Bagatelle : le pianiste Yevgeny Sudbin enfin à Paris
Voilà deux ans que le Festival Les Solistes aux Serres d'Auteuil s'est déplacé à Bagatelle. Le lieu change, mais pas la qualité des jeunes interprètes qui défilent sur la scène.
C'est Marie Vermeulin qui inaugure le festival, le samedi 24 août à 15 heures. Deuxième Grand Prix au Concours International Maria Canals de Barcelone en mai 2006, Deuxième Grand prix au concours International Olivier Messiaen en décembre 2007, elle a un jeu très équilibré entre les deux mains, avec un contrôle parfait. Dans les accords, elle ne néglige aucune note, en sorte que la musique devient très intelligible. Elle excelle dans le répertoire contemporain, Messiaen bien sûr (« L'esprit de joie » extrait des Vingt Regards sur l'Enfant-Jésus est un régal), mais aussi dans Embâcle de Jérôme Combier sur un piano préparé (création aux Serres d'Auteuil en 2009) où elle tire le maximum de la sonorité « préparée ». Sous ses doigts, les morceaux du répertoire d'aujourd'hui sonnent comme des grands classiques, tels que Mozart, Chopin ou Ravel. Son interprétation des œuvres romantiques n'en est pas moins excellente, Liszt (Chapelle de Gaullaume Tell et Vallée d'Obermann) et Stravinsky (Trois mouvements de Petrouchka) le prouve éloquemment.
A 17 heures, le pianiste italien Maurizio Baglini donne un récital carte blanche dédié à l'enfance, avec un petit commentaire avant chaque pièce. Après Berceuse de Chopin, une création mondiale, Filastrocca (Charabia) de Francesco Filidei (né en 1973). Baglini joue cette œuvre destinée au piano préparé, avec l'autorisation de son auteur, sur un piano « normal » ; des répétitions obstinées du même motif à chaque fois légèrement modifiées, ponctuées de frappes sur la caisse du piano, « imitent musicalement des gestes d'enfant ». Ensuite, deux Sonates de Scarlatti, et enfin, Carnaval de Schumann. Une interprétation loin d'être conventionnelle : en insistant sur certains rythmes et notes secondaires, il met l'accent sur le caractère satirique de l'œuvre. Et cela produit un effet à la fois bizarre et drôle, que l'on attend avec amusement et qui fait dire : « Mais qu'est-ce qu'il va encore sortir ?! » En quelque sorte, c'est une boîte à joujoux !
A 19 heures, Baglini joue en duo avec la violoncelliste Silvia Chiesa, la Deuxième sonate de Brahms et la Sonate en sol mineur de Rachmaninov. Le son chaleureux, voire fiévreux du violoncelle s'accorde merveilleusement avec celui limpide du piano : le pianissimo dans l'« Adagio » de Brahms est divinement émouvant.
Le dimanche 25 est un jour événement. D'abord à 15 heures, Beatrice Rana, jeune Italienne d'à peine 20 ans, récemment couronnée de la médaille d'argent au très prestigieux Concours Van Cliburn, fait sensation. Elle joue Clementi (Sonate en si mineur op. 40-2) comme une symphonie de Beethoven ; Birichino (Farceur, 2012, création française) de Christopher Theofanidis (né en 1967) dans une dynamique et agogique très contrastées ; et à la fin du programme, les Variations Abegg et les Etudes symphoniques de Schumann sans interruption. Le choix de ces dernières pièces est tout à fait judicieux car son piano est symphonique, voire philharmonique. A l'instar de sa collègue française de la veille, elle présente un étonnant équilibre entre les deux mains et une clarté de discours saisissante – même dans les passages en fortissimo, elle sait parfaitement nuancer ses propos, rien n'est donc jamais saturé ni débordant dans le volume – et ce, avec une puissance surprenante, digne d'un rugbyman, ce qui compense largement sa palette de couleurs qui n'est finalement pas si large.
A 17 heures, le pianiste Yevgeny Sudbin : très présent dans les salles du monde entier où il est ovationné, c'est curieusement la première fois qu'il joue à Paris, dans un programme qui démontre sa grande capacité d'adaptation à tous les styles. Si dans les Funérailles de Liszt et dans la transcription de Lacrimosa (extrait de Requiem) de Mozart par le pianiste, il met en avant différentes formes d'épaisseurs sonores comme s'il s'agissait d'une polyphonie, dans les deux Sonates K. 27 de Scarlatti, il insiste sur la douceur grâce à une utilisation presque constante de la pédale droite, créant ainsi un univers onirique. Son jeu énergique de L'Isle joyeuse de Debussy sert en quelque sorte d'introduction à la Cinquième Sonate de Scriabine, dont le traitement des matières sonores présente une nette parenté avec le compositeur français. Son exécution de ces deux œuvres fait ressentir une ondulation musicale, telle la pulsation de la vie. Le degré de perfectionnement qu'il atteint, y compris dans une Etude transcendante de Liszt en bis, dépasse toute imagination et l'on se demande jusqu'à quand le public français sera privé du plaisir de l'entendre plus souvent ! Son duo avec un violoncelliste arménien Alexander Chaushian (Sonate en si mineur de Borodine, On Wings of the Hymnal n°2 de Vache Sharafyan, 2005, et la transcription de la Sonate pour violon et piano de Franck) à 19 heures, montre au public qu'il s'affirme autant en musique de chambre que lorsqu'il joue en solo.
Crédits photographiques : Marie Vermeulin © Oxygenprod; Beatrice Rana © Julien Faugère ; Yevgeny Sudbin © Mark Harrison