Kader Belarbi, l’homme qui aimait les défis
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Le flamboyant danseur étoile de l'Opéra de Paris a été nommé Directeur de la danse au théâtre du Capitole de Toulouse au mois d'août 2012. Cet artiste hors norme, qui a toujours refusé de se laisser enfermer dans un style ou dans une case, ouvre la nouvelle saison avec une soirée consacrée à deux œuvres emblématiques : Les Mirages et Les Forains. A cette occasion, ce travailleur acharné a accepté de se prêter au jeu des questions-réponses pour ResMusica.
« J'ai un axe de travail prioritaire, les danseurs, car c'est à partir d'eux que je peux tout construire. »
ResMusica : Vous avez pris vos fonctions à la tête du Ballet du Capitole en août 2012 : quel bilan tirez-vous de ces deux années passées à la tête de la compagnie ?
Kader Belarbi : Le bilan est positif, même s'il apparaît un peu prématuré de tirer un constat après seulement deux saisons. En effet, les choses sont encore en cours, mouvantes, par rapport aux objectifs que je m'étais fixés. Le Ballet du Capitole, lorsque j'ai accepté de prendre sa direction, était une troupe dotée d'un véritable potentiel. Elle avait néanmoins besoin d'un nouveau souffle : elle était trop fermée sur elle-même et pâtissait d'un répertoire quelque peu monocorde. J'ai la volonté d'offrir au public une programmation ouverte à tout un éventail de styles.
J'ai un axe de travail prioritaire, les danseurs, car c'est à partir d'eux que je peux tout construire. Je dois travailler en prenant en compte ce qu'ils sont aujourd'hui et ce qu'ils seront demain. J'essaye d'obtenir chez eux un alliage parfait entre la maîtrise de la technique académique et une grande ouverture d'esprit. Je veux les inscrire dans toutes les aventures et toutes les esthétiques. C'est difficile car il existe de nombreuses chapelles au sein de la troupe : le ballet du Capitole est constitué de trente-cinq danseurs de quatorze nationalités, tous formés dans des académies différentes ! Mon objectif premier, pour le moment, est de les faire converger vers une unité. Le bilan s'avère pour l'instant encourageant : je perçois une réponse positive de leur part. Je constate que tous parviennent à se mettre au diapason, que ce soit sur un ballet comme Le Corsaire, que nous interprèterons prochainement lors de notre tournée en Chine, ou sur la soirée Lifar/Petit qui a ouvert la nouvelle saison. Bref, même si certaines choses mettent du temps à changer, les évolutions sont déjà palpables. Il m'est difficile d'aller plus vite car je ne veux pas créer de rupture brutale ; je me suis donc freiné sur des aventures plus téméraires.
Le bilan s'avère positif, également, parce qu'on me donne les moyens d'exercer mes missions. Il y a ici, au Théâtre du Capitole, les moyens d'une maison d'Opéra. En outre, la politique de la Ville de Toulouse en faveur du Ballet du Capitole est bienveillante, c'est une vraie chance que je mesure chaque jour.
J'ai également le privilège de collaborer avec ce serviteur de la danse qu'est Monsieur Frédéric Chambert, Directeur du Théâtre du Capitole. Je n'ai pas le droit de me plaindre car je peux continuer à proposer et à présenter des œuvres qui me tiennent à cœur, ce qui est un luxe à la place qui est la mienne.
RM : Passer du statut de danseur étoile de l'Opéra de Paris à Directeur de la danse, une reconversion aisée ?
KB : Même si j'ai passé trente-trois ans à l'Opéra de Paris, je ne suis pas en comparaison avec cet objet de luxe. Mes expériences passées dont celles en dehors de cette grande maison m'ont permis d'avoir un regard plus aiguisé sur les réalités de ce métier et je travaille avec celle qui est ici.
Au quotidien, je suis obligé d'être exigeant. Mais je ne veux jamais tomber dans l'autoritarisme ; j'essaye, au contraire, de privilégier une relation basée sur le dialogue avec mes danseurs, d'être à l'écoute. Les danseurs de la troupe sont gentils avec une vraie énergie de travail, c'est important pour la cohésion de la troupe. Je dois parfois faire face à des situations de détresse, notamment lorsque je dois demander à un danseur de quitter la compagnie. Je refuse également d'entraver le départ des danseurs qui veulent quitter la troupe. Certains veulent rejoindre des compagnies qui paient mieux, c'est compréhensible.
J'ai entamé un dialogue avec la municipalité sur la reconversion de mes danseurs ; il me semble essentiel de ne pas les lâcher dehors une fois leur carrière terminée au sein du ballet.
En réalité, être directeur d'une compagnie, c'est gérer de l'humain, être dans la vie. Et c'est cela qui est passionnant, c'est l'une des raisons de faire ce métier.
RM : A quelles difficultés particulières vous heurtez-vous ?
KB : Trente-cinq danseurs, c'est peu et beaucoup… Car un ballet, c'est avant tout un corps de ballet féminin. Or, il faut au minimum dix-huit danseuses pour former un corps de ballet. La troupe ne peut donc pas, pour le moment, interpréter les grandes productions de ballets, tels que Le Lac des Cygnes ou La Belle au bois dormant. Je pourrais faire danser ces ballets avec moins de danseurs, mais je m'y refuse car ce serait trahir l'intention des chorégraphies originales. Je dois donc, pour l'instant, veiller à choisir une programmation qui nécessite des effectifs moins ambitieux.
J'ai la chance, par ailleurs, de bénéficier du soutien de mon directeur et de mon administratrice pour engager des danseuses temporaires pour les besoins d'un ballet. J'espère que ce type de renfort exceptionnel se pérennisera et débouchera sur des perspectives nouvelles pour la troupe.
RM : Vous êtes à l'origine de nombreuses initiatives visant à démocratiser l'accès à la danse…
KB : Je considère que le Ballet du Capitole a une mission de médiation culturelle. Il s'agit presque d'un devoir car il existe malheureusement trop d'aprioris sur le ballet classique, que l'on dit à tort démodé et « vitriné » depuis le dix-neuvième siècle. Le ballet doit exister dans la réalité quotidienne et c'est pourquoi nous proposons un certain nombre d'activités en interaction avec le public. J'ai par exemple créé un partenariat avec la Cinémathèque de Toulouse en écho à la programmation de chaque saison. Nous organisons aussi des conférences afin que le public puisse se nourrir !
« Le ballet doit exister dans la réalité quotidienne et c'est pourquoi nous proposons un certain nombre d'activités en interaction avec le public. »
Il me semble également essentiel d'aller chercher le jeune public, de lui faire connaître notre art. Nous avons créé à son attention diverses actions éducatives telles que les Démonstrations, les Carnets de danse ou Osons Danser !, un atelier choréraphique qui permet à chacun d'expérimenter son propre geste et de s'initier à la chorégraphie.
RM : Vous êtes également chorégraphe. Avez-vous une idée de votre prochaine création pour le Ballet du Capitole ?
KB : Je donnerai l'année prochaine une création de Giselle. Je refuse d'imiter certains chorégraphes qui prétendent faire des relectures des grands ballets en modifiant quelques pas : un « vrai » chorégraphe bâtit quelque chose de neuf.
Pourquoi Giselle ? Parce que c'est mon ballet fétiche. J'ai interprété tous les rôles et dansé Albrecht avec de nombreuses partenaires. Et j'ai dansé ce ballet dans ses diverses versions. J'apprécie également cette œuvre parce que le Prince y est moins niais que dans les autres ballets du répertoire ! C'est un ballet rempli d'action, au style classique, symbolisant la quintessence du ballet romantique! Il faut impérativement qu'il y ait une inscription de ce type d'œuvre dans notre répertoire.
Je pourrais choisir de faire du neuf, mais je risque alors la comparaison avec des chorégraphes tels que Mats Ek. C'est pourquoi j'ai préféré opter pour une relecture classique de Giselle. Je compte retoucher le premier acte afin de lui redonner son entier sens terrien, pour mieux mettre en exergue l'aspect immatériel et surnaturel de l'œuvre dans le deuxième acte. Pour ce ballet, je réutiliserai les vingt tutus blancs qui avaient été achetés par le théâtre lorsque la troupe a interprété Chopinania au mois d'avril 2014. J'ai le respect des fonds qui me sont alloués.
« C'est important qu'il y ait un nouvel élan au sein de l'Opéra, que les choses évoluent, que les habitudes soient chahutées. »
RM : Gardez-vous un œil sur l'actualité du Ballet de l'Opéra de Paris ? Que pensez-vous de la récente nomination de Benjamin Millepied à la tête de l'institution ?
KB : Je continue à avoir de bonnes relations avec l'Opéra, les choses ne sont pas éteintes. J'ai fait partie de cette maison pendant trente-trois ans, il est logique que je continue à me demander ce qui s'y passe. Je considère l'Opéra comme « ma Maison », j'y ai tout appris. Mes fonctions de directeur m'appellent souvent à Paris, je continue donc à assister régulièrement à des représentations à l'Opéra. J'en profite également pour retrouver mes amis.
Brigitte Lefèvre s'est toujours montrée bienveillante à mon égard ; nous avons entretenu une relation fondée sur le dialogue. Je n'oublie pas qu'elle m'a fait confiance lorsque j'ai créé Les Hauts de Hurlevent. Nous avons parfois eu des désaccords, mais ils ont toujours été frontaux. J'apprécie ce type de relation franche. Je suis respectueux de ce qu'elle a accompli durant ses dix-huit années à la tête de la compagnie. Je refuse d'entrer dans les querelles et les polémiques portant sur sa personne : la pollution ne m'intéresse pas. Tout ce qu'elle a réalisé durant son mandat constitue la meilleure réponse à ses détracteurs.
Avec le départ de Brigitte Lefèvre et l'arrivée de Benjamin Millepied, c'est un cycle qui se termine. C'est important qu'il y ait un nouvel élan au sein de l'Opéra, que les choses évoluent, que les habitudes soient chahutées. Mais il faut que ce soit dans le respect de certaines valeurs. C'est bien de défaire les choses, de désencrasser la machine, mais il faut le faire avec culture et connaissance. Benjamin Millepied doit trouver le bon équilibre.
L'ONP est une machine intraitable, il ne faut pas se laisser broyer. La tâche de Benjamin est très lourde, je lui souhaite bonne chance pour sa prise de fonctions car c'est une sacrée mission. Lorsque je vois déjà l'ampleur de la tâche qui est la mienne, j'imagine ce que ce doit être à l'Opéra de Paris ! Je suis devenu très indulgent envers les directeurs depuis que je le suis moi-même.