L'édition de poche de l'essai de Michel Serres sur la musique, sobrement intitulé Musique, paru aux éditions du Pommier en 2011, vient de sortir !
C'est l'occasion de lire ou relire ce texte délicieux qui se sépare en trois branches, bras de fleuve au long cours, bien cadencés : Orphée, sa pomme (celle de l'auteur) et la Bible tout simplement ! « Musique, délivre-nous du mal ! » est le sésame christique de cet ouvrage qui s'offre comme une ballade.
Première branche, premier conte, celui d'Orphée, de son initiation auprès des Muses et de sa plongée aux Enfers en quête de la douce Eurydice. « La Musique n'est pas un savoir, mais un puits d'où sortent toutes les inventions possibles. Ainsi la philosophie. » Orphée-musique arrivé presque au but fait s'évanouir son amour par un regard trop tôt livré. Sa femme effacée fait écho à sa mise en pièces plus tard par les Ménades. La Musique a pour vocation parfois d'atteindre quasiment l'absolu et de retourner au chaos originel. Une élévation, une redescente, le lot humain. « Qu'un voyageur orphique, vous, moi, appareillions de nouveau et tout repart de là, renaît, rejaillit, revit, recrée, compose, surabonde, chante, pense, calcule, pleure, jouit. ».
Deuxième branche, bras du fleuve musical et de la vie, second conte, celui de la vie du philosophe pris par la musique, Michel Serres en personne. De son enfance à l'orée de la vieillesse, celui qui « naturellement improvisai[t] des chants » se retrouve chez les vivants à tresser des notes et des concepts, à puiser au cœur de la philosophie l'énergie d'un rythme démoniaque qui fait de sa vie, non un bruit, mais un chant mélodieux, qui donne à penser, à croire et à créer. C'est nous qui le disons ! « Naître à la vie » pour lui, c'est entrer magistralement en musique. Du cri originel à l'écriture de la partition de nos pensées et émois, tout conflue vers ce flot musical, bruissant de notes entrelacées, ponctué par les silences de nos respirations, de nos pauses. Selon le « vieux proverbe militaire », « nul ne va jamais plus vite que la Musique », mais certains voient plus clair que d'autres. C'est certain.
Troisième branche, bras transcendant s'il en est mais ancré dans nos maternités, croisée du néant et du tout, troisième conte biblique, de la Genèse à la Nativité. Chant de louange, ici s'élève le Magnificat anima mea de Marie tressaillant de joie. A cet égard le philosophe cite la Bible, Luc, 1, 41-44, relatant la visite de Marie à Elisabeth, sa cousine. Marie dit : « Vois-tu, dès l'instant où ta salutation a frappé mes oreilles, l'enfant a tressailli d'allégresse dans mon sein». Michel Serres synthétise en un souffle le rythme de la louange : « Annonciation : le Verbe se fait Chair. Visitation : la Chair se fait Verbe. ». Impossible d'être plus explicite en une ellipse. Quelle délicatesse! L'âme s'étend à l'univers tout entier, vibre en se consumant de l'intérieur, brûle pour le Seigneur.
Ces « trois voyages de vie » musicale, mélodieux à souhait, nous renvoient au cœur de la vie de l'auteur mélomane, pour lequel créer, c'est aussi errer, donc s'adapter. « L'échec forme le mousse, le mitron, l'arpète, le béjaune, moi. ». Comment faire l'expérience en effet du feu sans se brûler ?
La Musique en tant qu'« antichambre du sens », traitée par l'inventeur de « Petite Poucette » avec un grand M dans un torrent de notes nuancées, sautille, comme l'auteur, intrépide et puissante, saisissant l'Absolu pour le remettre sur le tapis. Bref criant « dans le désert du sens », telle la philosophie. « Notes, chiffres, codes… pour chanter, agir, ou connaître, nous manipulons des jetons à zéro de sens ». Quel jeune homme et quelle plaisante ballade ! De l'abstrait au concret, du dur au doux, la musique fluctue, plus puissance qu'acte, renversant nos certitudes et nous autorisant enfin aux détours des chemins de Grands Récits à nous persuader que ce rythme ternaire, Petite Poucette, au-delà de la binarité, aimera.
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Musique, Michel Serres, édition poche, Le Pommier, Paris. 141 pages. 8 €. 2014.
Éditions le Pommier