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Dimitri Kitaenko est, avec Guennadi Rojdestvensky, l'un des derniers représentants d'une certaine tradition russe de l'art de la baguette. Ce grand interprète des musiques russes et scandinaves, auteur de nombreuses intégrales indispensables, a été récompensé par un International Classical Music Awards 2013, dans la catégorie « Enregistrements Historiques ». Il revient, pour les membres du Jury, sur son parcours et ses conceptions musicales.
Karajan m'a conseillé : « chaque œuvre a un seul point culminant. Ne vous comportez pas comme un chien qui s'arrête pour se soulager sous chaque arbre ! »
ResMusica : Vous avez obtenu un International Classical Music Award 2013, dans la catégorie « Enregistrements historiques », avec une interprétation intégrale du ballet l'Oiseau de feu de Stravinsky. Vous souvenez-vous des circonstances de cet enregistrement ?
Dimitri Kitaenko : Je suis très heureux du prix remporté par cet Oiseau de feu, reconnu si longtemps après son enregistrement. Ce disque a été réalisé il y a 29 ans et je ne me souviens plus de tous les détails. Mais je me remémore très bien les sessions qui se sont déroulées au Studio 5 de la radiodiffusion, situé dans l'ancienne rue Katchalov à Moscou. Comme chaque enregistrement d'alors, il a été produit par Melodiya. Le projet était très intéressant, et nous avons collaboré avec un ingénieur du son exceptionnel : Sergey Pazukhin. Le travail s'est ensuite fait rapidement et efficacement, nous étions ravis du résultat et la qualité de ce travail se confirme maintenant.
RM : Comment s'est passé le processus d'enregistrement avec Melodiya ?
DK : Comme pour tout enregistrement, il y a eu une discussion préalable avec la direction Melodiya. Ces gens étaient instruits et créatifs, ils aimaient leur travail, en particulier le directeur général Valery Sukhorado. Les plannings étaient élaborés bien en amont des sessions. A cette époque, j'ai enregistré beaucoup de Stravinsky et j'ai été profondément impressionné par la richesse pure des couleurs russes dans sa musique. Je me suis même rendu en voiture à Ustilug où il est né, juste pour respirer le même air que le compositeur.
RM : Vous avez déclaré que vous considérez les concerts comme plus importants que les enregistrements en studio. Pourtant, votre discographie en studio est conséquente : vous avez gravé des intégrales des symphonies de Chostakovitch, Prokofiev, Scriabine et Rachmaninov alors que vous êtes en passe de boucler une intégrale Tchaïkovski … Avez-vous des règles ou des méthodes spéciales pour le travail en studio?
DK : Tout d'abord, je fais de mon mieux pour créer une incandescence émotionnelle et une tension nerveuse pour moi et pour l'orchestre, afin de nous rapprocher le plus possible d'une atmosphère de concert. Deuxièmement, au cours des dernières années, j'ai appris à distinguer immédiatement un fragment d'enregistrement bien fait d'un mauvais. Je sais exactement quelle pièce ou une partie de celle-ci doit être réenregistré, et qui nous permet d'économiser beaucoup de temps.
RM : Vous terminez pour le label Oehms, une intégrale Tchaïkovski. Après, quels seront vos projets ?
DK : Avec l'orchestre du Gürzenich de Cologne, je finalise en effet mon cycle Tchaïkovski. Nous enregistrons la Symphonie n°7 inachevée dans une complétion de Semyon Bogatyrev. Il est important de faire entendre aux auditeurs ce qui devait suivre la Symphonie n°6 Pathétique. Cette symphonie sera couplée avec le Concerto pour piano n°3, sous les doigts de Liliya Zilberstein. Je voudrais ensuite prolonger ce cycle avec Iolanta, le dernier opéra de Tchaïkovski.
RM : De tous vos enregistrements, lequel vous satisfait le plus ?
DK : Le Coq d'or de Rimsky-Korsakov paru chez Melodiya.
RM : Quels sont les compositeurs qui vous touchent le plus ?
DK : Il y a deux compositeurs avec qui j'ai une connexion immédiate d'âme et de cœur : Tchaïkovski et Johann Strauss.
RM : Vous avez bien connu Herbert von Karajan. Il vous a enseigné et vous avez remporté le prix de la toute première compétition pour jeunes chefs d'orchestre qu'il a organisé, en 1969. Que retenez-vous principalement de sa personnalité. Quelle est la chose la plus importante qu'il vous a transmise ?
DK : Tout d'abord, j'ai retenu de lui la simplicité de la communication avec des orchestres, la gestion concrète des répétitions et la manière de sélectionner la qualité sonore et les couleurs nécessaires, en fonction des œuvres jouées. Une fois, je répétais Don Juan de Richard Strauss. Karajan assistait à la répétition, il est venu vers moi et il m'a dit: «Mon cher collègue Dimitri, n'oubliez pas que chaque œuvre a un seul point culminant. Il peut être silencieux, cela peut même être une pause … Donc, ne vous comportez pas comme un chien qui s'arrête pour se soulager sous chaque arbre ! « .
RM : L'année prochaine nous commémorons le centième anniversaire de la naissance de Kirill Kondrachine. Vous étiez son successeur en tant que chef d'orchestre principal de l'Orchestre philharmonique de Moscou. Avez-vous eu un contact étroit avec lui à ce moment-là ou plus tard? Quelles sont vos impressions sur Kondrachine ?
DK : Kirill Kondrachine est une grande figure de l'histoire de la musique en Russie, il a programmé de nombreuses œuvres de compositeurs occidentaux en Russie et en premier lieu il a imposé les Symphonies de Gustav Mahler. Il était très exigeant, très précis dans sa communication, mais il était aussi un homme facile à vivre. Il m'a parlé en tant que collègue et non pas en tant que chef d'orchestre plus âgé et condescendant envers le jeune musicien que j'étais. J'ai beaucoup assisté à ses répétitions et à ses concerts. Il avait un grand sens de l'humour, mais sa vie n'a pas été facile car il avait constamment à surmonter problèmes et obstacles.
RM : Vous avez joué dans le monde entier avec les meilleurs orchestres. Quelle est votre salle de concert préférée?
DK : C'est une question très personnelle et subjective. Pour moi, si le concert a été un succès, la salle est excellente.
RM : Vous avez enseigné beaucoup et très tôt dans votre vie. De grands chefs d'orchestre russes contemporains sont vos élèves: Dimitri Liss, Vladimir Ziva, Igor Dronov … Vous êtes aussi un des membres du jury du Concours International Malko pour jeunes chefs d'orchestre, dirigé par Lorin Maazel. A votre avis et selon votre expérience, quels sont les noms à retenir ?
DK : Le marathon des jeunes chefs d'orchestre a commencé depuis quelques années. Certains d'entre eux font la course en tête, d'autres restent prisonniers du peloton… Bien sûr, Gustavo Dudamel est un grand talent, mais certaines de ses mœurs professionnelles me mettent en garde. Il ne s'accorde peut être pas toujours assez de temps pour analyser vraiment les partitions. Parmi les chefs russes de la prochaine génération, je pense à Dimitri Liss. Je lui souhaite de ne pas souffrir de cette dictature de notre temps qui impose de tout faire, très vite.
Quand j'étais jeune, nous avons joué d'innombrables partitions au piano, nous avons cherché, analysé et écouté. Il n'y avait pas de superstars, pas d'étoiles filantes. Nous avions deux personnalités hors normes au sommet : Chostakovitch et Oïstrakh, après c'était plus homogène. Mais maintenant, vous ne savez pas où mettre vos pieds, sans marcher sur une «star» ! Je souhaite à tous ces jeunes chefs de faire preuve de ténacité, d'endurance et de ménager le temps nécessaire à l'immersion en profondeur dans les partitions.
RM : Quels seraient vos conseils pour s'immerger dans les partitions ?
DK : Tout d'abord, toujours ouvrir une partition comme si c'était la première fois. Deuxièmement, s'asseoir en silence pour regarder la nature. Troisièmement, se couper du monde hyper connecté et travailler avec la partition et seulement la partition. Un chef d'orchestre a besoin d'obtenir des informations par lui-même. Il doit essayer de creuser plus profondément en permanence la musique, plus profondément que toute personne avant lui. Avec une telle préparation, vous êtes en mesure de vous tenir devant un orchestre et des musiciens et leur dire ce que vous attendez d'eux.
RM : La musique est-elle capable de changer le monde?
DK : Non.
RM : La musique est-elle capable de changer les gens?
DK : Oui, mais de différentes manières. Lorsque vous entendez le remarquable contre-ténor Valer Sabadus (jeune artiste ICMA 2013, dans la catégorie vocale), vous sentez comme cette voix vient du ciel. Quand je regarde son visage, je comprends que c'est un homme qui sert le monde. Mais je suppose qu'il y a aussi de la musique capable de transformer les gens en sauvages.
Cet entretien a été réalisé par Roman Berchenko (Radio Orpheus-Moscou) dans le cadre de la cérémonie et du concert de Gala 2013 des International Classical Music Awards à Milan.