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Montpellier. Le Corum / Opéra Berlioz. 17-I-2014. Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893), Eugène Oneguine, scènes lyriques, en trois actes et sept tableaux, sur un livret de Constantin Chilovsky et du compositeur, d’après le roman homonyme d’Alexander Pouchkine. Marie-Ève Signeyrole, mise-en-scène & décors ; Yashi Tabassomi, costumes ; Philippe Berthomé, lumières. Avec : Lucas Meachem (Eugène Onéguine) ; Dina Kuznetsova (Tatiana) ; Anna Destraël (Olga) ; Dovlet Nurgeldiyev (Lenski) ; Mischa Schelomiansky (le prince Gremin) ; Svetlana Lifar (Madame Larina) ; Olga Tichina (Filippeievna) ; Loïc Félix (Monsieur Triquet) ; Laurent Sérou (un capitaine & Zaretski). Chœur de l’Orchestre national de Montpellier – Languedoc-Roussillon, Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon, Ari Rasilainen (direction musicale).
Avant que la musique ne commence à sonner, cette production indique un double élan historique : topographique (la mention « appartement communautaire, en 1999 » est projetée) et audiovisuel (un écran de télévision montre Vladimir Poutine prêter serment lorsqu'il accéda à la fonction suprême).
Judicieuse orientation, tant ces « scènes lyriques » de Tchaikovski sont déchirées entre une tragédie des sentiments intimes et un épiement – social et politique – généralisé. Tant la poutinienne façade démocratique ne garantit pas davantage les libertés publiques que le régime tsariste. Et tant installer cette production non pas dans la salle montpelliéraine qui lui était « naturellement » destinée (l'Opéra-Comédie) mais sur le large et profond plateau de l'Opéra Berlioz est un choix assez crâne. Avec une telle entrée, comment ne pas songer à l'actuelle et formidable cohorte de jeunes metteurs-en-scène russes, dont Tatiana Frolova et sa compagnie Théâtre KnAM.
Durant les deux premiers actes, l'appartement communautaire est matérialisé par des délimitations virtuelles : huis (portes et fenêtres) constitués de fins portiques en métal ; et murs (internes et externes) absents. Avec une buanderie, une cuisine et une salle de télévision, pour espaces partagés ; et, dans chaque chambre, avec un matelas (toujours) et un sommier (quelquefois). Enfin, à jardin, une chambre un tantinet plus « coquette », où Olga se mire et change souvent d'effets vestimentaires. Les costumes désignent l'extrême pauvreté de tous. Au troisième acte, le gigantesque plateau, nu, est, successivement, un espace public où, nuitamment, zonent des déshérités (dont Eugène Oneguine), puis un vaste salon dans le palais de Gremline (comment ne pas songer, euphoniquement, à « Kremline » ?).
D'emblée, ces intentions et ces choix éveillent l'intérêt. La réalisation demeure toutefois inaboutie : direction d'acteurs pas assez matérialisée, chœur théâtralement grégaire et éclairages peu précis. Et la responsabilité en revient moins à Marie-Ève Signeyrole et à sa pertinente imagination qu'à la précédente direction générale de l'Opéra national de Montpellier, oublieuse de deux règles cardinales.
Primo, un patron de théâtre public doit jouer son plein rôle de producteur (au sens cinématographique du terme) lorsqu'il donne sa première chance à un/e jeune metteur/se en scène, afin de le/la guider dans ce dédale piégeux qu'est un ouvrage lyrique et afin de trier parmi ses nombreuses idées et sa mémoire nourrie de la scène contemporaine. Un mauvais hasard calendaire (Marie-Ève Signeyrole a travaillé alors que Jean-Paul Scarpitta était déjà écarté et son successeur pas encore nommé) n'explique pas tout : tout au long de son « règne », le passé directeur préféra rédiger des éditoriaux à sa propre gloire et, lors des saluts, jeter des fleurs aux interprètes qu'il avait choisis (cette autocélébration narcissique n'a pas sa place dans l'éthique du service public) plutôt que d'accompagner ses équipes artistiques.
Secundo, un chef d'orchestre chevronné et volontaire doit épauler un metteur en scène débutant. Las, Ari Rasilainen est la preuve que l'école finlandaise de direction orchestrale ne délivre pas que des grandes baguettes (Oramo, Salonen, Saraste, Vänskä, …) : ce chef invité ne fabrique aucun son, est d'une imprécision et d'une inconstance permanentes ; pis encore, elle laisse mollir les tempi et suit les chanteurs plutôt que de les guider.Inutile de faire le moindre reproche au chœur et à l'orchestre : ils témoignent de la grave inquiétude qui les assaille depuis cinq ans tant l'autocratique directeur sorti a accumulé erreurs dirimantes et inadmissible dilettantisme. (Mais à ce sujet, que les membres du conseil d'administration ont-ils fait durant cinq ans ?).
Devant le chantier titanesque qui l'attend, puisse Valérie Chevalier, la nouvelle directrice générale, réussir, alors que, dans notre frange méditerranéenne où la corruption des esprits l'emporte souvent sur l'intérêt général, une part des élus locaux languedociens se délecte à manipuler la malveillance. Son premier pas consistera à rebâtir cette maison par son fondement : ses forces musicales permanentes (orchestre et chœur). Mais avec quel budget rémunérer – et avec quelle dense programmation attirer – un directeur musical compétent et à la mesure d'une si ample institution (deux salles d'opéra, dont l'une d'environ deux mille places) dont ni Lyon ni Marseille ne sont équipées ? Épineuse quadrature du cercle …
La distribution vocale a frappé par sa disharmonie. Vampirisée par son rôle, Anna Destraël (Olga) devrait davantage s'occuper de son chant (vibratello permanent, émission vocale en arrière-gorge, donc projection forcée parce qu'ainsi entravée) que de sa plastique et de ses minauderies scéniques. Dans le rôle-titre, Lucas Meachem a frappé par son indolence scénique et par une voix qui, hormis sa quinte aiguë, a manqué de densité et de précision ; admettons que cette production (notamment le chef invité) a désorienté ce chanteur dont le curriculum vitae, flatteur, laissait attendre une prestation supérieure. Plus heureux ont été les titulaires des deux autres rôles majeurs. Le ténor Dovlet Nurgeldiyev (Lenski) s'est progressivement libéré (de manifestes tensions au début de la représentation) et a offert un acte II théâtralement dense et vocalement accompli. Enfin, Dina Kuznetsova a été une Tatiana touchante et lumineuse lors de ses deux actes de pauvreté, puis trop retenue (dans le froid mépris comme dans la fièvre amoureuse) lors du final. Le reste de la distribution, satisfaisant, a eu raison de s'en remettre à son expérience.
Au sortir de cette production, Marie-Ève Signeyrole mérite une seconde invitation. Toutefois à trois conditions : essentialiser sa pensée et chercher l'implicite plutôt que de trop rendre visible ; travailler à un ouvrage dramaturgiquement plus limpide ; et se délester de trop hâbleuses abandons aux technologies informatiques (à des metteurs-en-scène débutants et tant qu'ils n'ont pas trouvé leur écriture scénique, une loi devrait proscrire l'usage du camescope que tient un acteur et dont les images sont instantanément projetées sur un écran géant). Et, surtout, d'être bienveillamment mais fermement guidée par la puissance invitante …
Crédits photographiques : photo 1 Lucas Meachem (Eugène Onéguine) & Dina Kuznetsova (Tatiana); photo 2 Dovlet Nurgeldiyev (Lenski) & Lucas Meachem (Eugène Onéguine); photo 3 Lucas Meachem (Eugène Onéguine) : © Marc Ginot / Opéra national de Montpellier
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Montpellier. Le Corum / Opéra Berlioz. 17-I-2014. Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893), Eugène Oneguine, scènes lyriques, en trois actes et sept tableaux, sur un livret de Constantin Chilovsky et du compositeur, d’après le roman homonyme d’Alexander Pouchkine. Marie-Ève Signeyrole, mise-en-scène & décors ; Yashi Tabassomi, costumes ; Philippe Berthomé, lumières. Avec : Lucas Meachem (Eugène Onéguine) ; Dina Kuznetsova (Tatiana) ; Anna Destraël (Olga) ; Dovlet Nurgeldiyev (Lenski) ; Mischa Schelomiansky (le prince Gremin) ; Svetlana Lifar (Madame Larina) ; Olga Tichina (Filippeievna) ; Loïc Félix (Monsieur Triquet) ; Laurent Sérou (un capitaine & Zaretski). Chœur de l’Orchestre national de Montpellier – Languedoc-Roussillon, Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon, Ari Rasilainen (direction musicale).
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