La Platée géniale de Mariame Clément ressort de l’aquarium à l’Opéra du Rhin
Plus de détails
Strasbourg. Opéra national du Rhin. 01-07-2014. Jean-Philippe Rameau (1683-1764) : Platée, ballet bouffon en trois actes et un prologue sur un livret d’Adrien-Joseph Le Valois d’Orville et Ballot de Sovot. Mise en scène : Mariame Clément. Décors et costumes : Julia Hansen. Lumières : Reinhard Traub. Chorégraphie : Joshua Monten. Dramaturgie : Clément Hervieu-Léger. Avec : Emiliano Gonzalez Toro, Platée ; Ana Camelia Stefanescu, Thalie / La Folie ; Cyril Auvity, Thespis / Mercure ; Thomas Dolié, Momus / Cithéron ; Andrew Schroeder, Jupiter ; Isabelle Druet, Junon ; Hanne Roos, L’Amour / Clarine ; Frédéric Caton, un Satyre ; Tatiana Anlauf, Première Ménade ; Oguljan Karreyeva, Deuxième Ménade. Ballet de l’Opéra national du Rhin (direction : Ivan Cavallari), Chœurs de l’Opéra national du Rhin (chef de chœur : Sandrine Abello), Les Talens Lyriques, direction : Christophe Rousset
Voici la Platée que l'on aimerait posséder en DVD !!
Il y a tant à voir dans l'approche supra-intelligente de Mariame Clément qu'aussitôt la représentation terminée, l'envie de recommencer l'impossible voyage nous emplit de regret. Naît même l'envie de changer de métier afin d'être sur scène avec les heureux élus de cette aventure. C'est dire combien s'avère justifiée la reprise de ce magnifique spectacle créé en 2010 à l'Opéra du Rhin et appelé à devenir un classique. Avec une équipe vocale presque entièrement renouvelée, mais sous la même irrésistible baguette : celle d'un Christophe Rousset parfaitement à l'aise dans l'aquarium de sa metteuse en scène.
Mariame Clément a transposé. Ce qui pourrait toujours apparaître comme un crime aux yeux des derniers puristes est fait ici avec une érudition (passionnante interview dans le programme), une folie imaginative, un savoir-faire confondant qui dénotent une évidente passion pour l'œuvre hors-norme de Rameau. Sa Platée, désignée par Rameau lui-même « Ballet bouffon en 3 actes et un prologue », ne ressemble à rien de ce qu'il composa (les tragédies lyriques Hippolyte et Aricie, Castor et Pollux, Dardanus mais aussi son génial opéra-ballet Les Indes Galantes) ou composera (les sublimes Boréades.) On y rit sans vulgarité mais souvent jaune. C'est dans Platée que le génie ramiste produit ses effets les plus étranges : à l'Acte I, les soubresauts orchestraux avant « Vous soupirez », la parodie pastorale obligée des chants d'oiseaux, les célébrissimes coassements sur « Quoi? Quoi? », les glissandi du III sur « Des pleurs, …des tendres douleurs », les martèlements des pizzicati, le jeu sur la prosodie (le choeur sur « Qu'elle est aima—-ble ») les 3 accords tranchants de la fin… Le livret de Jacques Autreau, revu par le Valois d'Orvelle et Ballot de Sauvot, commence à être archi-connu : pour calmer la jalousie de sa Junon, Jupiter, en zoophile qui a fait ses preuves (Léda, déjà…) conçoit le simulacre de noces avec Platée, laide nymphe des marais désertée par l'Amour. Nymphe nymphomane, Platée ? Pas sûr… tout simplement une créature qui, à l'instar de toutes les autres, attend la passion et qui, comme toutes les autres, en connaîtra l'amère désillusion. Renvoyant le spectacle sur-encensé de Laurent Pelly à une simple pochade, Mariame Clément fait de Platée le plus cocasse mais aussi le plus pathétique des personnages. A ce titre elle impressionne davantage que ses devancières.
Le Prologue de Platée où Rameau se détacha salutairement du pesant modèle lullyste de célébration de certain Louis, est sous-titré « Naissance de la Comédie ». On va donc rire. Mais pas que.
Le cadre de l'action est celui des Trente Glorieuses, cette époque de (faux) rêve où tout semblait possible, même l'improbable : parfait pour la trajectoire de Platée, amoureuse de Jupiter et émouvante comme jamais dans son rêve de faire partie de ce milieu ripoliné, où le vertige des robes serrées aux tailles de guêpe des filles éventaient les sourires ultra-bright des James Dean en jean et lunettes fumées. L'astucieux décor de Julia Hansen est celui d'un intérieur américain qu'on a déjà beaucoup moqué : décor d'intérieur où règne en femme d'intérieur une Junon que l'on croirait sortie des films The Hours et Loin du Paradis. Décor madeleine de Proust pour tous donc, avec l'irruption du premier réfrigérateur, de la première télévision, du premier aspirateur… éléments indispensables du bonheur humain d'après-guerre. Décor intelligent d'une simple paroi de laquelle coulisseront lit, bar, escaliers, salle de bain, stores, et même une rutilante Thunderbird,… Mariame Clément y pose tous les enjeux de sa conception. Il n'y a plus qu'à agiter avant emploi…
Tout commence bien sûr au lit. Irrésistible ballet du réveil dans une Amérique bien pensante, bien propre sur elle : de la couette immaculée vont sortir des clônes du même couple. Une fête est donnée par Madame et Monsieur Jupiter dans leur intérieur très Villa Arpel de Mon oncle. Tout est lisse mais peu à peu le vernis fifties se craquelle : on découvre très vite que, dans cette maison « où tout communique » comme chez Tati, on arnaque la domesticité à coups de sourires calculateurs, mais surtout que Monsieur Jupiter saute sur tout ce qui bouge, Mercure compris (savoureux détournement de la phrase de ce dernier : « Je lui cherche un doux amusement. ;») Vite dépassée par ses invités, Madame frise le burn out et décide, devant l'inconstance de son mari, de faire ses valises pour… la Grèce, bien sûr ! Juste avant de quitter son salon zébré par les éclairs de l'orage qui gronde à tous niveaux, elle renverse malignement le dernier verre qui détruisait l'ordonnance impeccable de son salon, dans l'aquarium ! Fatale démarche mais lien très subtil avec l'action à venir. Mariame Clément, en un Prologue,vient de gagner son pari. Chic, il reste 3 actes…
Tempête dans un aquarium. Constatant qu'à aucun moment le livret ne définit Platée comme une grenouille (au fait, qui a généré cette idée ?), Mariame Clément sort très vite l'héroïne de Rameau de l'aquarium qui orne, depuis le début, le dessus de lit cosy des époux Jupiter. Génial trucage qui transforme ledit aquarium en sa version géante, avec sa faune aquatique enfin visible. Trucage tout aussi génial pour la sortie de l'eau de Platée qui se met à escalader la cravate pourpre de Mercure dans sa version géante descendue des cintres, tandis que le Messager de Jupiter trempe la même à bonne échelle dans le petit aquarium. Hilarant jeu avec les échelles lorsque Platée se se retrouve dans le salon, entourée d'objets géants. Géniale scène de tempête : pendant que Mercure et Cithéron secouent le « petit » aquarium, le « grand » montre à voir ses créatures ballottées par les aquilons ainsi déchaînés.
Habillée d'une ravissante robe (rose bien sûr) voilà Platée jeté dans cet autre aquarium qu'est la société impitoyable des humains, où rien n'échappe au regard derrière le sourire assassin, où l'on s'effarouche d'un baiser entre deux garçons… C'est mal parti pour l'entreprise de normalisation, voire d'humanisation de notre Platée dans cette société puritaine prompte à rejeter ce qui ne lui ressemble pas. Plaie universelle. « Les Dieux, c'est vous, c'est nous » affirme avec beaucoup de malice et d'à propos Mariame Clément.
Casse-tête de tout metteur en scène de Platée, grand moment de la mise en scène de Pelly mais surtout de la performance ahurissante d'une Mireille Delunsch en roue libre : la Folie (ajoutée par Rameau au jet de son librettiste afin de répondre aux attaques des lullystes concernant la mouvance de ses harmonies, la loquacité de son orchestre.) La Folie de Mariame Clément est en toute logique le symbole de la Folie Consumériste télévisuelle : voir le nirvana atteint par les ménagères à la distribution des Tupperwares !
Mille lauriers à la chorégraphie de Joshua Monten : audacieuse, voire en plus d'un moment subversive, elle est parfaitement en phase avec la conception de la mise en scène. Elle est de surcroît source d'une belle continuité du discours dans le gestion des nombreux ballets qui n'interrompent jamais le flux dramatique : c'est rare dans un opéra de Rameau ! Légère, inventive, bondissante, elle culmine très certainement dans ce menuet mélancolique dansé main dans la main par indiens et cow-boys désoeuvrés quittant leur poste de TV, envahi par les « réclames ». À aucun moment, twists, rocks et madisons ne font hiatus avec la musique de Rameau. Bien évidemment l'excellent Ballet de l'Opéra du Rhin sort grandi de cette euphorique entreprise qui exploite tous les talents de chacun de ses membres.
Tout serait à citer dans ce spectacle parfaitement pensé (le premier costume de Platée est un modèle de subtilité, qui dit tout de l'identité trouble attachée au personnage), parfaitement réalisé (même si, en ce soir de dernière, le décor offrit quelques moments de suspenses coulissants). La direction d'acteurs est jubilatoire jusqu'à la brève mais bouleversante confrontation finale entre Platée et Junon. Junon est un petit rôle mais Mariame Clément la fait exister dès le Prologue de cet opéra sous-titré tout de même Junon jalouse. Géniale idée en lieu et place du seul Deus ex machina de la fin, surtout quant on dispose de la vis comica d'Isabelle Druet ! Nouvelle venue dans cette production, comme la plupart de ses partenaires, la chanteuse s'y sent on ne peut plus à l'aise. Isabelle Druet fait partie de ces artistes dont l'abattage vocal ne le cède en rien au jeu d'acteur. Sa Junon muette est hilarante, qui parvient dans les 20 minutes du Prologue à voler la vedette à tous les gosiers environnants, et partant, à exister, même absente, deux actes durant, avant son retour fracassant et sonore cette fois. Parfait Jupiter pitoyable de Andrew Schroeder. Thomas Dolié est un acolyte de choix dans les double-rôles de Momus et Cithéron (son hilarante Marylin Monroe de travers à l'Acte IV !) ; Cyril Auvity est l'exemplaire ténor que l'on apprécie à chacune de ses apparitions ; délicieuse Clarine aquatique de Hanne Roos, en même temps que merveilleux Amour de Marylin sortie du frigo. Solide Satyre de Frédéric Caton. On sera plus réservé sur Ana Camelia Stefanescu, Thalie et surtout Folie dotée d'une très jolie voix, sans accrocs de virtuosité, mais à la prononciation plus problématique. Quant au triomphateur de la soirée, le merveilleux Emiliano Gonzalez Toro, successeur du fameux haute-contre Pierre de Jélyotte pour qui Rameau composa, et des marquants Sénéchal et Paul Agnew, il marquera le rôle. En ce soir de dernière, passé le nécessaire tour de chauffe de l'air d'entrée « Que ce séjour est agréable ! » et quelques aigus rétifs, il nous embarque sans problème dans le trajet amoureux de sa Platée fracassée.
Avec évidence, Christophe Rousset couronne cette réussite en dirigeant le Choeur irréprochable de l'Opéra du Rhin mais surtout ses Talens Lyriques qui font montre d'une énergie d'une précision sans faille : Rousset est tour à tour bondissant, rugissant, irrésistible dans la tempête de la fin de l'Acte I, impitoyable dans la condamnation audacieuse des 3 accords finaux. Rien n'est négligé de la mise en évidence des trouvailles orchestrales de cette partition de pure virtuosité. Les bois chers à Rameau sont ici source de bien des ravissements. Les bassons chantent comme il se doit, toujours audibles, subtilement mêlés qu'ils sont à la pâte de l'orchestre. Le bonheur et l'intelligence de la scène dans la fosse. Signalons que Rousset a opté pour la version de 1749, exception faite des spectaculaires accords finaux de la version de 1749.
Oui, Chantons la Platée géniale de Mariame Clément. Et nul doute que l'on chantera longtemps le pouvoir de ses charmes… Un DVD s'impose absolument.
Crédits photographiques : © Alain Kaiser
Plus de détails
Strasbourg. Opéra national du Rhin. 01-07-2014. Jean-Philippe Rameau (1683-1764) : Platée, ballet bouffon en trois actes et un prologue sur un livret d’Adrien-Joseph Le Valois d’Orville et Ballot de Sovot. Mise en scène : Mariame Clément. Décors et costumes : Julia Hansen. Lumières : Reinhard Traub. Chorégraphie : Joshua Monten. Dramaturgie : Clément Hervieu-Léger. Avec : Emiliano Gonzalez Toro, Platée ; Ana Camelia Stefanescu, Thalie / La Folie ; Cyril Auvity, Thespis / Mercure ; Thomas Dolié, Momus / Cithéron ; Andrew Schroeder, Jupiter ; Isabelle Druet, Junon ; Hanne Roos, L’Amour / Clarine ; Frédéric Caton, un Satyre ; Tatiana Anlauf, Première Ménade ; Oguljan Karreyeva, Deuxième Ménade. Ballet de l’Opéra national du Rhin (direction : Ivan Cavallari), Chœurs de l’Opéra national du Rhin (chef de chœur : Sandrine Abello), Les Talens Lyriques, direction : Christophe Rousset