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François-Frédéric Guy s'est imposé comme l'un des pianistes majeurs de notre époque. Au concert et au disque, il fréquente des monuments comme les Concertos et les Sonates de Beethoven ou la Sonate en si mineur de Liszt. Il explique, pour ResMusica, sa vision de ces monuments pianistiques et musicaux.
« Pour moi il n'y a aucune différence entre les compositeurs contemporains et les autres compositeurs. »
ResMusica : Vous avez enregistré les concertos et les sonates de Beethoven. Quelles sont les défis, pianistiques et humains, soulevés par l'enregistrement de ces partitions ?
François-Frédéric Guy : Les défis à relever sont différents pour les deux cycles. Les cinq concertos ont été écrits pour permettre à Beethoven de s'imposer en tant qu'interprète à Vienne et dans toute l'Europe. La virtuosité y est éblouissante et je m'étonne sans cesse qu'elle ne saute pas aux yeux du public ou des interprètes comme celle d'un Rachmaninov par exemple. Le tour de force est de ne jamais être creux sans pour autant intellectualiser une musique qui touche immédiatement et durablement le public en plein cœur. Les sonates sont une tout autre affaire. C'est l'affaire d'une vie ou de plusieurs d'ailleurs ! Le défi tient d'abord en quelques chiffres vertigineux. : 32 sonates dont les 600 pages s'étalent sur plus de 30 ans. C'est onze heures de musiques, d'une intensité inégalée et probablement inégalable dans sa constante perfection, sa nouveauté, sa richesse et finalement sa beauté. C'est un défi humain, physique, musical, total. Chacune des milliers de phrases musicales de ces sonates doit être restituée avec une acuité parfaite pour à nouveau parler au cœur de l'auditeur. Comme me disait le pianiste Karl-Ulrich Schnabel, chaque phrase musicale doit exprimer un caractère qui lui est propre. Imaginez les milliers de caractères à exprimer dans une somme telle que les 32 sonates ! Les défis techniques sont immenses à chacune des 32 étapes. Beethoven invente à chaque instant la technique pianistique et compositionnelle moderne. Nous, pauvres artisans devons trouver en nous-mêmes la voie de la vérité beethovenienne.
RM : Que représente, pour un pianiste, l'enregistrement de telles sommes, piliers de l'Histoire de la musique ?
FFG : Un accomplissement sans pareil. Qui peut d'ailleurs être renouvelé au fil du temps. L'enregistrement fige, mais l'interprétation évolue. Et on en retire une fierté certaine, qui n'a rien à voir avec une vanité frelatée. Non, une vraie fierté comme celle de l'alpiniste qui arrive en haut de l'Everest; vivant !
RM : Comment préparez vous les interprétations et les enregistrements ?
FFG : Après 7 intégrales des 32 sonates au concert et une intégrale au disque, on aborde les choses avec plus de distance et de maturité. Les premières fois, le travail était tous azimuts, plus de dix heures par jour ! Avec ce que ça peut comporter comme risques physiques et blocages mentaux. Maintenant j'ai appris à gérer l'effort, répartir les tâches, faire plus confiance à un acquis. Et ce sont des grappes de sonates que je travaille simultanément. Comme un gigantesque puzzle à reconstituer.
RM : Est-ce qu'écouter d'autres pianistes (du passé ou du présent) est une source d'inspiration ?
FFG : Ce fut le cas par le passé. Je ne résiste pas à réécouter Schnabel dans les sonates ou Fleisher dans les concertos. Mais de moins en moins. Je forge ma propre vision sans cesse remise sur le métier. Comme pour la Hammerklavier dont je fêterai dans quelques mois ma 100ème exécution en concert…
RM : Vous dirigez du piano les Concertos pour piano de Beethoven. La direction est-elle une suite logique dans votre évolution artistique ?
FFG : Absolument. Non pas que je veuille subitement changer de voie ou me lancer de manière hasardeuse dans une carrière différente. Non c'est par pur plaisir, comme une prolongation naturelle. J'ai rêvé plus jeune de diriger, pour des raisons purement musicales. Mes compositeurs favoris, hormis Beethoven, sont : Bruckner, Wagner, Mahler, et Strauss. Ils ont surtout écrit pour l'orchestre …Lorsque étudiant j'ai entendu le premier acte de la Walkyrie dirigé par Bruno Walter, j'ai voulu être chef d'orchestre. J'ai même eu la possibilité d'aller étudier avec Seiji Ozawa à Tanglewood. La vie en a décidé autrement pour mon plus grand bonheur! Maintenant 20 ans après, j'ai la chance de pouvoir accéder à la direction à travers les concertos dirigés du piano. C'est un travail d'approfondissement extraordinaire qui replace le soliste dans un contexte plus global de musique de chambre amplifiée si je puis dire. Le jeu du soliste s'en ressent assez profondément il me semble. Et l'ensemble de l'œuvre gagne en cohésion, en précision et finalement en naturel. Mes premières expériences ont été concluantes car certains orchestres me demandent de revenir les diriger avec et sans piano. C'est plutôt bon signe je crois ! Malgré tout la rencontre avec des chefs d'exception restent des moments forts et uniques dans la carrière d'un soliste. Je n'oublierai jamais Brahms avec Wolfgang Sawallisch ou Daniel Harding, Mozart avec Bernard Haitink. Je veux aussi citer Jean-Claude Casadesus dont l'expérience, l'humanité et l'énergie m'ont profondément marqué dans Liszt et Beethoven ces dernières années. Enfin, et surtout, Beethoven avec Philippe Jordan qui pour moi est une étoile dans la jeune génération de chefs. J'ai eu la chance de faire ses premiers enregistrements avec les concertos de Beethoven. Puis plus d'une quinzaine de concerts en a peine 7 ans… C'est une relation privilégiée, unique et irremplaçable pour moi.
RM : Vous êtes proche des compositeurs contemporains et la création est une partie importante de votre activité de pianiste. Comment choisissez-vous les compositeurs contemporains que vous jouez car votre palette de styles et d'esthétiques (Mantovani, Dufourt, Fedele, Murail,…) ?
FFG : Pour moi il n'y a aucune différence entre les compositeurs contemporains et les autres compositeurs – mis à part qu'ils sont vivants ! Ce que je veux dire c'est que mes critères de répertoires en général s'appliquent aussi aux compositeurs vivants: beauté, nouveauté et audaces. J'ai adoré l'avant-garde des années 60-70 et sa radicalité sans compromis: la génération historique 1925 héritée de la seconde École de Vienne, de Stravinski et de Messiaen: Boulez, Stockhausen, Berio, Nono. J'aime l'intégralité des partitions de Boulez, il ne cesse de m'émerveiller devant la grandeur et la variété de son œuvre. Mais à présent je me sens proche des compositeurs qui ont su faire la synthèse entre radicalité, timbre et harmonie sans jamais retomber dans un néo-tonalisme vain et dérisoire. Les spectraux comme Dufourt ou Murail en sont deux exemples fulgurants. Leur génie est tel qu'ils arrivent à créer une musique inouïe, exigeante et d'une beauté intemporelle. Notamment Murail dans son concerto pour piano Le désenchantement du monde dont la beauté dépasse l'imaginable. Je citerai également la musique iconoclaste et inclassable de Marc Monnet dont j'ai créé un grand cycle de pièces pour piano et son troisième trio. Son œuvre Imaginary travel pour piano, transformation électronique en temps réel et projections photographiques est une merveille ludique et poétique. J'aime la volubilité et l'humour de Bruno Mantovani qui peut aussi se classer dans les inclassables comme Marc Monnet, ou Georges Benjamin dont j'ai récemment appris les Trois Études. Humour anglais, contrepoint serré, harmonies célestes: une magnifique découverte d'une musique et d'un homme très exigeant…
RM : Vous avez interprété avec l'Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, dans le cadre du printemps des arts, Prométhée- le Poème du feu de Scriabine avec projections de couleurs. Qu'est ce que cette expérience vous-a apporté et a apporté à votre réflexion sur l'œuvre de Scriabine ?
FFG : Prométhée est déjà une œuvre contemporaine en 1911. Elle est une œuvre fondatrice qui préfigure Messiaen dans la forme – le piano joue une partie soliste très ardue mais à l'intérieur d'un ensemble orchestral comme ce sera le cas dans des œuvres comme Couleur de la Cité Céleste par exemple. Mais elle préfigure aussi Stockhausen dans le côté ésotérique, happening musical, démesure et même Tristan Murail dans les alchimies sonores. Et l'on ne peut passer à côté d'une telle œuvre d'anticipation lorsqu'on s'intéresse au XXème siècle et à la création! Ce fut un moment exceptionnel, à tel point que nous avons joué deux fois l'œuvre dans le même concert ! Pour moi, qui n'avait jusqu'à présent joué, de Scriabine, que certaines sonates et le concerto pour piano, Prométhée était le prolongement naturel de mon parcours scriabinien. L'expérience de Prométhée avec la mise en lumière explicitement demandée par l'auteur m'a permis de vivre de l'intérieur cette fameuse synesthésie que Scriabine ressentait, c'est-à dire la relation entre les couleurs les harmonies et les concepts philosophiques.. Et c'est bien ce Scriabine-là qui me passionne finalement, bien plus que l'imitateur de Chopin et de Wagner qu'il fut à ses débuts.
RM : Vous êtes un chambriste très demandé, comment choisissez-vous les musiciens avec qui vous travaillez ?
FFG : Je suis surtout un musicien chanceux quand on me choisit ! Il est vrai que ces derniers mois la musique de chambre a pris une place décisive dans ma carrière au point de constituer un bon tiers de mes engagements actuels, ce qui est nouveau pour moi. J'y prends un plaisir extrême. Je retrouve de vieilles connaissances comme récemment : Henri Demarquette ou Anne Gastinel. Mon Beethoven Project me permet de jouer de très nombreux concerts chaque année avec mes deux amis et musiciens exceptionnels le violoniste Tedi Papavrami et le violoncelliste Xavier Philipps. Mais je découvre aussi des partenaires dans les festivals français et étrangers. Que ce soit les merveilleux violonistes Julian Rachlin ou Akiko Suwanaï, ou plus récemment les altistes Jurg Dähler, Lawrence Power et Diemut Poppen ou encore l'extraordinaire violoncelliste arménien Alexander Chauschian. Le partage de la scène avec ces musiciens d'exception est devenu une vraie drogue pour moi.,Enfin, j'aime aussi accompagner la merveilleuse mezzo-soprano Sophie Koch dans le répertoire allemand que nous aimons tant tous les deux : Schubert, Brahms Strauss, Wagner… C'est aussi une manière de me rapprocher à nouveau de l'orchestre, de l'opéra.
RM : Vous avez enregistré un album Liszt couplant la Sonate en si aux exigeantes Harmonies poétiques et religieuses. Pourquoi un tel couplage ?
FFG : C'est un couplage assez idéal en fait avec la Sonate qui est un passage obligé pour tout pianiste, un pilier, une œuvre qui ne peut se comparer qu'à l'opus 106 de Beethoven- et les Harmonies poétiques et religieuses moins fréquentées que les Années de Pèlerinage par exemple et qui pour moi les égalent sans nul doute voire les surpassent pour certaines pièces comme « Bénédiction de Dieu dans la Solitude », « Pensées des Morts » ou « Funérailles ». Néanmoins j'entreprends depuis quelques mois de me plonger dans l'intégrale des Années de Pèlerinage, qui seront à nouveau un prolongement naturel de mon répertoire Lisztien. J'aime cette idée, récurrente dans cet entretien, de la prolongation, de l'exploration …prolonger, explorer, compléter….
RM : Quels sont vos futurs projets au disque ?
FFG : L'avenir le dira….