Pieter-Jelle de Boer, le hollandais francophile
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Né aux Pays-Bas et installé en France, Pieter-Jelle de Boer est un musicien complet qui passe avec aisance des claviers de l'orgue et du piano, au pupitre de direction d'orchestre sans oublier la table de travail du compositeur. Ce musicien de son temps, hostile à toute idée de spécialisation, aime diriger Janáček avec le chœur Accentus, enregistrer Rachmaninov au piano ou diriger Beethoven.
« Aujourd'hui, ce n'est déjà pas évident de faire comprendre qu'on est capable de bien jouer de deux instruments différents, pour ne pas parler du fait de diriger aussi bien des chœurs que des orchestres ».
ResMusica : Organiste, chef d'orchestre, compositeur et pianiste, un véritable homme-orchestre. Comment passe-t-on d'une activité à l'autre ?
Pieter-Jelle de Boer : C'est toujours de la musique, heureusement ! Je passe d'une activité à l'autre en fonction de mon agenda et jusqu'ici j'ai la chance de les retrouver toutes de manière assez régulière. Au fond, je n'ai pas l'impression de faire quelque chose de différent quand je dirige, quand je joue ou quand j'écris : je cherche à raconter une histoire en musique. Ça reste la même langue, après tout. Au quotidien, c'est parfois un vrai défi de trouver un équilibre entre tout cela, surtout pour travailler son instrument.
RM : Vous résidez en France, pays qui aime beaucoup les étiquettes simples et les parcours rectilignes. Est-ce que votre profil multi-casquette (piano, composition, orgue et direction) s'est heurté à des résistances ?
PJB : De mon expérience, ce n'est pas que la France qui aime les étiquettes mais le petit monde, bien particulier, de la musique classique. Il y a deux ou trois siècles, être musicien signifiait exercer un métier complet : maîtriser plusieurs instruments, composer, arranger, enseigner. Parfois on brillait en soliste, parfois on se mettait totalement au service d'un autre musicien, sans se soucier de son « image ». Aujourd'hui, ce n'est déjà pas évident de faire comprendre qu'on est capable de bien jouer de deux instruments différents, pour ne pas parler du fait de diriger aussi bien des chœurs que des orchestres. J'espère que cela changera ; j'ai beaucoup d'amis musiciens qui sont à l'aise dans plusieurs domaines à la fois, souvent même en dehors des frontières de la musique classique. Qui plus est, je pense que c'est extrêmement nourrissant pour un artiste de ne pas se limiter à une seule « casquette » ; pour un chef d'orchestre, il est bon de se rappeler de temps en temps à quel point une baguette est légère par rapport à la pratique d'un instrument. Pour moi, il en résulte que je suis moins facilement « identifiable », moins facile à caser, ce qui est contraire à l'esprit commercial qui règne partout aujourd'hui. Donc oui, parfois je me heurte à ces clichés, mais pas seulement en France.
RM : Au piano, vous avez enregistré Rachmaninov, quel est votre lien avec ce compositeur ?
PJB : J'aime beaucoup ce compositeur et je crois (je ne suis d'ailleurs pas le seul à le dire) qu'il est souvent mal compris. C'est un grand romantique, un grand mélancolique, mais il n'y a chez lui rien de sentimental. On l'entend dans les enregistrements où il joue sa propre musique, ce que j'ai beaucoup fait en préparant mon disque. Sa musique est d'une opulence harmonique et mélodique infinie, mais au fond elle résulte d'une utilisation très personnelle du contrepoint ; les contrechants de Rachmaninov sont au cœur de sa musique, et c'est ce contrepoint qui me guide pour construire mon interprétation. Tout en laissant une place importante, bien sûr, à la fantaisie, à l'imprévu.
RM : Vous avez été chef assistant à l'orchestre national Bordeaux-Aquitaine ? Comment avez-vous été sélectionné et quel était votre fonction à Bordeaux ? Qu'est-ce que cette fonction vous a apporté ?
PJB : J'ai effectivement été chef assistant de l'ONBA entre 2009 et 2012. La sélection s'était faite via le CNSM de Paris, que l'orchestre avait contacté afin d'obtenir les noms d'anciens étudiants chefs susceptible d'être intéressé par le poste. J'ai envoyé un dossier, puis j'ai été reçu par Kwamé Ryan, directeur musical à ce moment, qui m'a choisi par la suite. A part le travail habituel d'assistant, on m'a confié une multitude de projets : j'ai dirigé des concerts, des ballets, travaillé sur des productions d'opéra, participé à des réunions sur le fonctionnement de l'orchestre… Ces trois années m'ont apporté une expérience inestimable et je trouve malheureux qu'il y a si peu d'orchestres et de maisons d'opéra qui proposent ce genre de poste, contrairement à l'Allemagne ou aux pays anglo-saxons. Avec le départ de Kwamé Ryan, Bordeaux non plus n'a pas renouvelé le poste. En tout cas, je conserve un très bon souvenir de cette période et je reviens aujourd'hui régulièrement à Bordeaux, non seulement pour diriger mais aussi pour suivre le projet de construction d'un orgue de concert pour le nouvel Auditorium, pour lequel nous avons récemment créé une association.
RM : Désormais, vous êtes chef associé à Accentus. Quelle est votre relation avec cet ensemble ?
PJB : Ma relation avec le chœur date d'il y a un moment : j'avais assisté Laurence Equilbey en 2006 lors d'une production d'opéra au CNSM de Paris, et elle m'a recontacté l'année suivante pour me proposer de travailler avec son ensemble. Cela m'a d'abord surpris, car même si je me sens à l'aise dans le travail avec les chanteurs et que j'adore depuis toujours le répertoire choral, je n'ai pas une formation de chef de chœur. La première répétition que je devais faire avec eux était sur la messe en mi mineur de Bruckner et j'étais bien nerveux, mais nous avons tout de suite eu un bon contact. Pendant mes années bordelaises, j'ai continué à les voir régulièrement et aujourd'hui je les dirige dans deux à trois projets par an, dont de très intéressants comme l'enregistrement Janáček qui vient de paraître chez Naïve. C'est un ensemble formidable, composé de chanteurs de très haut niveau, ouverts et généreux. J'y retourne toujours avec plaisir collaborer avec eux.
RM : Vous êtes également compositeur. Quelles sont vos influences en tant que créateur ?
PJB : J'aime les compositeurs dont la musique montre un vrai discours harmonique, basé sur les notions anciennes de tension et de détente, ce qui va bien au-delà du pauvre débat sur l'opposition tonalité/atonalité, pas très utile à mon sens. Le plus grand des dernières décennies était pour moi incontestablement Henri Dutilleux, mais je pense aussi à quelqu'un comme le compositeur néerlandais Rudolf Escher (1912-1980), pas très connu en dehors des Pays-Bas, ou un contemporain français comme Pierre Farago dont les pièces pour orgue m'ont beaucoup marqué. Dans un autre genre, j'aime beaucoup le langage harmonique de Maurice Duruflé, dont j'essaie parfois de retrouver les couleurs sans pour autant l'imiter. Autre exemple, il y a une quinzaine d'années j'ai été bouleversé par les Dialogues des Carmélites de Poulenc, d'ailleurs le premier opéra auquel j'assistais en direct. Cela a laissé quelques traces dans la pièce que j'étais en train d'écrire à ce moment. Mais on est héritier de tellement de choses différentes ! Un jour, un critique à cru entendre dans une de mes pièces des échos de Stravinsky, ce dont je n'étais pas du tout conscient.
RM : Les coupes budgétaires dans la culture néerlandaises ont été immenses ? Quelles sont vos impressions par rapport à cette situation ?
PJB : Les coupes ont été décidées en 2010, et on en ressent aujourd'hui de plus en plus les conséquences : à la Radio, on a supprimé l'orchestre de chambre, puis la bibliothèque musicale ; presque tous les orchestres ont dû réduire leurs effectifs et supprimer des postes-clé comme celui du bibliothécaire, ce qui est catastrophique. Deux orchestres se trouvant à 100 kilomètres de distance ont dû fusionner, dans un autre les musiciens ont accepté une réduction de 40% de leurs heures, encore un autre se voit obligé de se limiter à l'accompagnement des ballets. Le gouvernement a fait preuve d'un manque total de sensibilité, de réflexion et de bon sens vis-à-vis du secteur culturel. Pas d'analyse, pas de concertation, juste des coupes « à la hache émoussée » comme on dit chez moi. La plupart de la population semble d'ailleurs d'accord et certains aimeraient aller encore plus loin pour récupérer les milliards inexistants qu'ils croient partir à la culture. Bref, on doit faire un gros travail de communication, on est obligé de se défendre et d'être imaginatif, ce qui est peut-être la seule conséquence positive de tout cela. J'ai récemment dirigé deux orchestres néerlandais, et j'ai été impressionné par la volonté des musiciens de ne pas se laisser abattre, et leur motivation de toujours faire la plus belle musique possible. C'est très inspirant.
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