Richard Wagner a voulu faire du Festspielhaus de Bayreuth l'épicentre de sa révolution musicale et intellectuelle. L'importance de ce lieu emblématique sur la représentation n'est pas à rechercher du côté de l'archéologie mondaine, contrairement à ce que voudrait nous faire croire l'atavisme nostalgique d'une bonne partie de l'assistance.
Il est plaisant d'observer la tentation du public jet-set à importer ses manies hors d'âge dans un cadre qui s'y prête aussi peu. Anecdotique si elle s'en tient à la prétention sociale, cette tendance contamine la façon dont les œuvres sont perçues et l'attention exagérée à la mise en scène.
Véritable miroir aux alouettes des apprentis pèlerins, c'est par l'imagerie et la stimulation visuelle que survit l'intérêt d'une majorité des festivaliers à gravir régulièrement la Colline. Cette disproportion pose implicitement la question du champ musical et de l'impact idéologique des œuvres représentées à Bayreuth. Dès 1876, le concept de Gesamtkunstwerk est – de l'aveu même de Wagner – déceptif. La ferblanterie néo-celtique des premières représentations rajoute à l'embarras des interprètes à se mouvoir sur scène d'une manière crédible en maîtrisant toutes les subtilités d'une partition à la difficulté redoutable et inédite. Impossible dès lors de traduire concrètement par le théâtre, l'ampleur souveraine d'une œuvre aussi complexe. Dès l'origine du festival, la survie des représentations devra emprunter la voie étroite de l'exigence et de l'écoute, avec son cortège de dévots véritables ou imposteurs.
Bayreuth est le lieu où, pour la première fois depuis l'époque baroque, la question de la mise en scène du théâtre chanté se pose avec autant de profondeur. Question sournoise, qui suppose implicitement qu'on considère comme acquises les chimériques contorsions dialectales autour du déclin du chant wagnérien ou l'absence de chefs dignes de ce nom depuis l'après-guerre… Une simple lecture des comptes-rendus d'époque laisse pourtant apparaître des débats récurrents, ce qui laisserait penser que la modernité est restée à Bayreuth à la fois une notion esthétique essentielle et un horizon d'attente transmis de génération en génération.
Parler de mise en scène, c'est se heurter inévitablement à une question tant polémique qu'épidermique. Chaque « révolution » construit ici une série de systole-diastole organisée vaguement vers l'idée d'un progrès et d'une évolution des mentalités sur les ruines de la génération précédente. Une fois anéantie la sacro-sainte et très ridicule conservation des rites et décors par la veuve Cosima, on pense avoir atteint avec Adolf Appia un équilibre entre épure et beauté esthétique – équilibre rompu avec l'irruption du style Wieland, avec des décors somptueux et une parfaite maîtrise des éclairages. Après le scandale vient le succès et, inévitablement, quelque chose qui ressemble à la volonté d'inscrire dans le marbre de la norme cette modernité dont on se plait à oublier qu'elle est née du scandale. Ainsi, les contempteurs de Chéreau sifflaient en 1976 la disparition des Ring de Wieland quand leurs enfants aujourd'hui sifflent Castorf et réclament du Chéreau…
Les commentateurs ont pris la mauvaise habitude de banaliser ce passage obligé qui mène une production du scandale éhonté au succès écrasant. Avec l'arrivée à la direction du festival d'Eva Wagner-Pasquier et Katharina Wagner, la banalisation a pris une nouvelle dimension. À y regarder de près, les choix opérés ces dernières années n'ont jamais été le fruit d'un hasard ou d'une volonté malheureuse de nuire à la réputation du lieu. Exemple flagrant de cette méprise consensuelle : les Meistersinger de Katharina, pris pour cible dès la première année par la frange la plus réactionnaire, sans doute parce que cette scénographie dénonçait avec une maestria sans égal les us et coutume de ce nationalisme chevillé aux corps et aux tympans. Certes, le succès (mérité) du très prolifique et complexe Parsifal de Stefan Herheim a sans doute contribué à s'en tenir pour les Meistersinger à une vision assez superficielle. C'est d'autant plus dommageable que les deux productions proposaient une lecture au vitriol de l'Histoire allemande, la première prenant le parti de faire de Beckmesser la figure tutélaire au détriment de Sachs, la seconde usant d'une iconographie millimétrée pour le plus bouleversant des voyages dans le temps.
Le public a besoin de concepts suffisamment simples pour pouvoir être développés et véhiculés par une majorité de spectateurs. Quand ces concepts exigent de ces mêmes spectateurs un regard distancié, voire autocritique, on voit naître une ligne de fracture entre « anciens » et « modernes » – les premiers trouvant dans la protestation systématique une forme de revendication d'un goût esthétique qu'ils auront mis des années à peaufiner, les seconds applaudissant à tout rompre (mais sans forcément tout comprendre) des productions qui interpellent leur jugement et les bousculent dans leurs certitudes.
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