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La chavirante Passion de Sellars et Rattle à Berlin

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Berlin. Philharmonie. 28-II-2014. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Passion selon Saint-Jean. Mise en scène : Peter Sellars. Avec : Camilla Tilling (soprano) ; Magdalena Kožená (mezzo-soprano) ; Topi Lehtipuu (ténor, airs) ; Mark Padmore (Évangéliste) ; Roderick Williams (Baryton, Jésus) ; Christian Gerhaher (Baryton, Pilate, Pierre, airs). Chœur de la Radio de Berlin (chef de chœur Simon Halsey) et Orchestre Philharmonique de Berlin, direction : Sir Simon Rattle

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Et si l'on commençait par la fin ? L'image la plus forte est très certainement celle qui a suivi les saluts, les tonnerres d'applaudissements…

BPhil_St_John_003Après le départ de l'orchestre, des solistes, du chef, du metteur en scène de cette Passion selon Saint Jean, au moment où même une bonne partie du public avait déjà quitté la salle, voir les choristes rester sur scène se tomber dans les bras les uns des autres, s'étreindre longuement, retardant le moment de regagner à leur tour les coulisses en dit long sur la hauteur émotionnelle de la soirée.

Après la Saint-Matthieu en 2010 (immortalisée dans un double DVD, Clef d'Or ResMusica 2012), Sir demande à nouveau à de mettre en scène les deux heures d'horloge de la « petite Passion » de Bach, œuvre très dramatique mais, pas davantage que son aînée, destinée à la scène. C'est un vrai challenge que celui de faire brûler les planches à des oratorios et les aventuriers en ce domaine ont obtenu des résultats très contrastés. Face à un fabuleux et regardable en boucle Messie dû à Claus Guth, on a préféré oublier le traitement plutôt sulpicien qu'un Pier Luigi Pizzi avait fait subir au chef-d'œuvre de Bach au Théâtre des Champs-Élysées en 1985.

On connaît et reconnaît le talent, la hauteur de vue humaniste de . Le metteur en scène américain est passé maître dans l'art de gérer les foules par le biais d'un travail sur les mains absolument fascinant, au pouvoir émotionnel irrésistible, toujours reflet d'une lecture en profondeur du texte chanté. Son utilisation des chœurs dans sa Theodora de Glyndebourne, revue à l'opéra du Rhin, disponible en DVD, est encore dans toutes les mémoires.

Si l'on ajoute à cela le fait qu'aussi bien les mises en scène récentes qu'il a réalisées (L'amour de loin de Katia Saariaho) que le livret qu'il a écrit pour l'opéra de John Adams (Doctor Atomic) sont proches du genre oratorio, nul doute que Sellars soit l'homme de la situation rêvé par Rattle.

De l'espace exigu qui lui est laissé par des Berliner Philharmoniker qui, même en formation baroque, réduisent la mythique scène berlinoise de moitié, Sellars va faire le théâtre du drame le plus intense qui soit. Plutôt que « mise en scène », Sellars parle de « rituel ». Au centre, un simple projecteur au bout d'un très long câble, touchant presque le sol, va permettre d'isoler les affects : notamment Jésus, symbole iconique de tous les torturés de la Terre, très souvent couché dessous… après la mort, subsistera le halo lumineux, empreinte du corps disparu, impression tenace sur la rétine du spectateur.

BPhil_St_John_001Le Chœur de la Radio de Berlin, tout habillé de noir, fait irruption, s'étend par terre dès avant la première note. Sur « Herr, unser Herrscher », effet aussi simple que saisissant, les bras se lèvent à la verticale, et c'est parti pour une chorégraphie extrêmement fouillée, où tout est dramatisé : les entrées des différents pupitres sont ainsi visualisées, sans systématisme non plus, ce qui pourrait lasser. Tout est d'une évidente justesse. Au moment le plus périlleux de la partition chorale (le fameux « Eilt, ihr angefocht'nen Seelen»), le chœur s'enfuit soudain dans les hauteurs des quatre coins de la salle, lançant ses casse-gueule « Wohin » judicieusement répartis entre les groupes, avec une précision sans tache (Rattle étant secondé sur ce moment redouté de tous les chefs par un assistant debout, jusque là discrètement mêlé aux spectateurs du parterre). Virtuose !

À ce voyage haletant, correspond un engagement véritablement symbiotique de . Les temps ont changé à la Philharmonie de Berlin… Ce soir, on prend tout de même le temps d'un sourire nostalgique à la pensée du Karajan d'un temps pas si lointain, à son impatience probable face à toute cette agitation dans son dos, à son refus éventuel de devoir être déboulonné de la place centrale pour être relégué sur le côté. Il aurait eu tort bien sûr de réagir ainsi car est utilisé par comme une pièce également maîtresse du jeu que ce dernier a imaginé pour tous, chef compris. Rattle sera donc tout à tour discret à cour, de dos de face, parfois au centre, parfois ne dirigeant rien, se contentant d'admirer l'art de ses musiciens, coupant aussi le son pour certains passages des chorals. La musique est constamment au centre de la mise en scène. Admirable là aussi. Jamais l'ennui ne s'installe. Comme on est loin des Passions ronflantes aux armées de choristes, aux tempi klempereriens qui se donnaient dans cette même salle dans les années 80 !

Le Berliner Philharmoniker s'est donc baroquisé pour l'occasion avec un effectif réduit d'une trentaine de musiciens qui résonne magnifiquement sous la direction hautement dramatique d'un Rattle très concerné et on succombe aux violes de gambe, aux parties les plus intimistes (« Betrachte, mein Seele »), à un continuo (enrichi d'un luth) très prenant.

La distribution, dominée par le sensationnel Évangéliste de et les Pierre et Pilate du baryton , est de très haut vol. nous a paru légèrement aux prises avec le registre élevé de la tessiture ce soir. Petit bémol aussi pour dans la périlleuse partie vivace de « Es ist vollbracht », la faute en incombant à Peter Sellars qui se met à faire tournoyer la chanteuse sur 360 degrés pour délivrer son message à l'ensemble de l'auditoire disposé, comme il est de coutume à la Philharmonie, sur tout le pourtour de la scène. Très bel effet néanmoins, au détriment d'une courte perte de son.

Jamais comme ce soir on n'avait remarqué combien les hommes se taillaient la part du lion. En conséquence, Sellars fait des rares apparitions féminines des moments bouleversants, jouant à fond de ces moments où la testostérone laisse la place à une autre dimension : l'enlacement de Jésus par Kožená sur « Von den Stricken » ou la sublime déploration (les rebonds du « o » de Tod !) d'une égarée sur l'immatériel « Zerfliesse mein Herz » Tous les solistes se prêtent à la vison de Sellars avec une adhésion sans faille. Le public retient son souffle, plus d'une fois au bord des larmes.

On comprend vraiment l'attitude sincère du metteur en scène bouleversé lui aussi, qui, au moment des saluts, au lieu de recueillir les ovations du public, ploie d'abord ses genoux reconnaissants devant les choristes, puis les autres musiciens. Sensationnel travail d'équipe. Bonheur visible d'être là dans cette entreprise.

Bonheur, en face, d'être témoin d'un geste artistique d'une si haute portée humaine dans ce monde souvent brutal, dans cette ville marquée, où la grande horreur côtoie la Grande Bellezza.

Crédits photographiques © Monika Rittershaus

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