaeker), dont Thierry De Mey co-signe la musique, nous tient en haleine pendant quarante cinq minutes d'une intensité presque insoutenable. En concert cette fois, Light Music – immense Jean Geoffroy – ou encore Musique de table sont deux pièces à voir autant qu'à entendre. Sans le support de l'image, le geste instrumental devient ici chorégraphie tandis que l'instrument à percuter n'est parfois plus que virtuel!
Création polonaise de Tensio de Philippe Manoury
Après les Diotima, c'est le jeune quatuor à cordes polonais Lutoslawski qui se lançait dans l'aventure sonore de Tensio (2010), le second quatuor de Philippe Manoury qui, selon les termes du compositeur, est l'oeuvre la plus expérimentale qu'il ait écrite à ce jour. Les quatre instruments sont équipés d'un dispositif de transformation en temps réel sollicitant les recherches les plus avancées dans le domaine de l'interactivité entre le monde instrumental et l'électronique. L'équipe IRCAM et Gilbert Nouno étaient aux côtés de Manoury, à la console de projection, pour mettre à l'oeuvre l'outil technologique et embraser l'espace d'une constellation sonore inouïe. L'action des archets et la tension des cordes génèrent ici des salves de percussions scintillantes, sons fusées et autres toupies sonores relevant d'une écriture musicale de l'espace que Manoury appelle de ses voeux. On devait à l'engagement et à la concentration exemplaires du jeune quatuor Lutoslawski, assisté par l'équipe technique sans qui rien n'adviendrait, cette performance hors norme qui maintenait la tension de l'écoute durant les 45 minutes d'une trajectoire spectaculaire, conduite vers un finale qui laissait sans voix.
La création polonaise émergente
Plusieurs événements mettaient sur la scène la jeune création polonaise convoquant les ressources du « temps réel » et de l'image. Au cinéma « Nouveaux horizons », c'est le performer Adam Porebski qui sonorisait en direct deux films de Charlie Chaplin. On le retrouvait dans les anciens locaux des studios de cinéma (ceux d'Andrzej Wajda) devenus Centre de Technologie Audiovisuelle où l'Union des compositeurs polonais (section de Wroclaw) proposait un concert performance fort sympathique – Symultana : Les dessins d'animation de tout jeunes écoliers étaient portés à l'écran et stimulaient l'imagination d'improvisateurs, instrumentistes ou DJ relayés par l'électronique dans de courtes séquences aussi fantasques que rafraîchissantes.
Deux concerts enfin donnaient à entendre les jeunes interprètes et créateurs polonais d'aujourd'hui: A la Philharmonie d'abord, avec les musiciens de l'Hashtag Ensemble dirigé par Ignacy Zalewski. Ils donnaient en création mondiale la pièce du compositeur, guitariste et artiste sonore Vojciech Blažejczyk, présent sur le devant de la scène avec son instrument. Sorte de « travelling sonore », Warsaw Music est le deuxième volet de sa Suite varsovienne augmentée par la vidéo un brin prosaïque de Maya Baczynska. La partition foisonnante alterne gestes fulgurants et plages très étales, ménageant de belles textures sonores dans un labyrinthe formel très étrange.
Le lendemain, dans la salle de cinéma, le Polish Cello Quartet, jeune phalange de Wroclaw fondée en 2011, nous faisait voyager à travers le son, l'image et la narration, au sein d'un concert-spectacle dont les trois Songs de The Moon shall never take my Voice, oeuvre intrigante du compositeur croate Damir Očko, tressaient habilement la forme. De la compositrice polonaise Agatha Zubel, Kwartet pour quatre violoncelles et électronique est une pièce puissante, nourrie de contrastes, allant de l'excès du geste et du son à la nudité presque silencieuse. Dans Minutki I pour quatuor de violoncelles, électronique et vidéo (Anna Petelenz), Franciszek Araszkiewicz travaille à la fusion des sources acoustique et électronique, dans un vaste processus d'accélération et d'intensification, magnifiquement conduit et habilement relayé par la vidéo.
Crédits photographiques : « Light Music Thierry de Mey I »- A.Pequin; « From inside Thierry de Mey II »; « Ircam+LQ » – Lutoslawski Quartet; « Tippeke. Thierry de Mey IV » Polish Cello Quartet (c) Musica Electronica Nova 2015