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A l'occasion des 250 ans de la mort de Jean-Philippe Rameau (1683-1764), ResMusica souligne l'apport incroyablement moderne de cet artiste philosophe, qui fécondera la musique de notre temps de Varèse jusqu'à Boulez et l'IRCAM.
Artiste aux multiples facettes, organiste et compositeur, théoricien et pédagogue (2), Jean-Philippe Rameau est d'abord un musicien des Lumières, épris de connaissances et désireux de comprendre et d'expliquer. Passionné par l'harmonie, et chercheur infatigable, Rameau veut soumettre les données existantes de la théorie musicale à un raisonnement logique basé sur l'observation et la déduction: « La musique est une science qui doit avoir des règles certaines: ces règles doivent être tirées d'un principe évident et ce principe ne peut guère nous être connu sans le secours des Mathématiques. » (3)
Ami des Encyclopédistes et notamment de D'Alembert qui le soutiendra jusqu'en 1752, Rameau travaille cependant en marge de la noble institution; étrangement, c'est à Rousseau qu'est confié l'article Musique dans l'Encyclopédie… et à Rameau de dénoncer, dans un article de 1755, les « Erreurs sur la musique dans l'Encyclopédie ». Il sera néanmoins accueilli en 1749, au fait de sa notoriété, à l'Académie des sciences par l'entremise amicale et reconnaissante de d'Alembert et Diderot; il est invité à lire le fruit de ses recherches retenues sous le titre de « Mémoire où l'on propose les fondements d'un système de musique théorique et pratique ». Encensé par les uns, il est critiqué par les autres et alimentera un débat polémique à partir de 1750 qui aboutit à la rupture avec ses propres défenseurs (D'Alembert surtout) lors de la Querelle des Bouffons (4) en 1752.
Son Traité de l'harmonie réduite à ses principes naturels, étayé Spar deux autres publications (Nouveau système de musique théorique, 1726, et Génération harmonique,1737), n'en fonde pas moins les principes de l'harmonie tonale moderne.
Du monocorde de Pythagore à la notion de « Basse fondamentale »
Rameau reprend comme base de travail, les calculs sur le monocorde, instrument à une corde monté sur une caisse de résonance, à partir duquel Pythagore déjà (VIème siècle av. JC) puis Zarlino (XVIème siècle) et Descartes ensuite (Compendium musicae) obtiennent, par divisions successives de la corde (en 2, 3 et 5) les trois intervalles d'octave, de quinte et de tierce, inhérents à l'accord parfait. Mais Rameau pousse plus avant ses observations qui nourrissent son raisonnement; en démontrant en effet que la corde entière fait entendre, si on la divise en 2, 3, 4, 5 et 6, successivement l'octave, la quinte redoublée (12ème), la double octave (15ème) et la tierce redoublée (17ème), il en vient à établir deux principes de base: celui, essentiel, de l'identité des octaves (l'octave d'une note n'est que sa réplique et non un autre son) et la notion, non moins cruciale, d'un « son principal » contenant tous les autres, son qu'il nommera « basse fondamentale ». Ainsi, raisonnant à partir de l'octave redoublée, Rameau peut envisager les intervalles de quarte et de sixte mineure comme les renversements de la quinte et de la tierce majeure. Le principe d'identité des octaves lui permet aussi de déduire de l'accord fondamental Do, Mi, Sol, les deux renversements Mi, Sol, Do et Sol, Do, Mi, principe même de l'harmonie tonale. « Que ce principe est merveilleux dans sa simplicité! Quoi, tant d'Accords, tant de beaux chants, cette diversité infinie, ces expressions si belles et si justes des sentiments si bien rendus, tout cela provient de deux ou trois Intervalles disposés par Tierces, dont le principe subsiste dans un Son […] (5).
Cette notion de « son principal », « l'unique boussole de l'oreille » (6) peut aussi être envisagée comme axe (Centre harmonique) entre la quinte supérieure Sol et la quinte inférieure Fa, Rameau pointant ici la suprématie des quintes supérieure et inférieure à partir d'un centre et le rôle fonctionnel de ces trois degrés dans la conduite tonale. N'allant jamais plus loin que le sixième son harmonique, Rameau ne parviendra pas à une explication rationnelle de la tierce mineure et se contentera d'une démonstration un rien fumeuse à propos de laquelle ses détracteurs ne le rateront pas.
En théoricien et praticien, Rameau entrevoit les implications pédagogiques de ses découvertes et dénonce, au passage, le conservatisme et l'inefficacité de l'enseignement musical en général.
Les troisième et quatrième Livres du Traité visent davantage les techniques de composition et l'art de moduler par enchaînements logiques des accords. Rameau s'intéresse également à l'art de l'accompagnement des clavecinistes et au chiffrage des accords de la basse continue (7), sous l'angle de la clarification et de la simplification. Concernant la pratique des claviéristes, il faut mentionner les Préfaces des deuxième et troisième Livres de Clavecin publiés respectivement en 1724 et 1729, véritables traités d'interprétation qui donneront naissance en 1732, aux « Dissertations sur les différentes méthodes d'accompagnement pour le clavecin et pour l'orgue ».
Le Traité de l'harmonie réduite à ses principes naturels, que Rameau dit avoir terminé dès 1719, est édité par Ballard en 1722 et connait aussitôt un vif succès dans la société parisienne, assurant la renommée de Rameau, en tant que théoricien, dès sa parution. Voici comment le Père Castel, un savant jésuite, chroniqueur des « Mémoires pour servir à l'histoire des sciences et des arts », en résume le contenu: « […] dans le premier livre, il expose en mathématicien, la nature primitive et intelligible des sons, des intervalles et des accords; dans le second, il raisonne en philosophe sur la nature sensible et expérimentale; dans le troisième, il déduit en maître tout l'art de la composition; dans le quatrième enfin il donne en praticien consommé l'exécution avec toutes les finesses de cet art pour l'accompagnement » (8)
Le phénomène naturel de la résonance
La deuxième étape de ses réflexions coïncide avec la découverte des travaux du physicien Joseph Sauveur parus en 1701, dont le père Castel, ami fidèle depuis la parution du Traité, conseille la lecture à Rameau. Sur la base des observations de Descartes (un des premiers philosophes au XVIIème siècle à s'intéresser à la physique du son), Sauveur découvre la notion de fréquence permettant de déterminer la hauteur du son; il révèle, dans ce son, la présence de sons harmoniques, l'octave, la quinte et la tierce (en ce qui concerne les cinq premiers), des hauteurs obtenues jusqu'alors par la division mathématique sur le monocorde. Rameau trouve alors la validation scientifique de ses premières déductions et la preuve indéniable que la Musique doit être reconnue comme une science physico-mathématique et non pas seulement comme le simple plaisir des oreilles: « L'harmonie, qui consiste dans un mélange agréable de plusieurs sons, est un effet naturel, dont la cause réside dans l'air agité par le choc de chaque corps sonore en particulier »(9).
Et, derechef, il publie deux autres ouvrages (Nouveau système de musique théorique en 1726 et Génération harmonique en 1737) prenant en compte ce qu'il avait intuitivement pressenti, à savoir le phénomène naturel de la résonance d'un « corps sonore » qui restait inconnu jusque là. Dans Nouveau système de musique théorique, Rameau aborde la question épineuse de l'accord des claviers et plaide pour l'adoption du tempérament égal (10).
Génération harmonique paru en 1737 est dédicacé à « ces Messieurs de l'Académie royale des Sciences ». En 1750, lorsque paraît Démonstration du principe de l'harmonie, exposé le plus clair et plus aisé à lire de tous les écrits théoriques de Rameau – qui n'est autre que la publication du « Mémoire » présenté aux académiciens – le compositeur déclare: « L'ouvrage que je donne aujourd'hui est le résultat de mes méditations sur la partie scientifique d'un Art dont je me suis occupé toute ma vie. »
Rameau déduira de ses travaux théoriques deux principes essentiels gouvernant son art de la composition; à savoir que la mélodie est engendrée par l'harmonie et que c'est de cette dernière, et non de la mélodie, que découle l'expression: radicalement opposée à Rousseau, l'idée ramiste de la supériorité de l'harmonie sur la mélodie s'exprime, sous la plume de Rameau, en ces termes: « C'est à l'harmonie seule qu'il appartient de remuer les passions, la mélodie ne tire sa force que de cette source dont elle émane directement ». (11). Le compositeur du Devin du village (12) attaquera directement, et de manière très provocatrice, les idées de Rameau dans sa Lettre sur la musique française publiée en 1753, qui alimentera d'autant la discorde entre les deux musiciens au sein de la Querelle des bouffons: elle opposait les tenants de la musique italienne aux défenseurs de l'art français incarné par la musique de Rameau.
L'Origine des sciences
La publication de Démonstrations du principe de l'harmonie (1750) et surtout Nouvelles réflexions de M. Rameau sur sa « Démonstration du principe de l'harmonie » (1752), marquent le début de la rupture de Rameau avec D'Alembert. Partant du principe que l'harmonie trouve ses lois dans la nature, Rameau émet l'idée, un rien risquée, de la musique en tant qu'origine des sciences (13). Elle précéderait donc la géométrie… Les réactions des Encyclopédistes ne se font pas attendre. « Tout le système de M. Rameau est appuyé sur la résonance du corps sonore: mais les conséquences qu'on tire de cette résonance n'ont point et ne sauraient avoir l'évidence des théorèmes d'Euclide », tient à préciser D'Alembert (14).
Obsessionnel et vindicatif, Rameau ne lâchera jamais prise face à ses détracteurs et poursuivra, dans les dix dernières années de sa vie, une correspondance très polémique avec D'Alembert, Grimm (15) et Rousseau: « tel un guerrier immolé sur l'autel de la science, écrit Sylvie Bouissou dans sa biographie de référence (Fayard), Rameau meurt la plume à la main » (16).
Si Rameau s'engage, solitaire, à la fin de sa vie, dans des réflexions qui débordent largement ses travaux de théoricien et praticien de la musique, (17) il n'en est pas moins un des premiers musiciens à avoir défendu l'idée de la fécondation de l'art par la science, un concept éminemment moderne, qui guidera les ambitions sonores d'un Edgard Varèse au XXème siècle et que Pierre Boulez concrétisera par l'ouverture des locaux de l'IRCAM (18) en 1977.
Notes :
(1) L'expression est de D'Alembert
(2) Né à Dijon, en 1683, Jean-Philippe Rameau fait son apprentissage musical auprès de son père, organiste de plusieurs tribunes de la ville, et débute une carrière provinciale d'organiste et improvisateur, à Dijon d'abord, puis à Lyon et à Clermont-Ferrand. Il s'installe définitivement à Paris en 1723. Il consacre la première partie de sa vie de compositeur majoritairement aux pièces de clavecin dont il publie trois Livres jusqu'en 1729. Il aborde la scène lyrique en 1733, sur laquelle il concentre toute son activité de composition jusqu'à la fin de sa vie.
(3) Traité de l'harmonie réduite à ses principes naturels, Paris, Ballard, 1722, Préface.
(4) La Querelle des Bouffons (pour ou contre la musique italienne) est déclenchée par l'arrivée de la “Troupe des Bouffons”, conduite par l'impressario Eustaccio Bambini, présentant sur scène La Serva Padrona (La servante maîtresse) de Pergolèse. Cet “intermède comique”, au sujet tiré du quotidien, fait un triomphe auprès d'un public lassé par l'art guindé et institutionnel de la Tragédie lyrique.
(5) Jean-Philippe Rameau, Traité de l'harmonie, op.cit, p.127-128
(6) Jean-Philippe Rameau, Génération harmonique, Dédicace à Messieurs de l'Académie des Sciences, Préface.
(7) Principe d'accompagnement consistant en une ligne de basse portant des chiffrages d'accords que le clavecin, ou tout autre instrument polyphonique, va réaliser à vue.
(8) Castel, compte rendu sur le Traité de l'harmonie, dans le Journal de Trévoux, 1722, octobre, p.1720) cité par Sylvie Bouissou, Jean-Philippe Rameau, Fayard, 2014, p.913.
(9) Rameau, Génération harmonique, 1737, p.15
(10) Division arbitraire de l'octave en douze demi-tons égaux, le tempérament égal ignore la différence d'un comma entre le demi ton chromatique (do-do#) et le demi ton diatonique (do Réb) que l'on prenait en compte dans l'accord des claviers à l'époque de Rameau
(11) Jean-Philippe Rameau, Observations sur notre instinct pour la musique, 1754, Préface.
(12) Intermède en un acte de Rousseau dont il écrit le livret et la musique, créé devant Louis XV, à Versailles, le 18 octobre 1752.
(13) Origine des Sciences est un court texte adressé à D'Alembert.
(14) D'Alembert, article gamme dans Encyclopédie tome 7, 1759, p.268.
(15) Frédéric Melchior Grimm (1723-1807), écrivain et journaliste allemand fixé à Paris depuis 1749, auteur de La Lettre sur Omphale (1752) où il se pose en fervent partisan de l'art italien
(16) Sylvie Bouissou, Jean-Philippe Rameau, op.cit..
(17) Cf. l'excellente étude de Sylvie Bouissou, Le corps sonore comme modèle des sciences in Jean-Philippe Rameau, op. cit. p.937-989.
(18) Institut de Recherche et de Coordination Acoustique Musique.
Bibliographie sélective :
Œuvres complètes
Jean-Philippe Rameau, intégrale de l'œuvre théorique, Traités, Méthodes, Préfaces, Polémiques et correspondances, Bertrand Porot et Jean Saint Arroman éditeurs, Bressuire, Fuzeau, 3 tomes, 2004
Ouvrages
Philippe Beaussant, Rameau de A à Z, Fayard, Paris, 1999
Sylvie Bouissou, Jean-Philippe Rameau, Fayard, Paris, 2014
Catherine Kintzler, Jean-Philippe Rameau, splendeur et naufrage de l'esthétique du plaisir
à l'âge classique
Raphaëlle Legrand, Rameau et le pouvoir de l'harmonie, Cité de la musique, Paris, 2007
1 commentaire sur “Jean-Philippe Rameau, à la croisée de la musique et des sciences”