Martin T:son Engström, directeur heureux du Verbier Festival
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Fondateur et tête pensante du Verbier festival, Martin T:son Engström est un infatigable et insatiable découvreur de talents et lanceurs d'initiatives. Alors que son Verbier festival a passé le cap des 20 ans, il revient, pour ResMusica, sur l'histoire du festival et ses développements.
« Pour faire une carrière, il faut entrer dans une famille qui vous adopte »
ResMusica : Le Festival de Verbier a fêté l'an passé ses 20 ans. Qu'est ce que le festival représente pour vous ?
Martin T:son Engström : Créer quelque chose par moi-même ! J'ai travaillé 12 ans à Paris comme agent. Comme agent, vous êtes toujours au milieu du jeu et pour gagner vos 10% de commission, il faut se taire et ne pas venir avec vos souhaits et vos idées. C'était assez frustrant sur le long terme. J'avais toujours eu cette créativité en moi. J'ai commencé ma carrière en produisant une série de concerts à Stockholm au Musée national avec 6 récitals par an, où je faisais tout : contrats, organisation, communication. À 18 ans, j'avais fait un récital avec Dietrich Fischer-Dieskau et Wolfgang Sawallisch. En 1986, alors que les bombes explosaient rue de Rennes, j'en ai eu marre de Paris. J'étais marié avec Barbara Hendricks et on ne voulait pas rester à Paris avec nos deux jeunes enfants. J'ai vendu ma part de l'agence, on s'est installé en Suisse à Montreux où je poursuivais des activités d'agent et de consultant en free-lance.
RM : C'est à ce moment que vous avez découvert Verbier ?
MTE : Oui, on y avait un petit chalet, où l'on skiait, et l'été j'y suis allé pour voir comment c'était. La station était ouverte, très belle mais complètement vide, c'était d'une tristesse absolue ! On pouvait skier avant midi sur le glacier, on pouvait faire énormément de choses sportives. La situation était idéale. J'ai contacté l'office de tourisme et je leur ai demandé s'ils seraient intéressés par un festival. Le directeur m'a répondu qu'il essayait de trouver des activités d'été mais qu'il ne savait pas comment faire. Je suis arrivé au bon moment. Ils n'avaient pas trop d'argent, j'ai demandé une option sur 3 ans pour démarrer un projet et qu'il n'y ait pas de concurrents. J'avais fait un dossier, avec les grandes lignes de mes idées : un orchestre de jeunes, une Academy,… J'ai eu 4 marraines : Barbara Hendricks, Marthe Keller, Isabelle Huppert et Diana Ross. Je n'ai jamais vu le festival comme exclusivement classique, pendant 10 ans, il avait le sous-titre : « a performing arts community » avec du théâtre.
RM : Et au niveau du financement ?
MTE : J'ai commencé en envoyant des lettres aux patrons des 50 plus grandes entreprises en Suisse, 48 n'ont pas répondu, 1 n'était pas intéressé et un a demandé pourquoi ils devaient me soutenir. Ce dernier était le PDG de Nestlé. J'ai obtenu un rendez-vous, prévu cinq mois plus tard. Il m'a accueilli à la porte de son bureau en me disant : « Monsieur., mon service m'a déconseillé de vous soutenir ! Vous avez 20 minutes pour me convaincre. » Après ces 20 minutes, il m'a dit « je vous crois, vous avez votre argent ». Deux fois, alors que nous avions des difficultés, il m'a soutenu. Avec le recul, les difficultés financières ont été positives car elles ont forcé les autorités politiques locales à nous soutenir.
RM : Quel était l'argument pour Nestlé ?
MTE : Tous les orchestres et les festivals sont toujours créés par des gens allumés comme moi, qui ont une passion, qui ne voient pas vraiment l'économie, car si on regarde seulement l'aspect économique, on ne se lance même pas ! Il faut avoir la force de vraiment partir et ne pas s'arrêter car il y a tellement de problèmes à chaque étape qu'il faut garder sa motivation. Il croyait en moi, il savait ce que je voulais et j'avais un bon carnet d'adresses. Le secrétaire général Avi Shoshani avait aussi des contacts, et ensemble on couvrait une grande partie de l'establishment musical mondial.
RM : Comment faire venir les artistes ?
MTE : Ce n'est pas vraiment un problème, on a d'emblée établi un cachet plafonné, on a gardé le même depuis 20 ans. Si les artistes n'acceptent pas, je ne peux rien faire. Je connaissais leurs tarifs réguliers et je savais que je ne pouvais pas leur payer leur cachet normal. Donc pas de discussion sur le cachet, et je suis assez fier que les valeurs que l'on a insufflé à Verbier soient assez intéressantes pour que les artistes viennent.
RM : Quelle est la promesse pour les artistes ?
MTE : De pratiquer de la musique de chambre : vous jouez une œuvre nouvelle, ou avec des partenaires nouveaux. Ce n'est pas uniquement un récital pour un cachet inférieur, mais pour faire des rencontres musicales inédites. J'avais beaucoup d'idées artistiques moi-même, avec ce besoin de participer à la création. Je ne voulais pas être sur la scène, mais être derrière la scène, à proposer des œuvres. Verbier était le seul endroit où Evgueny Kissin jouait en musique de chambre avec Martha Argerich, James Levine ou Gidon Kremer. Même Martha Argerich essayait depuis longtemps de jouer avec Kremer et Misha Maïsky et la première fois qu'elle y est arrivée c'est à Verbier en 1997 ! Menahem Pressler n'avait jamais joué avec un chanteur. Il l'a fait pour la première fois avec Christophe Pregardien, à 90 ans, et depuis ils ont eu 10 propositions de plus. Tout ça me donne énormément de satisfaction quand je peux motiver un artiste d'un tel niveau à aller plus loin, alors qu'on pensait qu'il avait tout fait dans sa vie.
RM : Une des marques de fabrique de Verbier, c'est la capacité à porter de nouveaux projets comme le Music Camp. Pouvez-vous nous présenter la philosophie de ce projet ? Pourquoi maintenant ?
MTE : Tout dépend des financements, il fallait trouver quelqu'un qui se lance financièrement avec moi. La vraie raison d'être du festival c'est l'Academy : 300 jeunes sont là l'été pour apprendre, pour être stimulés, pour suivre les classes de maître, pour rencontrer leurs collègues. Verbier, c'est très petit et vous rencontrez tous les artistes dans les cafés, les restaurants, et même au supermarché. Ici, personne n'est anonyme ! À Salzbourg ils ont des cours très intéressants, mais c'est difficile de croiser des musiciens dans la ville. J'ai trouvé un lieu qui correspondait à mes besoins : stimuler, apprendre, donner, recevoir, tout est possible.
RM : En marge du festival, il y a une semaine des amateurs. Pourquoi avoir associé les amateurs au festival ?
MTE : Il y a énormément d'amateurs dans le monde, des banquiers, des médecins, qui ne sont pas de jeunes musiciens pauvres. Cette idée est aussi là pour développer d'autres sources de revenus. Tous les projets coûtent, on a un budget de presque 10 millions de francs suisses, et le coût pour l'enseignement c'est 40%, et chaque année ; il faut retrouver le budget.
Cette année, nous avons commandé un audit au cabinet McKinsey sur l'intérêt économique du festival pour la région. Sur un festival : on a pu vendre 42.000 billets et les hôtels et restaurants sont pleins pendant 3 semaines, ça créé une économie d'été. On a fait la présentation aux autorités du canton du Valais avec tous les acteurs du tourisme régional. Ils m'ont demandé quel était le plus grand défi : c'est de continuer, de trouver ces 10 millions.
RM : Le public du Verbier festival est très international, mais qu'en est-il du public suisse ?
MTE : 60% du public vient de Suisse romande, 20% de France, 10% de Suisse alémanique et 10% du reste. Cela a nettement changé récemment, la partie française est plus importante, les gens restent plus longtemps : en moyenne 5 jours et demi. Ils louent un appartement et viennent en famille, ce qui donne une sécurité même pour les concerts moins populaires en termes de répertoire car il rare de faire l'ascension vers Verbier pour 1 seul concert.
RM : Alors que la crise touche sévèrement le monde de la culture, le Verbier festival continue d'avancer et d'innover quel est vôtre secret ?
MTE : Les grandes sociétés donnent de moins en moins en sponsoring. La Suisse est un pays riche, mais la Suisse romande c'est seulement 20% de cette richesse et il n'y a pas de grandes sociétés, à part Nestlé. Les grandes sociétés pharmaceutiques sont à Bâle en Suisse alémanique. C'est de plus en plus difficile de trouver de l'argent, mais nous avons de plus en plus de donations privées, venant de partout. Nous avons quelques personnes qui travaillent toute l'année pour garder ces contacts. Dans les premières années, on tenait avec le sponsoring et pas les donations privées, depuis c'est l'inverse. 85% des donateurs passent un peu de temps à Verbier ou connaissent la station, les 15% restants sont motivés par le travail d'éducation. Notre chance c'est d'avoir un budget sur 4 piliers, 25% chacun : sponsoring, donations privées, billetterie et subvention. Ça me sauve quand il y a des faiblesses. Chacun des piliers doit payer pour le Music Camp et pour les grands orchestres. Nous payons tout et même un peu d'argent de poche pour les musiciens de l'Academy et tout le monde a eu une bourse.
RM : Le festival de Verbier a toujours été très connecté avec une diffusion de ces concerts sur la toile. Est-ce une nécessité, pour un festival, d'être présent via les canaux Internet ?
MTE : Avec Medici on a commencé il y a 6 ans de mettre une trentaine de nos concerts en direct sur internet. Nous avons désormais 2 millions de connexions. Depuis 2012, ça explose. Nous sommes le premier festival en direct sur internet, je sais que beaucoup d'autres festivals essaient de le faire maintenant. Nous avons un très beau catalogue de programmes faits maison, nous sortons aussi 3 ou 4 DVD par an.
RM : Pour cette édition 2014, vous allez accueillir le Vendôme Prize, pourquoi héberger une telle manifestation dans le cadre d'un festival déjà très copieux ?
MTE : Alexis Gregory, qui est le fondateur du Vendôme Prize, est venu comme curieux, on a sympathisé, on a passé du temps ensemble à New-York et à Londres. Nous avons un goût similaire pour les pianistes. Il a aidé énormément de jeunes pianistes, c'est un homme très généreux avec un goût impeccable. Il a donné une certaine sécurité à beaucoup de jeunes, quand il m'a parlé de son concours je lui ai proposé de l'héberger. Il y a 11 finalistes qui viennent jouer à Verbier, puis 3 finalistes avec le Jerusalem String Quartet pour un quintette au choix (Schumann, Brahms, Dvořák). Nous cherchons un type de pianiste plus âgé que les matadors habituels des concours. Des pianistes qui ont vécu un peu et délivrent un message musical approfondi.
RM : L'un des crédos du Verbier Festival est « d'inciter les jeunes musiciens à réfléchir à leur carrière, à la manière dont ils se présentent au public et dont ils se perçoivent eux-mêmes» (cité d'un communiqué de presse de 2011). Pourquoi ces deux aspects sont-ils importants ? Quel serait le portait idéal d'un ou d'une jeune artiste du XXIe siècle ?
MTE : J'ai été le président des concours Clara Haskil, Horowitz et Tchaïkovski, je suis impliqué pour identifier ces talents. Par exemple pour Daniil Trifonov, premier prix du Concours Tchaïkovski 2011, je le voyais tous les deux mois, il était alors avec un agent italien modeste, il ne fallait pas faire de faux pas. La violoncelliste Han Na Chang est venue à l'âge de 10 ans dans la classe de Misha Maïsky, son père ne savait pas à qui dire oui ou dire non. Ces années cruciales sont celles qui m'intéressent le plus, Verbier me permet de m'impliquer dans cette activité. Pour faire une carrière aujourd'hui, c'est très différent d'il y a 20 ou 30 ans. À l'époque, si le jeune avait un engagement avec Karajan ou à Salzbourg, sa carrière était faite… Il y avait beaucoup d'émissions de télévision de vulgarisation pour lancer des musiciens. Même dans la très musicale Allemagne, tout cela n'existe plus… Pour faire une carrière, il faut entrer dans une famille, qui vous adopte, et cette famille essaye de vous entourer et de vous pousser dans les premières années de la carrière. Les jeunes qui sont passés par l'Academy, on essaye de les aider à l'année, avec des bourses, des instruments, c'est un réseau important. Renaud Capuçon est venu la deuxième année, en 1995, il était dans l'Academy, il y a rencontré son agent et une autre personne qui lui a trouvé son instrument. Il joue maintenant le violon d'Isaac Stern qui était le maître de l'Academy.
Crédits photographiques : Image de une © Aline Paley ; Festival Verbier © Fred Hatt ; Portrait © Nicolas Brodard
ResMusica est partenaire du Verbier Festival