Loin d'opposer les spectacles selon une dichotomie manichéenne qui tendrait à décerner les bons et les mauvais points, il conviendrait de dresser – avec une subjectivité assumée et non moins argumentée – un bilan de cette édition 2014. Deuxième année pour le Ring très prometteur de Frank Castorf, cette édition est aussi l'occasion de jauger certains spectacles à l'aune des premières impressions et des réflexions qu'ils nous inspirent durant ces quelques années, au fil des reprises.
Loin d'opposer les spectacles selon une dichotomie manichéenne qui tendrait à décerner les bons et les mauvais points, il conviendrait de dresser – avec une subjectivité assumée et non moins argumentée – un bilan de cette édition 2014. Deuxième année pour le Ring très prometteur de Frank Castorf, cette édition est aussi l'occasion de jauger certains spectacles à l'aune des premières impressions et des réflexions qu'ils nous inspirent durant ces quelques années, au fil des reprises.
Ring mis à part, c'est au Fliegende Holländer de Jan Philipp Gloger que revient la palme du spectacle le plus récemment monté sur la Colline. Malheureusement aussi, c'est le spectacle le moins intéressant de cette année. Que dire de ce décor de Christof Hetzer qui d'emblée dit et surligne ce que la mise en scène dit également de manière très évidente ? Notre Hollandais est un être déprimé et visiblement perdu dans un monde hyper-technologique où les flux (tant sentimentaux que monétaires) circulent à la vitesse de la lumière et font tourner des compteurs qui réagissent au sismographe de la partition. La métaphore des réseaux électroniques comme échange d'informations et stimuli sensoriels capte l'attention au point d'oublier le jeu assez mince de Samuel Youn contraste avec le métal expressif de Ricarda Merberth, tous deux prisonniers d'un univers manufacturé aux couleurs gris acier. Le message se limite au premier degré : l'argent éloigne du sentiment et la quête du profit déshumanise la société. Il faut accepter le parti-pris de Gloger qui focalise sur la cupidité de Daland en évacuant au passage tout élément relatif à l'océan et au monde maritime. Les fileuses travaillent en uniforme dans une chaîne de montage de ventilateurs, produit-phare de l'entreprise Daland. Les costumes soulignent le fait que la séparation des tâches est également une séparation sexuelle. À la standardisation des ouvrières répond l'usage du costume trois pièces des employés de bureau. La critique sociale apparaît subrepticement dans la permanence des codes qui survit à l'émancipation financière des travailleuses. Le brushing-robe tergal remplace la blouse de travail… autant d'artefacts qui laissent insensible une Senta occupée à barbouiller en noir une figurine de carton à l'image de son mystérieux amant. Trop transparents (la dénomination N1-H1L) ou trop naïfs (les ailes de papillon de Senta), certains éléments disparaissent, tandis que la figure finale de la rédemption glisse nettement du couple allégorique à celle d'une Victoire ailée couronnant de sa palme le héros transfiguré. Ces modifications ne permettent pas de rétablir ce qui manque de cohérence d'Erik (Tomislav Muzek) et au Pilote (Benjamin Bruns, seul rescapé de la première saison), effacés par la mise en scène alors même qu'ils affichent une forme vocale éblouissante. Le réglage des chœurs achoppe une fois de plus sur une logique et une disposition contraires à tout effet naturel. On devine par le jeu des regards l'emplacement des écrans de contrôle placés en coulisses. C'est par ces défauts scénographiques que s'infiltre la direction à grands effets dont nous gratifie Christian Thielemann – sans doute habile à mettre en scène un orchestre prétendument invisible mais qui veille sur l'action tel un Leviathan menaçant.
Hué systématiquement depuis la première en 2011, le Tannhaüser mis en scène par Sebastian Baumgarten et le plasticien néerlandais Joep van Lieshout n'aura pas dérogé à la règle – ajoutant à la réception houleuse la primauté d'un dysfonctionnement technique lors de la soirée d'ouverture du festival… Si l'on ajoute que le plateau vocal n'a jamais pu trouver un équilibre satisfaisant (seule l'excellente Camilla Nylund est restée fidèle à cette aventure) et que la direction musicale a changé de baguette d'une année à l'autre (le très plat Axel Kober enterrant cette année le projet d'origine de confier à un chef « baroque » la partie orchestrale), on ne peut qu'être sceptique face à tant d'événements improbables. L'anecdotique oblitère la véritable valeur d'une des propositions scéniques les plus audacieuses à propos de cet ouvrage. En déplaçant l'enjeu du côté de l'installation plastique et de la performance, Baumgarten fait voler en éclats la notion de scénographie classique. Si le crime de lèse-wagnérien est de contraindre à lire un très généreux texte de présentation, on comprend mieux les protestations d'une certaine partie du public. L'idée d'une société vivant en autarcie est ici matérialisée par un décor fixe figurant un assemblage complexe de réservoirs et de tuyaux dans lesquels circulent matières en décomposition et gaz de fermentation. La présence de spectateurs sur scène et l'absence de rideau de scène permet un accès direct à l'action et une vision en continu, y compris durant les entractes. La distanciation brechtienne joue à plein pour faire de cet « Alkoholator » central et de ces acolytes, la fabrique et la distribution d'une idéologie devenue pain quotidien et religion sociale.
L'accident technique aura privé le premier acte d'une des idées les plus faibles : la cage amovible dans laquelle se débattent en guise de Venusberg, des formes primitives entre spermatozoïdes géants et batraciens improbables… La surprise, rapidement éventée, tourne à vide tandis que l'attention se concentre désormais sur le fonctionnement du gigantesque dispositif. Les qualités d'acteur apparaissent en pleine lumière et à ce petit jeu, il devient parfois périlleux pour les chanteurs de satisfaire à la difficulté technique et expressive de leur rôle (notamment le couple Tannhaüser-Vénus ici tenu par Torsten Kerl et Michelle Breedt). La radicalité assez crue des battements cardiaques filmés aux rayons X ne laisse aucun doute sur la valeur de cet amour courtois qui peine à faire oublier sa dimension physiologique et hormonale. Sans doute le projet était, sur ce point précis, trop ambitieux pour les contraintes étroites d'une représentation lyrique. Néanmoins, le spectacle s'inscrit dans la droite ligne du projet wagnérien de créer à Bayreuth un atelier de réflexion et d'innovation. On reste par exemple admiratif de la manière avec laquelle Baumgarten règle les scènes où se croisent chœur et figurants. La cohérence des timbres contredit l'impression visuelle d'une grande agitation continue, comme si le livret se superposait en filigrane à la lecture du scénographe dans un jeu de premiers et d'arrière-plans. En définitive, il y a ici tous les ingrédients qui composeraient un succès mais leur superposition ne crée pas d'amalgame et donne une impression de rendez-vous manqué.
Le succès public du Lohengrin de Neuenfels version 2014 renvoie aux interrogations que nous évoquions plus haut concernant les premières souvent chahutées qui se transforment progressivement en succès établi. Trois ans en arrière, ils étaient peu nombreux les hardis spectateurs se risquant à applaudir ce que tout le monde alors considérait comme une énième pochade du Regietheater triomphant. On avait osé toucher à la représentation du chœur, véritable institution à la qualité musicale rarement contestée. Or, pour figurer ce bon peuple du Brabant, ne voilà t-il pas que Neuenfels use d'une baguette maléfique, transformant en une armée de rats, souris et autres souriceaux l'agrégat vocal monolithe et somptueux. Scandale garanti à l'arrivée sur scène de ces animaux monstrueux et fantasmes sournois… Pour calmer les esprits, Jonas Kaufmann faisait son (unique) apparition à Bayreuth – rapidement remplacé par un Klaus-Florian Vogt qui signait là sans le savoir une incarnation jugée « définitive » par l'ensemble des observateurs avisés. Cette année encore, le public se presse pour venir applaudir à tout rompre celui qui fait officie d'épicentre de ce séisme médiatique. Il est vrai que la mise en scène exige un talent d'acteur consommé pour ne pas risquer de se ridiculiser au milieu de ces rats géants qu'on dirait issus d'une expérience de laboratoire ou d'un mauvais rêve.
Le principe de la scénographie est d'une simplicité telle que l'on ne peut que s'étonner d'un scandale tenant uniquement à cette pauvrissime histoire de rongeurs. Le théâtre de l'absurde est convoqué à plusieurs reprises, notamment dans le premier acte qui sert d'exposé de l'action et du concept. On hésite entre rire et frayeur, comme si l'intrigue médiévale revue et corrigée par Georges Vitrac ou Max Ernst apportait avec le flux des images, son lot d'interrogations. L'une des pistes de lecture probable serait de situer ce qui ce passe sur scène du point de vue interne d'un des personnages. Le roi Heinrich offre toutes les caractéristiques du dérangement mental propre à considérer ce qui l'entoure comme le reflet d'une hallucination permanente.
Les rapports d'humanité/animalité prennent un relief particulier et l'on peut chercher à regarder la métaphore animale comme une excroissance fantasmée du comportement du peuple, veule et soumis. La deuxième piste ne contredit pas la première mais permettrait, en la croisant, de dégager un espace de réflexion aux contours illimités. Neuenfels multiplie les allusions à l'idée d'une expérimentation (la nudité stérile des parois, les figurants en scaphandre de protection, l'injection à l'aide de seringues, l'image finale du foetus sortant de l'œuf etc.). Imaginons donc un instant que le spectateur observe la scène derrière un quatrième mur tel le laborantin scrutant les effets de telle ou telle substance sur le comportement des animaux. L'intrigue comme répercussion d'une causalité extérieure qui pèserait sur elle, voilà qui répond à la fois aux incohérences du merveilleux narratif ainsi qu'à la vision esthétique de Neuenfels. Les différents niveaux de lecture exigent des chanteurs qu'ils puissent trouver leurs marques dans cet univers si particulier. Le rôle-titre mis à part, on retrouve avec plaisir l'Ortrud de Petra Lang, un rôle qui lui sied particulièrement bien et qu'elle porte avec l'incandescence nécessaire qui avait signé son succès lors de la première reprise. La véhémence de son jeu entraîne progressivement le Telramund de Thomas Johannes Mayer peu à son aise dans le premier acte. La folie un brin surjouée de Wilhelm Schwinghammer ne permet pas de donner au roi Heinrich la place de pivot dramatique face au solide héraut de Samuel Youn. Visiblement intimidée par l'enjeu, Edith Haller limite son Elsa à une incarnation précautionneuse, sans doute moins cohérente aux côtés de l'exceptionnel Klaus Florian Vogt. La direction ductile et aérienne d'Andris Nelsons joue la carte de la lisibilité, condition essentielle à la bonne perception du travail de Neuenfels. Souhaitons à Alain Altinoglu de pouvoir prolonger et renouveler l'homogénéité d'une production complexe qu'il faut sans doute apprécier au-delà des clichés et des apparences.
Crédits photographiques : © Festival de Bayreuth
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