Lille piano(s) festival : sur le thème de la guerre
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Lille Piano(s) Festival a fait conjuguer son 10e anniversaire avec une commémoration musicale des deux guerres mondiales, une drôle de fête avec tant de souvenirs encore vivants.
Cette édition a permis de découvrir des œuvres quasiment inconnues et des compositeurs peu connus, comme les Concertos pour piano de Viktor Ullmann et de Erich Wolkfgang Korngold, les Charmes de Federico Mompou, Les souffrances de la Reine de France de Jan Ladislav Dussek, ou bien encore les Sonates de Charles Tomlinson Griffes et de Leoš Janáček, et la Sonate de guerre d'Olivier Greif… Encore plus éclectique qu'auparavant, le festival a offert à plus de 15 500 auditeurs présents sur 11 lieux (dont Louvre Lens, Archives départementales et Musée Matisse, Villa Marguerite Yourcenar) non seulement de la musique classique mais aussi du jazz, de l'électro, des vidéos et ciné-concerts, un opéra, des musiques pour big band et autres genres.
De ce programme thématique du festival se dégage d'intéressants parallèles, ce qui donne une occasion de comparer différents styles et approches. C'est le cas de trois récitals, d'Adam Laloum (14 juin à 15 heures au Théâtre du Nord), de Michel Béroff (15 juin à midi au même Théâtre) et de Wilhem Latchoumia (15 juin à 15 heures 30 à la Salle Québec du Nouveau Siècle).
Les deux premiers artistes ont joué Le tombeau de Couperin de Ravel, le premier portant une attention à chaque détail, avec un grand respect de la partition, privilégiant la clarté du discours et la rigueur à la fluidité sonore. Son interprétation – succession de six morceaux – est marquée par une grande pureté, aidée par une belle sonorité limpide dont il a toujours fait preuve, notamment dans son répertoire germanique. La même œuvre, sous les doigts de Michel Béroff, devient telle une rivière, les six pièces comme des moments différents d'un seul cours d'eau. Si les Six épigraphes antiques de Debussy semblent être pour Beroff un moyen d'expression intime, Wilhem Latchoumia a un regard probablement plus objectif : il construit un programme, original, avec les six Charmes que Mompou a composés comme pendants des Epigraphes de Debussy. Un jeu de miroir donc, d'autant que les uns sont aussi poétiques et lyriques que les autres. Il joue en bis « Poupée de Biscuit » de Villa-Lobos, extrait d'un recueil A Prolé do bébé, qu'il a écrit à la mort de Debussy selon l'explication du pianiste. Entre Debussy et Mompou, Cinéma, (entracte symphonique de Relâche) de Satie reflète toutes les tendances musicales de manière décousue, comme un autre miroir, un kaléidoscope, qui renvoie différentes images.
L'ingéniosité est particulièrement ressentie dans le programme des deux récitals, de François Dumont (14 juin à 19 heures 30 au Théâtre du Nord) et de David Lively (15 juin à 14 heures au Conservatoire). Dans le premier, après avoir évoqué la guerre révolutionnaire dans Les souffrances de la Reine de France de Dussek, on passe à l'époque de pré-guerre mondiale avec la Sonate « 1er octobre 1905 » de Janáček (inspirée par la mort, le 1er octobre 1905, d'un ouvrier tué lors d'une manifestation à Brno, République Tchèque), puis Mélancolie (1940) de Poulenc exprimant la douleur, mais aussi une sorte d'apathie au temps de la Seconde Guerre mondiale, pour se terminer par la dernière des trois Sonates de guerre de Prokofiev – les deux premières ont été données par Igor Tchetuev et Adam Laloum dans leur récital respectif. Ce programme, qui montre une grande variété de styles, est un véritable voyage musical dans le temps, chaque époque étant exécutée avec des touches et des sensibilités adaptées : beauté et dramaturgie classiques de Dussek, déchirement chez Prokofiev… Le même type de diversités, traitées de façon fort différente et non sans humour, domine le programme de David Lively, pianiste trop peu connu en France. Le récital s'ouvre avec Marche solennelle du Saint-Graal de Wagner revue par Liszt, car la création française de l'opéra Parsifal date de 1914 ; il enchaîne tout de suite avec Souvenir d'une marche boche de Stravinsky (1915), œuvre anti-germanique par excellence. Après Deux pièces op. 104 (Nocturne n° 11 et Barcarolle n° 2, 1940) de Fauré qu'on joue peu, représentation d'une atmosphère musicale française de l'époque, Lively propose une véritable rareté, Sonate de l'Américain Charles Tomlinson Griffes (1917-1918), dynamique et violente mais parfaitement contrôlée tant sur le plan de sa composition que celui de l'interprétation par le pianiste. Viennent ensuite deux petites pièces de Debussy, Pièce pour l'œuvre du « Vêtement du blessé » (1915. Déjà entendu avec Beroff) et Elégie (1916, dédié à sa fille), évocation concrète de la guerre. Lively conclut son concert avec Trois mouvements de Petrouchka comme un exemple de l'échappatoire à la difficile réalité. En bis, La Danse rituel du feu de De Falla, pour chasser le mauvais esprit. Voilà un programme extrêmement cohérent, merveilleusement réfléchi, qui va de pair avec la capacité pianistique et expressive du musicien.
Le festival s'associe cette année avec le Concours international de piano d'Orléans. Dans ce cadre, la lauréate (2e prix) du Concours de cette année, Aline Piboule, nous impressionne par l'intelligence et la clarté dans son interprétation, notamment de Sonate de guerre d'Olivier Greif. L'œuvre de jeunesse (achevée en 1975 à 25 ans d'après des esquisses de 1965), en trois mouvements classiques, retrace le processus du conflit, à savoir : le combat (avec citations d'un chant nazi), la déploration (sous-titré « In memoriam Louise Clavius Marius ») et la fin de la guerre (sous forme de toccata, inspiré par la musique répétitive américaine). On y entend également des « brouillements de la radio », joués par frottement direct de cordes dans les tessitures basses. Aline Piboule exécute cette Sonate avec une telle implication et une telle force physique dans une expression poignante, qu'on ne peut pas être insensible à son talent.
Pour ce qui est des concerts symphoniques, deux raretés (encore !) : Concerto pour piano d'Ullmann (14 juin à 18 heures au Nouveau Siècle), composé en 1939, qu'exécute Nathalia Romanenko sous la direction de Joachim Jousse ; un Concerto de Korngold (concert de clôture, 15 juin à 20 heures, même lieu) par Nicolas Stavy avec le chef Paul Polivnick. L'œuvre est pour la main gauche, écrite pour Paul Wittgenstein (1923), pour qui Ravel compose également son Concerto pour la main gauche. Grande puissance, sens épique, effets sonores… il existe autant de points communs à ces deux œuvres, mais aussi leurs spécificités. Chez Ullmann, le polyrythmie et la dissonance sont assez fréquents sur les quatre mouvements classiques, tandis que chez Korngold, la grandiloquence rime parfois avec un caractère disparate. Les deux interprètes contribuent à l'appréciation des pièces, Romanenko avec une acuité rythmique très aiguë et Stavy par un épanouissement musical remarquable. Le reste de ces deux soirées est tout aussi exceptionnel : le samedi 14, Abdel Rahman El Bacha fascine l'auditoire avec la souplesse, la délicatesse mais aussi avec le sens dramatique dans Gaspard de la nuit et Concerto pour la main gauche de Ravel, suivi, en bis, d'un « Joyeux anniversaire » version concerto pour piano (avec El Bacha) pour les 100 bougies de la comédienne Gisèle Casadesus, présente dans la salle ; pour le dernier concert de l'édition 2014, Andrei Korobeinikov propose une vision éblouissante du Concerto n° 2 de Rachmaninov, tous les deux avec l'orchestre national de Lille sous la baguette de Jean-Claude Casadesus.
L'organisation du festival, bien que quelque peu chamboulée par les grèves de la SNCF, n'a heureusement pas eu d'impact négatif perceptible.