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Après des études à Vienne et cinq années de troupe au Nationaltheater de Mannheim, le jeune baryton français Boris Grappe revient en France pour s'emparer du rôle de Wozzeck dans une nouvelle mise en scène de Sandrine Anglade. Représentations les 6, 8 et 10 mai 2015 à l'Auditorium de Dijon.
« Il faut toujours une première fois. »
ResMusica : Du plus loin qu'il vous souvienne, à quand remonte votre envie de chanter ?
Boris Grappe : Dès l'âge de huit ans je karaokais les chansons qui sortaient de ma radio, devant mon miroir, narcissique en diable, mimant le solo de guitare, jusqu'à ce que la voix de ma mère me ramène sur terre en criant : « à table ! » Plus tard au collège, un ami génial et insolite, en décalage avec les autres enfants de 12 ans, me fait découvrir une passion pas de son âge : l'opéra. Je nous revois enfermés dans sa chambre à écouter Cenerentola, Simon Bocanegra et surtout Don Giovanni dans sa version Giulini-Wächter. Cette découverte a fait tilt, incontestablement.
Mais c'est à 17 ans et dans un groupe de rock des années-lycées que j'ai chanté pour la première fois face à un public. Mon timbre n'était absolument pas… rock. Je me fusillais en l'espace de sept chansons à vouloir sonner comme Bono ou Joe Cocker, et on m'a vite envoyé voir un professeur de chant, Alain Lyet, qui m'a dit : « Je ne vais pas t'apprendre à chanter rock ou classique, mais on va parler respiration, soutien ». Alors ma voix trop claire pour le rock a trouvé sa voie dans « Non più andrai », et ce fut la révélation : j'avais toujours aimé faire l'acteur et faire de la musique, et là se recollaient les deux fils. Alain m'a alors envoyé passer le concours d'entrée au CNSM de Lyon où officiait une grande dame du chant, Margreet Honig. Cette dernière, contre l'avis du jury, a pris dans sa classe le jeune chien fou que j'étais, à la voix mal dégrossie, incapable de chanter une mélodie de Fauré avec l'art et la manière. Margreet avait compris que j'étais une « matière vierge » sur laquelle elle n'aurait rien à défaire mais tout à construire. Et au cours de ces années d'apprentissage, j'ai gagné mon argent de poche entre autres dans les chœurs de l'Opéra-Théâtre de Besançon, ma ville natale, où le directeur d'alors, Didier Brunel, m'a aussi offert mes premiers petits soli avec Giuseppe de Traviata ou Alcindoro de Bohème. C'est à ce moment que j'ai compris que je venais de trouver ma place ici-bas.
« Ne pas juste répéter une langue, mais être DANS la langue. »
RM : D'Alcindoro à Wozzeck, il y a forcément un parcours…
BG : Ce parcours m'a d'abord conduit à poursuivre mes études en Autriche, car en travaillant au Conservatoire le Lied avec le génial Ruben Lifschitz, j'avais pris la mesure de mes lacunes en allemand. J'étais vraiment raide-dingue de ces Schubert et de ces Wolf et je sentais que le génie des textes de Heine ou Goethe me resterait fermé si je ne partais pas outre-Rhin. Je me suis finalement installé à Vienne où j'ai vécu pendant 7 ans le début de ma vie en free-lance. Mon « entrée dans le métier » s'est faite grâce à différentes académies pour jeunes chanteurs : Christophe Rousset m'a recruté pour Ambronay, Eva Wagner-Pasquier pour Aix-en-Provence, et Alberto Zedda pour Pesaro. Puis des directeurs comme Daniel Bizeray m'ont fait confiance pour Cosi fan tutte, ou Jean-Pierre Brossmann pour être le Baron Grog de Felicity Lott dans La Grande-Duchesse de Gerolstein. C'est plus tard qu'est arrivée cette place en troupe au Nationatheater de Mannheim, un théâtre de répertoire, où j'ai chanté d'abord maints petits rôles comme Marullo de Rigoletto, Douphol dans Traviata ou Konrad Nachtigall des Meistersinger, mais avec tout de même le Comte des Nozze. Un moment très important fut mon premier Papageno, un rôle génial, mais dont les dialogues parlés face à un public allemand m'ont vraiment mis « la rate au court-bouillon » ! Y parvenir m'aura permis de vérifier l'objectif que je m'étais fixé quand j'étais parti avec ma valise : ne pas juste répéter une langue, mais être DANS la langue.
RM : Racontez-nous un peu la vie de troupe en Allemagne !
BG : La troupe offre tout d'abord une stabilité de travail à même de tranquilliser l'artiste. Stabilité affective : on travaille là où l'on vit, là où on aime. Stabilité artistique avec un contrat de 2 ans renouvelable, salaire mensuel fixe, que l'on chante peu ou prou selon le mois. Mais surtout, et c'est là le but : enchaîner les prises de rôles et construire son répertoire. Je n'oublierai jamais mon premier rendez-vous individuel à la Direction pour préparer la saison qui suivait, où l'Operndirektor m'a demandé quels rôles du répertoire-maison je souhaiterais chanter. Surréaliste ! J'avais l'impression d'être chez les Troisgros avec le droit de choisir dans le menu. « Et bien je prendrais bien un premier Papageno, un Barbier, un Harlekin, un Donner, un Schaunard… » C'est là que le Generalmusikdirektor d'alors, Friedemann Layer, m'a dit : « Et puis il faudra faire Don Giovanni. » Là, mon cœur de battre s'est arrêté, j'ai esquissé un poli : « Êtes-vous sûr que je ne serai pas un peu vert ? », et réponse : « Il faut toujours une première fois. »
Un an plus tard, ce premier Don Juan (qui refermait la boucle avec l'enfant de 12 ans découvrant le vinyle de Giulini) me permettait de vivre deux autres choses sublimes de la vie en troupe : les abonnés de l'opéra de Mannheim, qu'il m'arrivait de rencontrer dans la vie de tous les jours comme au supermarché, me firent à plusieurs reprises part de leur enthousiasme à me savoir faire ma prise de rôle, et le soir de ma première, tout le personnel du théâtre, des maquilleuses aux accessoiristes en passant par le personnel de la cantine, me souhaita le meilleur en me boostant d'une énergie vitale sans égale. L'impression d'avoir des amis derrière et des amis devant.
Et puis j'ai adoré prendre part dans des seconds rôles à mes premiers Wagner : Meistersinger, Tristan, Tannhäuser, et surtout Rheingold, où ma poitrine ne remplissait pas les deux tiers du costume prévu pour Donner, dont le marteau avait un manche plus gros que ma cuisse. En revanche, la vie en troupe expose aussi l'artiste à devenir « fonctionnaire » : le même lieu, les mêmes visages, et la routine. Un jour, après cinq années de bons et loyaux services, j'ai repris ma valise et suis reparti dans la forêt du free-lance, pour me remettre en question face à des lieux et des visages nouveaux.
RM : Après Don Giovanni il vous faut aujourd'hui être Wozzeck. Comment s'est présentée cette opportunité ?
BG : Quand mon agent m'a appris que l'Opéra de Dijon cherchait un Wozzeck, je pensais que ce rôle était une mine d'or théâtrale, mais aussi que la musique de Berg devait être trop dramatique pour mes moyens vocaux. En même temps je savais que des barytons lyriques comme Keenlyside ou Skovhus le chantaient, et j'ai donc tenté ma chance en auditionnant, tout en faisant part immédiatement de mes doutes à Laurent Joyeux. Ce dernier m'a alors chaleureusement encouragé, et m'a laissé 3 semaines pour bien regarder le rôle vocalement. Or après trois semaines à battre le fer, j'ai senti qu'avec un soutien solide, une voix bien placée et un art du mot, je pouvais relever ce challenge.
RM : Pouvez-vous lever le voile sur la conception de Sandrine Anglade ?
BG : Sandrine fait un immense travail sur la charge intérieure des interprètes, et il y a à faire pour ce personnage de Wozzeck qui glisse dans la schizophrénie et la folie. Pour elle, toute cette musique, tout ce drame, tous ces déferlements sonores ne sont que la projection de la tempête intérieure qui a cours dans la tête et le cœur de Wozzeck. Le décor est donc épuré, et c'est à nous, interprètes, de « donner à voir » la tempête. Or cela laisse exsangue, je sors émotionnellement épuisé des répétitions, mais d'une bonne fatigue, artistique.
RM : Quels metteurs en scène vous ont marqué durant ces dernières années ?
BG : A chaque fois que j'ai pris part à une production de Laurent Pelly, j'ai senti que je touchais à l'idéal de l'opéra qui consiste à donner à voir le meilleur de ce que la musique donne à entendre. Aucun contre-sens, aucun contre-temps, l'équilibre, le mariage parfait. Ma collaboration avec Willy Decker fut également une source d'inspiration sans pareille, c'était dans Le Vin Herbé de Frank Martin [NDLR: lire notre critique à Villeurbanne en 2009], puis dans Moses und Aron de Schönberg, puis Tristan und Isolde. Marcher dans les pas du visionnaire qu'il est, mais aussi dans sa méthode, donne l'intuition d'être au cœur de l'Art. Et aussi Jean-François Sivadier, génie de la direction d'acteur, qui m'a fait vivre une expérience inoubliable à Royaumont avec le rôle d'Onéguine.
RM : Comment travaillez-vous vos rôles ?
BG : Pour Wozzeck par exemple, je me suis préparé avec Michael Cook, « répétiteur » et Kapellmeister au Nationaltheater de Mannheim, ville où je réside toujours. Il avait déjà fait plusieurs productions de l'ouvrage de Berg, et pouvait me dire exactement où sont les endroits dangereux entre fosse et plateau, me dire quel instrument de l'orchestre joue tel thème avant tel départ, comment les chefs battent telle ou telle mesure.
RM : Y a t'il des rôles que vous rêvez d'aborder ?
BG : Et bien non, je ne puis dire cela, car ne venant pas d'une famille de musiciens, je n'ai jamais eu d'attentes ou de plan de route. Je prends chaque rôle qui s'offre à moi comme un cadeau inespéré … je vis dans l'instant. Je me dis aussi que Wozzeck peut me permettre d'évaluer mes forces pour Wolfram. J'adorerais chanter Mercutio dans Roméo, Beckmesser des Meistersinger ou encore le Heerrufer de Lohengrin.
RM: L'après Wozzeck?
BG: J'enchaîne avec Juliette ou la clé des songes de Martinu dans une maison que j'adore, Francfort. La saison prochaine je retrouverai Laurent Pelly à l'Opéra de Lyon pour Le Roi Carotte. J'espère rechanter au Teatro Filarmonico de Vérone le Lescaut de la magnifique Manon lausannoise d'Arnaud Bernard. Des projets également avec l'Opéra national de Paris pour reprendre La Traviata mise en scène par Benoit Jacquot, puis pour une Carmen mise en scène par Calixto Bieito. Ce que tout cela m'inspire? Une infinie gratitude à la Vie.
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