Aldo Ciccolini : la Mort d’Isolde, l’Italie et l’interprétation
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Légende vivante du piano, auteur d'une discographie aussi époustouflante en quantité qu'essentielle en qualité, Aldo Ciccolini a reçu le Prix pour l'ensemble de la carrière (Lifetime Achievement Award) des International Classical Music Awards 2013. Toujours hyperactif et plein de projets, il se confie sur Wagner, l'Italie et l'interprétation.
« Ma passion sans fin pour la musique me fait oublier le souvenir des évènements désagréables de mon existence »
ResMusica : Dans le cadre du Gala 2013 des ICMA, vous avez joué la transcription de la Mort d'Isolde de Wagner par Franz Liszt. Comment avez-vous découvert l'opéra de Wagner ?
Aldo Ciccolini : C'était au Teatro San Carlo de Naples, j'avais environ dix ans. Je fus totalement pétrifié pendant toute la durée de la représentation. Je ne me souviens pas le nom du chef d'orchestre, mais c'était certainement une prestation extraordinaire.
RM : J'imagine que vous avez ensuite mis la main sur une partition de piano de l'œuvre?
AC : Quand j'avais vingt ans, j'ai acheté la partition d'orchestre, car je n'aime pas les partitions pour piano d'œuvres lyriques. J'ai ensuite déchiffré la partition sans difficultés. Par contre, j'ai découvert la transcription de Liszt beaucoup plus tardivement. Je considère cette musique comme le plus bel hymne à l'amour jamais écrit : c'est absolument fantastique. Beaucoup de compositeurs ont donné une merveilleuse expression de l'amour dans leur musique, mais la Mort d'Isolde est unique dans sa sublimité.
RM : Interprétez-vous cette mort avec une lumière optimiste?
AC : Elle retrouve l'homme qu'elle aime. D'abord, elle le loue et explique comment elle a réalisé l'unité totale avec lui. Ils ne sont plus deux, mais un seul individu fusionnant.
RM : Imaginez-vous physiquement ces personnages quand vous jouez ?
AC : Vous devez le faire. Pour moi, c'est vraiment comme s'ils étaient physiquement présents: l'un mort, l'autre encore en vie. Cependant, d'autres pianistes peuvent visualiser les choses différemment tout en jouant cette musique et tout à fait légitimement. Il n'existe pas une seule interprétation idéale. Chaque artiste apporte sa vision personnelle de la partition, éclairant et mettant en évidence certains effets, certains détails.
RM : Une lecture fortement tragique de cette musique est-elle possible?
AC : Je ne le pense pas. Même si je suis en faveur de la liberté interprétative, la tonalité de cette pièce est si majestueuse et solennelle qu'elle propose une vision de l'éternité. Une interprétation mélodramatique diminuerait considérablement la beauté de la musique.
RM : La version originale de la Mort d'Isolde est écrite pour soprano. Quelle a été votre expérience la plus enrichissante de travailler avec la voix féminine?
AC : J'ai collaboré pendant trois ans avec Elisabeth Schwarzkopf, l'accompagnant en récital. Elle était une merveilleuse artiste avec une conscience musicale incroyable. J'admire son phrasé et sa maîtrise de la respiration. Elle présentait toute une palette de couleurs dans sa voix et s'en est servie comme un peintre. Elle a chanté beaucoup de Mozart, Schumann, Wolf et Strauss avec moi. Nous avons même joué les célèbres chansons de Chopin qu'elle a chanté en polonais, car elle est née à Poznań, qui fait maintenant partie de la Pologne.
RM : Les ICMA 2013 ont récompensé, dans la catégorie DVD, une production d'Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea. Vous avez rencontré Cilea lorsque vous étiez étudiant à Naples avant la Seconde Guerre mondiale. Pouvez-vous nous en parler ?
AC : Francesco Cilea fut directeur du Conservatoire de Naples, quand j'étais un enfant. Ma mère était soucieuse de développer mon talent musical et elle m'a fait jouer devant un enseignant du Conservatoire. Ce dernier a été suffisamment impressionné pour organiser une réunion avec Cilea dans son bureau au Conservatoire. Je me souviens que j'ai joué pour lui pendant quarante ou cinquante minutes. Puis, après m'avoir questionné, il a dit : « Ce garçon devrait entrer au Conservatoire ». Mais comme je n'avais pas l'âge minimum légal pour entrer au Conservatoire de Naples, Cilea a dû demander au Ministre à Rome de faire une exception. Je dois donc remercier Cilea pour mon admission. Il a aussi insisté pour que j'étudie aussi la composition. Il m'a indiqué le professeur Achille Longo, fils d'Alessandro Longo. Il était alors un jeune compositeur dans la trentaine. Et c'est sous sa direction que j'ai entrepris mon cursus.
RM : Cilea vous a-t-il enseigné personnellement ?
AC : Maestro Longo souffrait d'asthme – comme j'en souffre moi-même – et il était parfois obligé de se reposer parce qu'il se sentait incapable d'enseigner. Alors un jour, Cilea est entré dans la classe et nous a dit : « Jeunes gens, votre professeur est très fatigué. Pour les deux prochaines semaines, je vais le remplacer pour les cours d'harmonie et de composition. » J'ai ainsi eu le privilège de lui montrer mes exercices. Il était très gentil et compréhensif à tout moment. Il s'habillait avec élégance incroyable. Il était vraiment consciencieux dans son travail. Lorsque nous entrions au Conservatoire, tous les matins à huit heures, il se tenait là, à regarder tous les élèves passer. C'était incroyable de penser que c'était lui qui avait écrit Adriana Lecouvreur, L'Arlesiana et Gloria. Je considère que les ceux deux premières œuvres lyriques sont simplement merveilleuses, alors que je n'ai jamais vu Gloria sur scène.
RM : Lisez-vous des partitions d'opéra ?
AC : J'ai une bibliothèque pleine de partitions d'opéra. J'ai tout de Wagner et de Puccini, ainsi que les partitions les plus récentes telles que celles d'Erwartung de Schoenberg et les opéras de Benjamin Britten. Je souffre d'insomnie incurable, et la nuit, quand j'éprouve des difficultés à dormir, je suis assis dans mon fauteuil avec la partition et j'écoute un enregistrement. C'est une expérience dont je ne me lasse pas.
RM : En général, vous sentez-vous en phase avec l'esprit du 20 ème siècle?
AC : Tout à fait. C'était un siècle cruel, mais je suis né dedans…
RM : Vous sentez-vous un lien fort avec la ville de Milan ?
AC : Oui. J'ai joué à la Scala pour la première fois en 1955, lors d'un concert dirigé par Lorin Maazel. Ce fut une expérience inoubliable. Je savais que Milan était une ville avec une tradition musicale illustre et ce fut une expérience éprouvante pour les nerfs. J'ai joué de nombreuses fois également au Conservatoire.
RM : Retournez-vous souvent à Naples, la ville de votre naissance?
AC : Je vais revenir pour des classes de maître et un récital. Naples a toujours été une ville difficile avec moi, mais, avec le temps, nous avons réglé nos différents
RM : Comment travaillez-vous ?
AC : Je suis un homme solitaire ! Ma passion sans fin pour la musique me fait oublier le souvenir des évènements désagréables de mon existence. Je me concentre intégralement sur la musique. Quand je vais au lit le soir, je commence souvent par penser à des détails de doigtés qui peuvent être améliorés. Alors je me lève, je mets mon peignoir et je vais au piano pour les essayer. Et une fois que j'ai commencé je reste là jusqu'à sept heures du matin. Je suis chanceux de ne pas avoir des voisins proches. Je travaille la nuit et j'ai découvert que – bien que ma maison soit très calme – le silence pendant la nuit n'est pas le même que pendant la journée. C'est comme si la lumière du jour produisait un type de son. Je préfère la nuit car on est mieux disposé et plus patient avec soi-même si tout ne fonctionne pas comme on le souhaite.
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