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Dans la liste des personnalités les plus citées sur Internet dans la catégorie musique classique, il figure au troisième rang. Violiste, concertiste, chef d'orchestre et de chœur, chercheur, pédagogue, chef d'entreprise, tel est Jordi Savall.
Depuis sa plus tendre enfance, avec la chorale d'Igualada, sa ville natale, il vit dans la musique. Sa rencontre avec Montserrat Figueras, qu'il épouse en 1968, va fusionner deux talents jusqu'au décès de cette dernière dont l'influence sur la musique ancienne sera majeure. Son engagement, à travers la musique, pour un monde meilleur, pour un dialogue inter culturel, est reconnu par tous. ResMusica l'a rencontré. Il parle de ses projets, de sa famille, de sa vie.
« La fonction principale de la musique dans la vie de l'homme est d'être humaniste »
ResMusica : Après tant d'années, vous êtes toujours aussi actif : concerts, disques, rencontres culturelles… Et les projets ne manquent pas ! Tout va bien ?
Jordi Savall : Je vais très bien parce que je fais ce que j'aime avec de bons musiciens qui sont aussi de bons amis. Je partage la musique avec un public merveilleux. Celui-ci vient toujours écouter les concerts avec une grande envie et une grande joie. On ne peut pas rêver plus belle vie. Je découvre toujours des lieux superbes. Je suis plus souvent au ciel que dans la terre !
RM : Vous vous penchez moins souvent vers les grandes œuvres du répertoire mais plutôt sur des sujets historiques en combinant texte et musique dans des livres-disques. Comment voyez-vous l'avenir de la musique, de votre musique ?
JS : La saison passée, pourtant, j'ai fait la Messe en si mineur de Bach, j'ai dirigé le Jubilate de Lully, celui de Hændel, le Magnificat de Vivaldi, le Magnificat de Bach ! Je partage toujours à égalité de nouveaux répertoires avec la relecture et le travail sur les œuvres du grand répertoire. Je fais toujours des récitals avec de la musique de Marin Marais, de Bach, de Sainte-Colombe… J'aime beaucoup découvrir des répertoires oubliés. Ça fait partie de ma génétique. C'est ce que j'ai commencé à faire depuis très jeune. Me pencher sur la musique celtique ou sur les musiques d'Arménie, sur les musiques turques ou la musique des Balkans, c'est toujours faire un formidable voyage dans le temps et, ainsi, redécouvrir des cultures qui sont encore vivantes, aujourd'hui, et porteuses de grande émotion, de grande beauté.
RM : Votre prochain disque est un deuxième opus d'Orient-Occident. C'est un hommage à la Syrie. Quelle a été votre motivation et quel message voulez-vous faire passer ?
JS : Ma motivation, c'est seulement faire passer un message de solidarité avec un peuple qui souffre aujourd'hui d'une situation terrible dans laquelle le pouvoir est en train de massacrer ce peuple. En même temps, ils subissent aussi une pression des rebelles qui sont, quelques fois, soutenus par des gens aussi très cruels et très fanatiques. J'ai beaucoup d'amis des deux côtés, en Syrie, qui souffrent, qui ont dû abandonner leur maison, l'endroit où ils travaillaient, où ils faisaient de la musique. Ils ne peuvent plus faire de la musique parce qu'ils sont sous pression des deux côtés… Cela devient impossible. C'est écœurant et révoltant de voir aussi combien de milliers, de centaines de milliers d'enfants et de familles souffrent de cette situation. Ce projet, simplement, c'est une façon de dire que nous sommes avec eux. Nous voulons partager avec eux notre pensée et attirer l'attention sur la nécessité de faire quelque chose. C'est toujours révoltant que, 20 ans après Sarajevo, aujourd'hui, de nouveau, pas si loin de l'Europe, il se passe des choses comme ça. Personne n'est capable de réagir. C'est un message de solidarité et, en même temps, une occasion pour parler de cette civilisation Dans ce nouveau disque, nous portons mille ans d'histoire de cette région si riche et si importante de la culture de tous les temps.
RM : Il y a toujours dans vos programmes une dimension humaniste forte. Peut-on dire que c'est votre marque de fabrique ?
JS : Je pense que, depuis que nous avons commencé avec Montserrat, il y a plus de 45 ans, c'était, pour nous, la fonction principale de la musique dans la vie de l'homme. Nous avons toujours pensé qu'il fallait donner de l'espace à nos musiques, pas seulement aux grandes œuvres mais aussi aux musiques du peuple, aux musiques de gens qui ont souffert, aux musiques qui ont permis à ces gens de survivre. Je pense que ça, aujourd'hui, c'est plus nécessaire que jamais. Il n'y a jamais eu autant de gens qui souffrent de la misère, de la guerre, de situations catastrophiques dans le monde, un monde dans lequel il y a des millions et des millions de réfugiés : 36 millions de réfugiés en ce moment. Des millions de gens sans patrie à cause des guerres, des enfants qui meurent de faim, qui sont mal nourris. Mais enfin, c'est quand même un paradoxe que nous vivions dans un environnement de science et de recherche du plus haut niveau. On est capable aujourd'hui de guérir des maladies, on est capable de s'occuper de la santé mais jamais on n'avait eu une telle déchéance, une telle souffrance de l'homme. On le voit tous les jours. Ces gens qui meurent en Méditerranée parce qu'ils fuient la misère… En même temps, nous sommes en train de dépenser des millions et des millions chaque année pour du matériel militaire, pour des choses qui servent à faire du mal. Je pense que nous sommes, en tant qu'artistes, obligés de dire : « non, ce n'est pas notre monde » !
RM : Vous avez toujours vos « vieux complices » mais comment faites-vous pour leur adjoindre des musiciens et chanteurs plus jeunes ?
JS : Nous le faisons d'une manière très organisée. Depuis près de 50 ans, je travaille avec de très bons musiciens qui sont devenus des amis. Souvent, ils me proposent d'autres musiciens qu'ils connaissent, que ce soit dans des pays dans lesquels je n'ai pas le temps d'aller (je ne peux pas être partout) mais quand j'ai besoin d'un certain type de chanteurs, je demande à mes amis musiciens. Je sais que, comme ils sont de très haute qualité, ils vont me proposer des musiciens de même niveau. Et c'est comme ça que je fais des auditions. Pour les jeunes, nous faisons chaque année deux grandes auditions d'instrumentistes et de chanteurs du monde entier. Quelques fois, nous sélectionnons via Internet. Nous leur demandons qu'ils nous envoient des enregistrements, des vidéos, et, à partir de cela, nous auditionnons individuellement chanteurs et musiciens. Chaque année, nous sélectionnons une trentaine, une quarantaine de musiciens et nous les invitons à participer à une Académie pour préparer de nouveaux projets. C'est comme ça que nous trouvons des gens de très haute qualité. Ainsi, nous assurons une transmission de cet idéal pour lequel nous travaillons toujours autant, afin qu'il soit possible de transmettre à des jeunes qui, à leur tour, vont développer cette même exigence de qualité, d'émotion, de beauté.
RM : A propos de jeunesse, Arianna et Ferran trouvent leur chemin mais il ne doit pas être facile d'être les enfants de tels parents…
JS : Ils ont chacun leur chemin. Je pense que, comme toute chose, il y a des avantages et des inconvénients : ils se font connaître plus facilement parce qu'ils peuvent contacter des gens qui nous connaissent. Et en même temps, cela conduit quelquefois à une certaine exigence qui peut devenir excessive. Cependant, je pense qu'ils se débrouillent assez bien. Arianna a trouvé son chemin, avec son compagnon. Ils font pas mal de choses. Elle fait beaucoup de musique contemporaine aussi. Elle chante très bien Arvo Pärt et la musique de cette catégorie. Ferran, de son côté, est en train de faire son chemin aussi, plus tranquille parce que lui, il n'a pas cette envie de triompher, de faire beaucoup de choses mais il fait son travail. Il est très authentique aussi. Il est très exigeant avec lui-même. Il fait de très belles choses. Il prépare un disque d'improvisation qui va sortir à la fin de l'année et j'en suis très heureux. À une époque, avec Montserrat, on avait fait beaucoup de choses avec eux. Après, on a vu qu'il fallait aussi les laisser respirer et s'envoler seuls. J'ai fait beaucoup de choses avec Arianna à ses débuts. Mais maintenant, je fais d'autres choses avec Ferran avec lequel je partage aussi beaucoup sur la programmation, sur la recherche d'un répertoire nouveau.
RM : Quels sont vos projets ?
JS : Mon projet actuel est l'Esprit des Balkans. C'est une grande recherche sur les musiques des Balkans, sur les musiques de la mémoire, ce que je considère comme la mémoire d'une région la plus ancienne d'Europe. Celle-ci a été, pendant plus de 400 ans, sous la domination ottomane et a été complètement tenue à l'écart de toute l'évolution qui s'est faite en Europe. Ils ont conservé un patrimoine musical extraordinaire qui est maintenant accessible parce qu'il y a encore des traditions qui perdurent mais qui vont disparaitre au cours des prochaines générations parce que la force de la globalisation va détruire tout cela. Je suis, donc, en train d'enregistrer et de donner des concerts avec des musiciens de toutes ces différentes cultures pour montrer que cette région qui a été dramatiquement touchée par la violence, l'intolérance et le fanatisme, porte un message de beauté, de solidarité. Tous ces peuples ont énormément de choses à partager. Avec la musique, on peut délivrer un message de cette dimension et montrer que ces différentes cultures ont beaucoup plus de choses à partager que tout ce qui les divise. Malheureusement, l'évolution dans ces régions a fait qu'aujourd'hui, on essaie de séparer les gens par des caractéristiques nationales et linguistiques alors que ces cultures ont toujours été partagées. Sarajevo était la ville-type dans laquelle il y avait des chrétiens romains, des chrétiens orthodoxes, des juifs séfarades, des musulmans. Ces gens ont vécu ensemble pendant des siècles, heureux, en se respectant, en partageant leur culture et aujourd'hui, on essaie d'empêcher ça. La bataille terrible qui a eu lieu autour de Sarajevo, c'était pour détruire cette mémoire, pour détruire ces témoignages. Je pense que notre projet est aussi un projet pour dire : voilà, ce dialogue, ce partage a été possible pendant des siècles. Pourquoi ne pas le maintenir ? Pourquoi détruire ça ? On peut établir des frontières mais ne mettons pas de frontières dans l'esprit de l'homme et essayons de garder l'esprit des hommes libre pour qu'ils puissent partager les différentes cultures. Voilà pour ce premier projet. L'autre projet sur lequel on travaille en ce moment, c'est un grand projet sur le thème de « guerre et paix » qui sera l'occasion de réflexions sur la situation en Europe pendant les derniers siècles au cours desquels la guerre a été omniprésente. Dans un projet, nous faisons entendre des chants pour la paix mais aussi des batailles instrumentales pour célébrer, d'une certaine manière, la paix, la fin de la guerre de succession en Espagne en 1714, la guerre entre les Bourbons et les Habsbourg. Elle s'est terminée avec la fin de l'indépendance de la Catalogne. C'est un projet qui se situe dans cette ligne de réflexion sur la fonction de la paix aujourd'hui. Parce que, comme disait un maître japonais : « la fonction principale de la guerre, c'est de faire la paix ».
RM : Quel serait votre ultime projet, celui que vous ne pouvez pas réaliser aujourd'hui ?
JS : C'est un projet que je prépare et que j'espère pouvoir réaliser en 2015. C'est un grand projet sur les routes de l'esclavage. C'est un projet compliqué parce qu'on va traiter une partie médiévale sur toute la partie de l'Europe où il y a eu beaucoup d'esclavage à cause des guerres. La traite des esclaves a fait, pendant à peu près 300 ans entre 1550 et 1850, plus de 35 millions de victimes qui ont été sauvagement enlevées de leur famille et emmenées au Nouveau Monde. Plus de 2 millions et demi ont trouvé la mort pendant le voyage. C'est une horreur de la civilisation humaine qui n'a pas encore été reconnue. Les grandes fortunes qui existent aujourd'hui dans beaucoup de pays d'Europe, notamment en Catalogne à Barcelone, en France à Bordeaux et dans beaucoup de villes en Hollande, sont des fortunes qui ont fait leur richesse avec ça et personne n'en parle. On a besoin, pour la dignité de ces gens, de nous en souvenir et de rappeler que nous, chrétiens, nous avons accepté de les traiter pire que des bêtes, sans que personne ne proteste. Ces chants d'esclaves sont des chants d'une telle beauté… C'est là que le negro spiritual est né. Ce sont des chants d'espoir, des musiques qui ont permis à ces pauvres gens de survivre dans des conditions atroces. C'est pour ça que ce sont des musiques très, très belles.
RM : La musique est une part très importante de votre vie…
JS : Oui, la musique est une part importante de ma vie. Mais je donne beaucoup de place à l'amitié et à l'amour aussi. J'ai vécu un drame personnel très fort avec la perte de Montserrat. Ça fera bientôt deux ans. On peut se récupérer d'une perte comme ça. Mais j'ai accepté que la vie commence et finisse quelque part. J'ai une telle gratitude pour avoir pu partager pendant de longues années la musique, l'amour, l'amitié avec mon épouse… J'en suis encore et toujours enrichi quand je pense à ces moments. Je porte Montserrat dans mon cœur tous les jours, avec la musique, mais j'ai trouvé maintenant de nouveaux amis, des personnes qui me donnent aussi envie de vivre et de continuer. Je pense que le souvenir des personnes chères qui sont parties est un enrichissement. Mais cela ne doit pas nous empêcher d'aborder la vie avec toute la richesse, avec tout l'émerveillement qu'elle peut nous offrir. La tristesse, à un certain moment, devient une nouvelle amie. On accepte que cette tristesse soit une sorte d'amie qu'on garde, qu'on laisse en place. Il faut simplement qu'elle ne vous envahisse pas et qu'elle ouvre aussi l'espace pour la joie, pour vivre. Je garde ces moments de tristesse comme des instants très précieux aussi. Mais il ne faut pas que cela déborde. Comme la musique de Dowland, ce sont des musiques tristes mais qui sont aussi pleines de joie. La vie est faite de cela. C'est une vibration et quelquefois, on ne sait pas si c'est de la tristesse ou de la joie…