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A l’occasion des 250 ans de la disparition de Jean-Philippe Rameau, toujours trop rarement joué, ResMusica met en lumière la carrière unique de ce compositeur.
Jean-Philippe Rameau, mort il y a 250 ans le 12 septembre 1764 reste trop rare à l'affiche des grandes maisons lyriques. Après avoir exploré l'apport incroyablement moderne de cet artiste philosophe, à la croisée de la musique et de la science, ResMusica remet en lumière la carrière unique de ce compositeur.
Après une carrière provinciale et parisienne si discrète que, au-delà quelques coups d'éclat (les livres pour clavecin, les écrits théoriques), on n'en connaît pas toutes les étapes, Rameau devient à presque 50 ans non seulement le plus célèbre compositeur de son temps, mais une sorte de pierre de touche de l'art musical. Et de la pensée musicale de son temps : sa relation avec les « philosophes » est complexe et plutôt frustrante, Diderot n'ayant pas en matière de critique musicale la même hauteur de vue qu'en matière de peinture, mais les thèmes centraux de son art sont ceux qui occupent ses contemporains penseurs.
L'œuvre de Rameau compositeur d'opéra ne peut se comprendre sans tenir compte des paramètres infiniment complexes de la production lyrique à l'Académie royale de musique. L'Académie, c'est un sac de nœuds permanent où les tensions internes résonnent toujours puissamment avec les logiques sociales de la cour et de la ville ; mais c'est aussi un lieu de production, où les paramètres économiques sont d'autant plus irréconciliables entre eux que personne, tout au long de son existence, ne semble véritablement parvenir à en saisir le fonctionnement d'ensemble et à en maîtriser les rouages. Que Rameau n'ait jamais pris de responsabilités dans l'administration de la machine Opéra s'explique largement par la célébrité de son peu diplomate caractère, mais cela témoigne aussi du rôle impossible que la vie culturelle de l'Ancien Régime assigne à la maison.
L'œuvre de Rameau est comme une projection de cette institution perpétuellement contrainte de se réinventer, et la sorte de royauté incontestée mais distante qu'il exerce sur l'institution est bien un signe de la faim d'idées nouvelles d'une Académie désemparée et inquiète pour son avenir. Commençant sa carrière par Hippolyte et Aricie (1733), une œuvre jugée trop austère par un public qui entend qu'on cherche à lui plaire, Rameau réplique à ses critiques par une œuvre de pur divertissement, presque sans enjeu dramatique, où virtuosité et brillant orchestral étourdissent et ravissent un public qui n'en revient pas de cette musique qui l'enchante tout en le dépassant, ces Indes Galantes (1735) qui, depuis une production à succès à l'Opéra en 1952, est la plus célèbre de ses œuvres : le succès est cette fois sans mélange, mais on peut comprendre que Rameau ne se soit pas résigné à cet équivalent xviiie des films à sketches des années 1970.
Il est parfois complexe de se retrouver dans la diversité des genres pratiqués par Rameau : la tragédie lyrique est le bijou de famille de l'Académie, un genre ambitieux mais plombé par les contraintes formelles, à commencer par la place obligatoire accordée aux danses, à raison d'un « divertissement » par acte : Rameau s'en accommode parce qu'il fait de ces longues plages orchestrales une sorte de laboratoire de ses conceptions harmoniques et parce qu'il s'efforce avec ses librettistes de les intégrer à l'action, comme à l'acte III d'Hippolyte et Aricie, où la fête du retour de Thésée devient un supplice pour ce dernier qui vient de voir son fils, l'épée à la main, semblant menacer Phèdre. Mais Rameau fait plus : non seulement il parvient à imposer la suppression du prologue, vestige louis-quatorzien qui disparaît avec Zoroastre (1749), mais il s'affranchit des sujets obligés en investissant les recoins les moins fréquentés de la mythologie antique, à la façon de ces Boréades (1763), placées par le librettiste anonyme en Bactriane, aux confins de l'Afghanistan et du Pakistan actuels, bien loin du monde de l'Antiquité classique, et ils en font le cadre de ce qui est sans doute le plus politique de tous les opéras avant Fidelio. Rameau commence et finit sa carrière à l'Opéra par une tragédie lyrique, mais la continuité est trompeuse : du modèle tragique construit par Lully et largement pérennisé par ses successeurs, il ne reste plus grand-chose dans ces Boréades, quelques éléments de structuration peut-être, mais des lignes de force théâtrales complètement bouleversées, une intrigue mise au service d'enjeux philosophiques plutôt que l'admirable dessin des figures tragiques lullistes. L'éloge infiniment ambigu de la liberté qu'entonne la nymphe Orithie dans l'acte II des Boréades interpelle : est-ce déjà le « Viva la libertà » de Don Giovanni? ou la profession de foi de tel héros de Sade ? ou l'idéal émancipateur des Lumières tel que le saisira la Révolution française ?
Surtout, il investit d'autres genres, dont la légitimité formelle n'est pas très assurée, mais qui lui donne de nouveaux espaces de liberté : la « pastorale héroïque », en quatre actes, n'a peut-être pas beaucoup de sens, mais Zaïs, malgré son intrigue désespérément mince, participe d'une même évolution que les tragédies lyriques, avec un univers oriental qui la rapproche de Zoroastre et met à distance aussi bien l'antiquité gréco-romaine du théâtre classique que le contexte chrétien de son temps : ce qui compte n'est pas tant la teinture franc-maçonne de ces livrets que les parcours émotionnels nouveaux d'hommes en quête d'eux-mêmes qu'ils dessinent.
Rameau produit aussi au cours de sa carrière une longue série d'« actes de ballet », indépendants ou intégrés par trois ou quatre, sous un thème-prétexte (Les Indes Galantes ont une relative cohérence, on n'en dira pas autant du Temple de la Gloire ou des Fêtes d'Hébé) : cette production en série, pur produit de la décadence artistique de l'Académie où le public préfère ces brèves historiettes aux narrations plus denses de la tragédie lyrique, n'est pas celle qui est la mieux représentée au disque et à la scène, mais peut-on s'en étonner ? À l'inverse, les deux chefs-d'œuvre comiques que sont Platée (1745) et Les Paladins (1760), qui ne sont pas sans précédent en France (Don Quichotte de Boismortier, créé en 1743), parviennent à une puissance satirique féroce et sans pareille à l'opéra. La meilleure preuve de cette puissance est sans doute la production des Paladins au Châtelet il y a quelques années, dans la mise en scène de José Montalvo, qui, transformant la satire en divertissement coloré sous prétexte d'ineptie du livret, avait fait tous ses efforts pour en annihiler la force subversive.
Mais si c'est, à juste titre, Rameau compositeur qui retient aujourd'hui notre attention, on n'en oubliera pas Rameau le théoricien, à la fois technicien de l'harmonie et philosophe de l'émotion musicale, auteur de traités savants comme polémiste à la plume acérée : Catherine Kintzler parle justement de sa “folie spéculative”. Une sorte de tradition française : après Rameau, on connaît les jugements tranchés de Berlioz ou la plume satirique de Debussy, sans oublier, plus près de nous, l'intransigeance passionnée de Pierre Boulez. Boulez n'a guère dit du bien de Rameau, dont il n'a pas compris la nature double, produisant à la demande des œuvres de série pour un public volage tout en les lui faisant payer à coups de complexité harmonique et d'innovations orchestrales. Chez Rameau, la nouveauté, l'invention, l'audace se cachent volontiers sous les fioritures : ce que les philosophes de son temps le lui ont reproché, ce refus de peindre simplement les émotions humaines primordiales, n'est ni une volonté d'abstraire la musique des affects humains, ni un goût élitiste de la complexité : Rameau ne se contente pas de transcrire l'émotion dans son expression visible, comme le font ceux à qui les philosophes l'ont malencontreusement comparé, les « bouffons » italiens autour de La Serva Padrona dans les années 1750, il veut en creuser les avenues, en reconstituer le cheminement intérieur. la sensation et l'émotion sont les concepts clefs de l'esthétique de Rameau, mais le constat ne lui suffit pas : ce qu'il veut, c'est traquer le plaisir musical jusqu'à sa source ; ce n'est pas l'oreille seule que Rameau veut toucher chez l'auditeur, ni le cerveau, c'est le système nerveux tout entier dont il veut observer les vibrations.
Abordant l'opéra, Rameau trouve, de genre en genre, un fait de structure qu'il ne remet pas en cause, celui de la fragmentation du discours en une multiplicité de brefs moments, airs, récitatifs, et danses surtout : hors quelques moments cruciaux, les compositeurs ont deux ou trois minutes pour séduire l'auditeur, avant de passer au plus vite à autre chose, avec le contraste le plus tranché possible. Ce pourrait être un obstacle pour Rameau, mais personne ne sait mieux que lui jouer des attentes du public, et, en prenant acte de cette frivolité, il développe une esthétique du miroir brisé : chaque fragment brille pour lui tout seul, mais d'inépuisables jeux de correspondances et de réponses entre fragments viennent en faire l'image pertinente d'un monde dont le regard de l'observateur, privé de schémas explicatifs univoques, découvre l'infinie diversité.
Rameau n'a pas attendu les « baroqueux » pour que sa musique soit révélée au public moderne. Dès 1895, dans le contexte d'une France en pleine remise en cause nationaliste, une édition complète de ses œuvres est entamée avec la collaboration de Saint-Saëns, D'Indy ou Dukas ; l'Opéra remonte quelques œuvres, à vrai dire sans grand écho avant le triomphe des Indes Galantes en 1952, qui tient la scène du Palais Garnier pendant des années – au prix d'une « révision », d'une remise aux normes de l'orchestration. Rameau, pourtant, a bien plus bénéficié du changement de perspective de ces dernières décennies. On l'a déjà dit, je crois : Bach existait dans le monde musical avant Harnoncourt et Leonhardt, mais Rameau ? Oui, on jouait telle de ses pièces pour clavecin en guise de sucrerie désuète, on s'amusait à l'occasion de l'exotisme de sa musique lyrique réduite aux clichés des fastes versaillais, entre solennité et marivaudage. Ce que les baroqueux nous ont appris, c'est à croire à cette musique, à sa pertinence pour aujourd'hui, en la sortant de sa bonbonnière Louis XV et en en faisant revivre les aspérités, l'irréductible étrangeté ; en cessant d'adapter Rameau à notre goût et à l'image que nous voulions avoir de ce monde doré d'un passé inaccessible, nous avons enfin compris que c'était nous qui avions à apprendre de la radicalité d'un musicien jamais prisonnier des formes imposées.
Il reste encore beaucoup à faire pour placer le continent Rameau à la place qu'il mérite sur la carte du monde lyrique, dans le monde germanique par exemple où tout l'opéra baroque français est presque terra incognita ; même en France, à vrai dire, la situation est-elle beaucoup plus brillante ? Trop peu de productions, trop peu reprises, et des productions trop rarement réussies faute de vouloir prendre à bras le corps la dramaturgie si particulière des opéras de Rameau comme on sait le faire pour Verdi ou Wagner : Rameau est redevenu notre contemporain, mais il l'est comme il l'était aux hommes de son temps, un voisin inconfortable qu'il vaut mieux ne pas trop fréquenter, de crainte d'entendre ce qu'il a à dire à notre temps.
Illustrations:
1. Portrait Rameau, gravure XVIIIe siècle
2. Maquette de costume pour Mlle Vestris dans Les Paladins par Louis-René Boquet, 1760 (Bibliothèque nationale de France)
3. Les Paladins, partition avec annotations autographes (Bibliothèque nationale de France)
4. Indes Galantes, troisième entrée, maquette de décor de 1952 par Henry-Raymond Fost et Maurice Moulène (Opéra de Paris/Bibliothèque nationale de France)
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A l’occasion des 250 ans de la disparition de Jean-Philippe Rameau, toujours trop rarement joué, ResMusica met en lumière la carrière unique de ce compositeur.
Très bel article, merci beaucoup