La troisième édition du Festival international de musique de Wuhan, avec son titre qui semblait renvoyer à la pensée de Lao-Tseu, « regard vers le ciel de Chu », se situait entre ciel et terre, proposant un programme qui traversait les continents pour capter les ondes d'interférence entre musique d'Orient et d'Occident.
Au plein centre de la Chine, sur l'axe qui relie Pékin à Canton, Wuhan est une mégapole industrieuse qui n'a pas été la dernière à suivre les nouvelles orientations économiques de la capitale chinoise. A son image, le campus universitaire très animé abrite le conservatoire de la province de Hubei (58 millions d'habitants!), l'un des neuf conservatoires nationaux de la Chine. Il compte plusieurs milliers de jeunes instrumentistes pratiquant les instruments tant traditionnels qu'occidentaux et un important département de composition qui fut le premier à posséder un studio de musique électronique où se forment aujourd'hui plusieurs centaines de compositeurs.
Le Festival International de musique de Wuhan 2014 était lancé par le Président du Conservatoire Peng Zhimin et le directeur du festival Zhao Xi. Il incluait conférences, Master-class et concerts en soirée, dans le bel auditorium du campus, et invitait plusieurs artistes et ensembles européens.
Précédé par deux soirées de musique électronique où intervenaient, parmi d'autres artistes occidentaux, les compositeurs et performers Kasper T Toeplitz et Jacopo Baboni Schilingi, le concert d'ouverture conviait sur scène l'Orchestre Symphonique Oriental, formé des professeurs du conservatoire, et l'excellent chef Peng Jia-peng. Le programme se concentrait sur la musique des compositeurs chinois contemporains.
Couleur chinoise et modèles occidentaux
Campé sur son ostinato rythmique et oscillant entre le mode pentatonique et la gamme majeure, Poème symphonique de Wang Yi-ping qui débutait le concert illustre cette tendance dominante des compositeurs à concilier couleur chinoise et langage occidental. Dans Pluie nocturne dans la montagne Basham, Liu Jian élabore un tissu orchestral très fin pour laisser s'épanouir la ligne mélodique d'une chanson populaire interprétée avec beaucoup de charme par la jeune soprano Yu Vi-zi. Elle se produisait ensuite en duo avec He Lei-ming, vaillant baryton issu lui-aussi du Conservatoire de Wuhan. La présence du er-hu, vièle chinoise à deux cordes, excellemment joué par le virtuose Hu Zi-ping, ravit toujours nos oreilles d'occidentaux. Si le jeu de l'instrument ancre les deux oeuvres de Huang Hai-huai (Fleuve de peine et Course de cheval) dans le langage pentatonique traditionnel, il révèle une attention au son et un art du temps singuliers, deux aspects de la musique chinoise qui la relient directement aux préoccupations de la musique occidentale d'aujourd'hui.
En seconde partie, le concertino pour piano The Southern de Zhao Xi fait naître une écriture profuse et énergétique, inscrite quant à elle dans le total chromatique des douze sons. Différentes influences viennent converger en un discours coloré et efficace où la dimension mélodique est éminemment présente et la partie de piano toujours virtuose et jaillissante. Le concert s'achevait avec la pièce de Zhong Xin-ming, Symphonie n°2, dédiée aux pionniers de l'humanité, un titre à la mesure de cette grande fresque symphonique un rien emphatique et dûment académique, communiquant dans un geste puissamment affirmé son énergie galvanisante.
Parmi les invités d'honneur du festival, la compositrice chinoise – aujourd'hui naturalisée française – Xu Yi était entourée de trois interprètes, tous issus du Conservatoire Darius Milhaud du XIVème arrondissement: Patricia Nagle, flûtiste, Thierry Miroglio, percussionniste et Chrystel Marchand, compositrice, pianiste et directrice du Conservatoire. Au sein d'un programme exclusivement français, trois pièces de Xu Yi cernaient le profil d'une artiste très singulière qui dit avoir « l'âme chinoise et le coeur français ».
Le concert sans interruption débutait par Solo pour flûte de Xu Yi qui invoque ici le « Qi », l'élan originel enseigné par le Tao. Souffle et énergie gorgent cette musique vivifiante dont la flûte de Patricia Nagle épouse avec beaucoup de raffinement la courbure de la ligne et ses allures toujours renouvelées. Après l'inaltérable Rebond b pour peaux de Iannis Xenakis dont Thierry Miroglio, très habité, nous communique la dimension sauvage et obsessionnelle, Une Hymne pour flûte et piano de Chrystel Marchand – tenant ici la partie de piano – envoûte par la saveur de ses couleurs modales et l'entrelacs des lignes instrumentales au sein d'un développement motivique des plus rigoureux. Episode II pour flûte solo de Betsy Jolas met à l'oeuvre le tracé fantasque de la ligne et le jeu virtuose des registres que la flûte féline de Patricia Nagel assume avec une parfaite homogénéité de son. Ulysse pour flûtes et percussions d'André Boucourechliev – qu'il dédie à Pierre-Yves Artaud – est une oeuvre profonde et intérieure qui captive l'écoute. C'est un voyage dans le temps, « avec départ, périple et retour » nous dit le compositeur, que les deux musiciens nous faisaient vivre dans le choc des contrastes et l'étrangeté du parcours. Chrystel Marchand interprétait elle-même au piano sa « Seconde Sonate », une pièce d'une écriture très organique, construite sur un seul motif de départ. Six notes conjointes descendantes, véritable matrice génératrice, irriguent l'écriture et assurent son déploiement en autant de variations et métamorphoses successives sur lesquelles se greffe la dramaturgie de l'oeuvre.
Liao pour percussions seules de Xu Yi est une méditation sur le temps toute en finesse et en retenue. L'oeuvre instaure un jeu subtil de résonance entre différentes matières percutées, gong, bol, lames de vibraphone où s'illustre le dynamisme des contraires, le Yin et le Yang, qui habite la compositrice. Thierry Miroglio en révélait tout le mystère et la poétique sonore. Dans Gu Yin pour flûtes et percussions qui terminait le concert, Xu Yi s'inspire d'une histoire traditionnelle chinoise. Les sonorités de flûte basse et percussions s'interfèrent ici dans une relation très fusionnelle des deux instruments: tel cet alliage sensuel autant qu'évocateur du bol chinois et de la flûte en sons éoliens qui captait l'écoute dans un temps totalement suspendu.
Quatre créations chinoises par le Sinfonietta du Luxembourg
Le Festival recevait également en résidence le Sinfonietta du Luxembourg dirigé par Marcel Wengler qui, durant une semaine de répétition et deux concerts, accueillait en son sein des étudiants chinois encadrés par les musiciens de l'ensemble. Ils assuraient le concert de clôture qui affichait au programme quatre créations – commandes conjointes du Sinfonietta du Luxembourg et du Festival de Wuhan – mêlant instruments traditionnels chinois et lutherie occidentale.
La création de Flux de Zhao Xi convoque l'ensemble occidental et la flûte traversière en bambou, un instrument fascinant par la variété de ses textures timbrales et la luminosité de son registre aigu, surtout lorsqu'il est joué par le grand Maître Rong zheng, professeur au conservatoire de Wuhan. L'instrument est dûment mis en valeur au début de la pièce mais il est ensuite happé par le flux instrumental et traité à la manière occidentale, dans un espace-temps qui ne cesse de se resserrer.
Si l'oeuvre en création pour violon et orchestre, Wang Zhao-jung, de la jeune compositrice Zhang Qiong ne comble guère nos attentes, elle nous laisse apprécier le jeu d'une grande élégance de la violoniste Mengtian Liu, amplement mis en valeur au sein d'une écriture qui s'inspire d'un chant populaire local.
Le Musée tout récent de Wuhan s'enorgueillit d'une riche collection de bronzes provenant de la découverte en 1978 du tombeau princier du Marquis de Yi (Vème siècle av.JC). A été exhumé un important carillon de 65 cloches d'un registre de 15 octaves dont le conservatoire de Wuhan possède une réplique. Deux oeuvres, toujours en création, faisaient appel à ce gigantesque instrument exigeant cinq musiciens, tous chinois ce soir, équipés de bâtons et de maillets. Si le projet d'intégrer le jeu de cloches à l'ensemble instrumental échoue totalement dans la pièce de Marcel Wengler Paysages, Le Temple du Ciel de Huang Xun-fang accorde à l'instrument une place centrale et instaure une sorte de rituel très sonore auquel participent les instruments occidentaux. Ménageant une fin de soirée en apothéose, les jeunes instrumentistes tiraient de ce « chimes » des résonances d'une profondeur inouïe.
Photos : Carillon de 65 cloches © DR; Xu Yi © Editions Henry Lemoine; Luxembourg Sinfonietta © LGNM