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Marseille. Opéra de Marseille. 15-VI-2013. Jules Massenet (1842-1912), Cléopâtre, drame passionnel en quatre actes et cinq tableaux, sur un livret de Louis Payen et Henri Cain. Charles Roubaud, mise-en-scène ; Emmanuelle Favre, décors ; Marie-Jeanne Gauthé, vidéographie ; Katia Duflot, costumes ; Marc Delamézière, lumières. Avec : Jean-François Lapointe, Marc-Antoine ; Béatrice Uria-Monzon, Cléopâtre ; Kim McLaren, Octavie ; Luca Lombardo, Spakos ; Antoinette Dennefeld, Charmion ; Philippe Ermelier, Ennius ; Bernard Imbert, Amnhès ; Jean-Marie Delpas, Sévérus ; Norbert Dol, L’esclave. Chœur et Orchestre de l’Opéra de Marseille, Lawrence Foster, direction musicale.
Pour honorer le label Marseille Provence, capitale européenne de la culture, l'Opéra de Marseille offre une saison plus singulièrement méditerranéenne dont la pénultième étape est une rareté. Saluons une institution qui, avec un fier courage, préfère produire un ouvrage quasi-inconnu plutôt qu'une énième (et réputée « fédératrice ») Traviata.
Avec cette Cléopâtre (1912), Jules Massenet résuma tout son art. Alors que, en 1912, Debussy, Schönberg et Stravinsky (il avait achevé Petrouchka et avait Le sacre du printemps sur son établi) innovaient à tour-de-bras, et que Strauss avait montré de quels orages paroxystiques l'Antiquité était chargée, Jules Massenet, replié dans des lointains élevés d'où il ignorait son présent, composa ce « drame passionnel » tout d'intimité.
Comme nombre de créateurs qui contemplent – et s'en effraient tout à la fois – leurs œuvres et le long fil de leurs ans, Jules Massenet, au cours du temps, offrit une matière sonore qui s'appauvrit en densité, à mesure que ses traits fondamentaux s'accusèrent. Et ces traits frappent par leur onirique et fixée désuétude : un goût pour la démonstrative peinture d'histoire ; un âge d'or (l'antiquité, grecque, égyptienne, romaine, peu importe) où l'Histoire est malmenée, non pas à l'amusée façon de Dumas mais avec l'académique et hautaine componction que professait le Quai Conti et qui lestait ces indigestes poèmes dont les jeunes musiciens rêvant de trois années à Rome devaient se saisir en se pinçant le nez ; un sentimentalisme littéraire que glace une morale édifiante et méprisante ; une culpabilisante (certains diraient : hypocrite) passion pour ces femmes fatales qui, par procuration, lui permettent d'éprouver des expériences auxquelles il se refuse ; enfin, l'opéra pensé non pas comme acte théâtral nécessaire mais comme un écrit intime qu'il se résout à dévoiler sur la scène. En tant que mets, Cléopâtre est, à la fois une étouffée et une réduction de ces traits fondamentaux.
Peu inspiré par son maladroit livret, Massenet, tel un moteur diésel, est long à donner son plein rendement. Le premier acte, où Marc-Antoine vocifère qu'il ne succombera pas aux charmes de Cléopâtre, est, tout simplement, du mauvais théâtre : la rapidité avec laquelle le triumvir s'énamoure de la reine d'Égypte a fait franchement rire le bienveillant public marseillais. Puis l'ouvrage suit son cours (Massenet a de l'expérience, à défaut de métier), d'abord pudiquement puis de façon plus débridée, avec ses « orientaleries » de fausse monnaie (le début de l'acte IV en est une façon d'acmé et son tropisme vers Delibes incite le spectateur à fredonner « L'acmé, l'acmé, ton doux regard se voile »). Enfin, à l'acte IV, que ponctuent un assassinat et deux suicides (le poignard, bien ordinaire, puis l'aspic, plus chic), Massenet s'essaie à éprouver ce que sera sa mort prochaine ; des accents sincères y sonnent, qui se respectent moins qu'ils ne touchent. Quant à la partition, elle emprunte à Bizet (un certain vérisme expressif), à Saint-Saëns (son alter ego en tropisme oriental colonisateur) et à Wagner (un flux musical presque continu). Son langage harmonique est gris et sans direction ni expérimentation : Massenet y navigue entre son usuel vocabulaire et des échos aux expériences libératrices que ses plus jeunes collègues ont fructueusement menées. Et pourtant c'est dans ce fragile équilibre quasi-plagiaire que Massenet s'exprime le plus sincèrement. Il y a là non un miracle mais une énigme que s'efforcera de résoudre quiconque, désœuvré, est en mal d'inquiétudes plus substantielles.
Volontairement située dans le registre esthétique et théâtral de la peinture d'histoire, la mise-en-scène a été strictement narrative. À l'égard d'une œuvre que chacun – interprète comme spectateur – découvrit, ce choix est sensé. Dans tous ses lieux communs et codes, de l'oriental colonial nous est proposé (il n'a pas manqué un bouton de guêtre), cependant avec retenue. Quant à la part théâtrale, Charles Roubaud n'a pas davantage pris de risque : il a fait toute confiance à ses chanteurs qui, opportunément, ont offert leur sérieuse expérience. Saluons les subtils éclairages de Marc Delamézière qui ont estompé la part d'art pompier que porte cet ouvrage et y a valorisé les rêves de suaves orients qui hantaient Massenet.
Dans un style intelligemment homogène, le plateau vocal est à saluer. Dans le rôle-titre, Béatrice Uria-Monzon fit d'abord craindre le pire, tant la voix fut coupée en ses registres et affectée de raucités d'arrière-gorge. Puis, progressivement et surtout à partir de l'acte III, la chanteuse rassembla ses moyens et offrit une réalisation impérieuse, dans un intelligent équilibre entre le « journal intime » de Massenet et la majesté du cadre historique où l'action se passe. Assurément, de telles personnalités sont nécessaires pour convaincre un public de prêter attention à un ouvrage oublié. En Marc-Antoine, Jean-François Lapointe a été remarquable de densité vocale et physique et de présence théâtrale ; il a rendu évident que cet ouvrage aurait dû s'intituler « Marc-Antoine » tant le livret rend la reine d'Égypte est passive et tant le fil de sa vie suit les décisions du triumvir. On oubliera volontiers Kim McLaren (Octavie) et Luca Lombardo (Spakos) dont les émissions vocales sont bien dégradées, tant les autres rôles ont été sérieusement campés et tant le chœur a été efficace. Le chevronné Lawrence Foster a bien tenu l'ouvrage, rassurant le plateau et laissant à l'histoire comme à son livret l'espace et le temps de se déployer.
Crédit photographique : © Christian Dresse
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