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Menaces sur les institutions musicales turques

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Empêtré dans des affaires de corruption, tenté par une censure absolue du web, le gouvernement mené par le parti conservateur turc AKP, dont Recep Tayyip Erdoğan est le Premier ministre, se prépare à faire voter par le parlement un projet de loi visant à abolir les financements étatiques aux institutions artistiques turques des arts de la scène. La situation est très grave et Serhan Bali, rédacteur en chef du magazine turc Andante, nous présente la situation.

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    Quelles sont les raisons du projet qui menace les institutions musicales turques ? On nous dit que son objectif principal est d’établir un « Conseil des arts » en Turquie. Cet organisme – qui s’inspirerait de l’Arts Council England du Royaume-Uni –centraliserait et distribuerait les subsides pour tous les types de manifestations artistiques : que ce soit l’opéra, le ballet, la danse, le théâtre, les concerts symphoniques…

    Cependant, la communauté artistique de la Turquie est strictement opposée à ce projet de loi, pour de multiples raisons. Tout d’abord, ce texte de loi prévoit d’emblée une clause  qui va imposer la fermeture unilatérale de tous les établissements artistiques financés par l’État dans le pays ! Donc, toutes les institutions étatiques symphoniques, lyriques, chorégraphiques et théâtrales, certaines âgées de plus de 50 ans, vont être rayées de la carte, dès ce projet de loi adopté au parlement.  Dès lors, des millions de personnes à travers le pays  seront absolument privés, dans leurs régions, de tout contact avec des activités artistiques.

    Jusqu’à présent, les Turcs ont eu l’opportunité d’assister à des programmes artistiques de haut niveau à des prix démocratiques. Ces organisations financées par l’État ont rayonné dans leurs régions et aux alentours afin d’apporter la culture aux personnes démunies et aux revenus faibles. Cette politique artistique était issue de la volonté réformatrice de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne. Dans les années 1920, cette diffusion de la culture fut l’une des premières responsabilités sociales du jeune Etat. Il semble que le gouvernement actuel, pourtant à la tête de la Turquie depuis 12 ans, ne se sente pas concerné par cet héritage.

    Certains artistes, managers  et journalistes (dont moi-même) ne sommes pas hostiles à l’idée de ce Conseil des arts. Nous croyons même que ce type de structure publique serait plus à même d’utiliser de manière équitable l’argent public. Mais le problème réside dans le chef de l’actuel gouvernement qui ne possède ni les compétences, ni l’ambition de gérer avec neutralité et professionnalisme les arts de la scène. C’est même l’inverse qui est envisagé : ce nouveau Conseil des arts (baptisé TUSAK pour Association des Arts de Turquie) serait étroitement dépendant du pouvoir. Selon le texte soumis au parlement, les 11 membres du Conseil seront élus par le Conseil des ministres. Connaissant les méthodes autoritaires de l’AKP, il va de soi que le TUSAK risque de soutenir uniquement les projets favorables au gouvernement.

    AnkaraStateOperaD’autre part, certains ténors d’opinion et idéologues de l’AKP ont développé au cours des deux dernières années le concept  d’un art tourné vers la mise en valeur de l’héritage turc et islamique du pays, en totale rupture avec toute idée d’innovation et de progrès.  Nous sommes nombreux à penser que le TUSAK est la concrétisation de ce concept. Un outil afin d’abolir des pans entiers de la richesse créative turque et rendre l’art conforme à leurs rêves conservateurs et passéistes. La scène artistique serait mise au pas et toute liberté créatrice abolie derechef.

    Les représentants du gouvernement ont depuis longtemps exprimé leur dégoût et leur insatisfaction à l’égard des artistes qui travaillent dans les organismes artistiques financés par l’État. Ces artistes sont accusés d’avoir été actifs dans la contestation contre le gouvernement et de contrecarrer les projets de l’AKP. «Nous allons privatiser toutes les institutions artistiques du pays financées par l’État, ainsi  à partir de maintenant si ​​les artistes veulent jouer, chanter ou danser comme ils le souhaitent, ce sera avec l’aide de donateurs privés. Les théâtres, opéras et orchestres symphoniques ne fonctionneront plus, dès maintenant, avec l’argent public » : cette phrase est tirée d’une déclaration  du Premier ministre, en avril 2012. Il était alors en rage contre les acteurs de théâtre…

    Maintenant, nous pouvons conclure que ce discours était la rampe de lancement de ce projet de loi. Le désengagement de l’Etat de la culture nous est servi directement dans notre assiette par le projet TUSAK.  Avec cette manœuvre, le gouvernement AKP a l’intention de jeter par-dessus bord  toutes les institutions artistiques et il veut établir une nouvelle cartographie des  arts, entièrement contrôlée par le gouvernement et par le Premier ministre lui-même. Cela n’a rien à voir ni avec la démocratie, ni avec la liberté.

    Un autre but de la loi TUSAK semble l’établissement d’un contrôle étatique dans tous les domaines artistiques de la Turquie. Des individus qui sont idéologiquement proches du gouvernement, mais sans aucune compétence quant à la gestion des projets artistiques,  devraient désormais bénéficier des fonds qui seront remis par TUSAK. D’autre part, les artistes cherchent toujours à expliquer aux représentants du gouvernement que les orchestres symphoniques, les institutions de théâtre, d’opéra, de ballet  ne peuvent pas survivre dans un pays en développement comme la Turquie sans le plein appui du gouvernement.  Mais jusqu’à présent, les artistes n’ont pas réussi à persuader les officiels.  Ce n’est pas surprenant car ils sont pleinement conscients de l’agenda caché d’Ankara.

    istanbul state ballet

    La communauté artistique de Turquie fait aujourd’hui un jeu de mot, elle prononce  « TUSAK » comme « TUZAK »  ce qui signifie «piège» en turc. Parce que les créateurs croient que ce projet de loi est un piège du gouvernement afin de se débarrasser des artistes et des institutions. Mais nous savons que cette loi n’apportera certainement rien de bon pour les citoyens turcs.  Elle ouvre la voie à un appauvrissement et une désertification du pays en termes d’événements artistiques de qualité.

    NB. Le détail des institutions menacées par le projet de loi est le suivant : 6 opéras et ballets  (Ankara, Istanbul, Izmir, Antalya, Mersin, Samsun) ; 6 Orchestres symphoniques d’Etat  (Ankara, Istanbul, Izmir, Antalya, Adana, Bursa) ; 12 chœurs et 2 compagnies de danse.

    Crédits photographiques : orchestre symphonique d’Etat d’Istanbul, Opéra d’Etat d’Ankara et Ballet d’Etat d’Istanbul/DR


    Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.

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