Jean-Christophe Maillot chorégraphe engagé
Plus de détails
Jean-Christophe Maillot, actuel chorégraphe-directeur des Ballets de Monte-Carlo, est un esprit libre qui revendique le droit à la diversité chorégraphique. La semaine passée, il évoquait pour ResMusica ses débuts et sa carrière aux Ballets de Monte-Carlo. Il nous livre à présent sa vision du métier et se confie sur sa récente collaboration avec le Théâtre du Bolchoï.
« C'est dans la logique de mon parcours personnel d'avoir choisi de faire une création au Théâtre du Bolchoï, et non pas à l'Opéra de Paris. »
RM : Vous considérez-vous comme un chorégraphe engagé ?
JCM : Oui, je suis un chorégraphe engagé car je défendrai toujours une certaine idée de la danse, celle de la danse multiple. J'ai une véritable haine de l'exclusion de l'autre, je déteste la cooptation, toutes ces familles qui existent et se battent entre elles. Je suis un épicurien, né au pays de Rabelais, j'ai besoin d'être nourri, et nourri de tout. Je défends la qualité, mais aussi la diversité. Rosella Hightower fut l'une des premières à défendre cette idée. Cette femme exceptionnelle avait créé une école ouverte et créative. Elle me disait que je représentais l'union des opposés.
Je suis très isolé et ne fais partie d'aucune famille : c'est à la fois un handicap et un grand luxe. Je suis une espèce d'électron libre. Revendiquer cette liberté, c'est une forme d'engagement. Je n'ai jamais eu le sentiment de mentir sur ce que j'aimais ou pas. J'ai au contraire ouvert ma bouche bien trop souvent ! J'ai fréquemment éprouvé le besoin et l'envie d'inviter des artistes que je pressentais représentatifs d'un mouvement signifiant dans la danse à un moment donné. J'apprécie l'audace de chorégraphes comme Marco Goecke, Sidi Larbi Cherkaoui ou Chris Haring. Lorsque je les ai fait venir à Monaco, c'était la première fois qu'ils créaient pour une compagnie classique. Sidi Larbi Cherkaoui a été le premier chorégraphe contemporain invité qui ne s'est pas senti, par principe, obligé de prendre les moins bons danseurs de ma compagnie pour prouver que la danse contemporaine révèle ceux qui n'entrent pas dans le moule académique !
D'ailleurs, même dans l'univers politique, la bipolarité droite-gauche tend à disparaître, et ce, en dépit de toutes les résistances. La mondialisation et l'universalité nous amènent en effet à penser que nos différences ne sont pas si grandes. Cela prendra du temps, mais c'est ainsi : nous sommes condamnés à vivre ensemble. Et ce, même s'il existe encore quelques relents français entretenus par des quinquagénaires qui ne lâchent pas la barre, car ce serait détruire tout ce à quoi ils ont voulu croire pendant des années.
RM : Vous avez récemment créé pour le Théâtre du Bolchoï une nouvelle version du ballet La Mégère apprivoisée…
JCM : Notre collaboration s'est, dans un premier temps, nouée sous forme d'échanges : en décembre 2011, le ballet du Bolchoï avait été invité à se produire sur la scène du Grimaldi Forum ; puis en juin 2012, la troupe des Ballets de Monte-Carlo s'est rendue à Moscou.
Sergei Filin avait envie que je vienne travailler avec ses danseurs. Il m'a parlé exactement comme je parle aux chorégraphes lorsque j'ai envie qu'ils viennent collaborer avec moi à Monaco. C'était la première fois qu'un chorégraphe étranger était invité à créer une soirée narrative entière pour la compagnie. J'ai été porté par une émulation générale, des artistes aux services administratifs en passant par les services techniques. A l'Opéra, les gens sont plus ou moins blasés, car les collaborations avec des chorégraphes extérieurs sont fréquentes.
J'ai vécu quatre mois extraordinaires, magiques. J'ai pris beaucoup de plaisir à travailler avec la compagnie. Je suis resté sans voix devant l'engagement des danseurs du Bolchoï : ces gamins bossent comme des fous ! Il est impossible de trouver cela ailleurs. J'ai le sentiment d'avoir créé une bonne pièce, d'avoir offert au public un travail crédible. En fait, c'est dans la logique de mon parcours personnel d'avoir choisi de faire une création au Théâtre du Bolchoï, et non pas à l'Opéra de Paris.
RM : L'Opéra de Paris et vous : peut-on parler d'un rendez-vous manqué ?
JCM : J'ai toujours eu une relation compliquée avec l'Opéra de Paris. Rudolf Noureev m'avait proposé de remonter le ballet le Chout de Sergei Prokofiev, en conservant la chorégraphie et les décors originaux. A l'époque, j'avais refusé, car je n'avais malheureusement pas compris sa démarche. Plus tard, Patrick Dupond m'a proposé de remonter la chorégraphie du Faust de Gounod qu'avait créée Balanchine. Là encore, ce fut un rendez-vous manqué. Puis ce fut le règne de Brigitte Lefèvre. Une signature de contrat a eu lieu en 2009. Un jour, elle est venue vers moi et m'a dit : « Il faut qu'on fasse quelque chose ensemble ! » Une signature de contrat faillit avoir lieu en 2009. Malheureusement, j'ai dû annuler cette collaboration parce que nous avions à Monaco le Centenaire des Ballets Russes qui nous a pris énormément de temps.
J'ai toujours eu le sentiment que la danse néoclassique n'était pas désirée à l'Opéra. Aujourd'hui, il y a un retournement de situation total avec la nomination de Benjamin Millepied à la tête de l'institution, nomination dont je me réjouis. C'est une bonne chose que ce ne soit pas quelqu'un issu du sérail : cela oblige les gens à agir différemment, à penser différemment ; c'est un grand bol d'air frais. Brigitte [NDLR : Lefèvre] a tenu 20 ans à la Direction de la danse. D'un point de vue artistique, nous n'avons jamais réussi à nous rencontrer tous les deux, je ne lui jette pas la pierre, car c'est une responsabilité partagée. En fait, elle me disait souvent que la particularité de mon travail était d'être en décalage avec ce que l'on vivait à l'époque, que mon travail arrivait trop tôt. Pour moi, c'est un compliment ! Pour conclure, je dirais que je n'ai jamais eu l'impression d'être désiré ou attendu à l'Opéra de Paris. Or, un chorégraphe, comme un danseur, ressent le besoin d'être désiré.
« Danser est un travail de titan qui ne supporte ni la fainéantise, ni la faiblesse. »
RM : Vous avez dit dans une interview que les danseurs, malgré leur dévouement,finissaient toujours par trahir l'idée originelle de la chorégraphie et qu'à la fin, vous n'étiez jamais satisfait…
JCM : J'ai une admiration profonde et sans limites pour les danseurs. J'aime mettre mes interprètes en valeur, c'est même la particularité de mon travail. Je trouve que c'est extrêmement différent d'être peintre ou écrivain. Le peintre a le contrôle sur son trait, comme l'écrivain a le contrôle sur sa prose, tandis que la plupart du temps, la proposition du danseur est une trahison ! Jamais je ne pense avoir vu danser une de mes œuvres telle que je l'avais rêvée. Je suis donc dans une espèce d'insatisfaction permanente. Certes, il existe des exceptions : Bernice Coppieters est une danseuse exceptionnelle, qui transcende toutes mes œuvres. J'ai ressenti cette même satisfaction avec Ekaterina Krysanova, qui a dansé ma création La Mégère Apprivoisée au Théâtre du Bolchoï.
La qualité des interprètes a la capacité de révéler ou de détruire une œuvre : c'est un constat très angoissant pour un chorégraphe. C'est pour cela qu'il est essentiel pour moi d'avoir des danseurs qui ont une réelle envie de travailler avec moi. Je n'ai jamais poussé les gens qui n'ont pas envie d'être poussés, je ne veux forcer personne. L'infantilisation des danseurs est quelque chose qui m'exaspère. J'aime dire à mes danseurs : « Ce qui vous arrive de bon, c'est grâce à vous. Mais ce qui vous arrive de mauvais, ce n'est pas forcément à cause de moi. » De manière générale, je suis quelqu'un de très critique, rarement enthousiaste d'un spectacle tel qu'il soit, car pour moi la danse est une quête d'absolu extrêmement complexe. La seule chose qui compte, au final, c'est d'inscrire une œuvre dans le temps.
RM : On se souvient tous des Lettres à un jeune danseur que Béjart a écrites. Et vous, quels conseils donneriez-vous à un danseur en devenir ?
JCM : Marie-José Perec disait que lorsqu'elle courait, elle se sentait dans un état de transe et qu'elle aurait préféré mourir plutôt que s'arrêter. C'est pareil pour un danseur.
Ce qui est sûr, c'est qu'un jeune, lorsqu'il décide de devenir danseur, sous-estime l'engagement qu'il devra donner sur scène. Danser est un travail de titan qui ne supporte ni la fainéantise, ni la faiblesse ; ce métier est un des plus rigoureux et exigeants qui soient. Et lorsqu'un danseur a pratiquement tout acquis, les 3% qui restent représentent ce qui fait que sa prestation sera exceptionnelle ou pas.
J'ai vu danser dans l'école de Rosella Hightower des danseurs qui ne correspondaient pas aux canons classiques dans le sens académique du terme, mais qui dégageaient quelque chose d'incroyable. Si tu rêves de danser, si c'est quelque chose qui t'appartient, tu as ta place dans cet univers. En fait, tout est question de circonstances, il faut juste réussir à trouver sa place. J'ai un petit cousin de quinze ans qui souhaite devenir danseur. Sa volonté est telle que rien ne l'empêchera de danser. Il n'a pas le choix, cette vocation est innée chez lui.
Mais même lorsque ce n'est pas inné, on peut aller le chercher. Bernice Coppieters, par exemple, est complètement habitée. Il n'y a pas une seule part de hasard dans ce qu'elle fait : tout n'est que travail chez elle. C'est pourquoi elle peut tout danser. Elle va chercher ce 3% à chaque fois et le résultat est à chaque fois extraordinaire. Comme disait Kylian, ce type d'interprète vient d'une autre planète.
Quand une vocation est innée chez un danseur, quand il a des facilités, cela donne de grands interprètes classiques qui danseront Giselle ou Le Lac des cygnes. Mais ce sont les autres, ceux qui auront dû travailler deux fois plus, qui auront une vie chorégraphique riche et variée.
En définitive, je dirais à un jeune qui veut devenir danseur : « Si tu ne peux pas t'en passer, fonce. Sinon, abandonne, car tu vas en baver pour rien. »
Lire aussi la première partie de cet entretien : « L'odyssée de Jean-Christophe Maillot »
1 commentaire sur “Jean-Christophe Maillot chorégraphe engagé”