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Depuis la chute de la dictature d'Enver Hoxha en Albanie, une des pires qu'a connue l'Europe au XXème siècle, le pays a préféré oublier son passé et ses décennies d'isolement total de 1956 à 1993. Tedi Papavrami lui, se souvient, et il raconte dans son récit « Fugue pour un violon seul » comment il s'est construit musicalement, ce qu'il a subi et ce qu'il doit à ce régime, sa découverte de la France et de l'Occident, sa formation avec Pierre Amoyal, puis les représailles menées contre sa famille quand il est devenu réfugié politique en France avec ses parents en 1985.
«Les conservatoires préparent des amateurs éclairés et des théoriciens»
A l'occasion de la parution de son livre, ResMusica s'est entretenu avec un homme aux talents multiples – il est le traducteur de référence de son compatriote Ismail Kadaré – sans concession pour lui-même. D'une haute exigence artistique, le violoniste s'inquiète des lacunes du système pédagogique actuel. S'il s'impose l'ascèse du travail solitaire devant sa partition de Bach, il sait goûter les avantages de Facebook et publie son livre sur papier mais aussi dans une version musicale pour iPad.
ResMusica: Votre livre couvre essentiellement la période de votre enfance et de votre adolescence en Albanie puis quand vous découvrez l'Occident. Pourquoi l'avoir écrit maintenant ? C'était le temps nécessaire – une vingtaine d'années – pour évoquer la dictature d'Enver Hoxha ?
Tedi Papavrami : Je traduis les livres d'Ismail Kadaré et je souhaitais écrire, mais ce projet m'est venu de manière extérieure. J'ai été contacté par Robert Laffont, et en réfléchissant j'ai pensé que j'avais le recul nécessaire par rapport au temps qui s'était écoulé, et qu'en m'engageant j'irais jusqu'au bout. Que je ne laisserais pas tomber au premier découragement.
RM :Ce livre un témoignage sur une des pires dictatures européennes de l'après-guerre, sur l'apprentissage musical d'un enfant, il contient aussi des réflexions sur la musique,et il est publié par un éditeur grand public. A qui s'adresse-t-il ?
TP : J'ai été très libre, et j'ai écrit ce que j'ai cru bon. Le PDG de Robert Laffont, Leonello Brandolini, est un mélomane, pianiste amateur, et il avait un intérêt pour un récit de vie, avec la politique, l'ancien régime. Il aurait voulu que j'accentue l'aspect didactique de la musique et que je réduise les souvenirs sur l'Albanie, mais je ne veux pas m'adresser qu'aux violonistes.
RM : Profitant d'une autorisation exceptionnelle du régime, votre père arrive à vous rejoindre vous et votre mère en France et vous décidez de ne plus rentrer, ce qui déclenche des représailles sur votre famille restée au pays. Vous reproduisez un courrier d'un oncle qui vous décrit en 2012 et pour la première ce qu'il a subi. Votre famille n'avait jamais raconté ce qu'elle avait subi, les déportations, les travaux forcés dans une mine… C'est le livre qui a été le déclencheur de cette parole et de cette mémoire ?
TP : Oui, ça m'a paru intéressant d'avoir ce témoignage et de reproduire cette lettre, pour changer de narrateur. Ça a été une découverte douloureuse, même si j'imaginais ce qu'ils avaient subi. Il n'y avait pas de souhait de leur part d'en parler. Même ma mère a reçu le document et a appris par lui ce qui s'était passé. Elle n'avait pas évoqué ces événements avec son frère.
RM : Un moment particulièrement dramatique et injuste est quand votre père vous fait soudainement retomber sur vous la décision de rester en France pour continuer votre carrière – et par là d'exposer votre famille restée en Albanie à des représailles féroces – ou de rentrer en Albanie. Vous aviez 14 ans. Vous prenez la décision de rester, en vous raccrochant non pas à vous-même, mais à tout ce que votre père avait fait pour vous et le violon. En avez-vous reparlé avec lui ?
TP : C'est une faute. Un moment pas très glorieux de sa part, on en a reparlé. Les gens se souviennent moins bien de ce genre de choses, c'est le propre de la nature humaine. Il admet que ça a pu arriver, c'est vague pour lui, brûlant pour moi. J'ai protesté contre tout ça auprès de lui, longtemps après. A quel point on est entendu, c'est difficile à dire.
RM : Quelles ont été les réactions de votre famille ?
TP : Ma mère a aimé, mon père est plus partagé. Je me suis coupé d'eux pour écrire et refusé d'en parler avant les épreuves. Ca a entraîné des discussions, mais rien de dramatique.
RM : Votre livre initie-t-il un travail de mémoire en Albanie ?
TP : La mémoire est absolument indispensable, Kadaré fait appel à ça. Il n'y a pas grand-chose de fait en Albanie, le temps est nécessaire, pour le moment il y a un désir d'oubli.
RM : Du coup, comment votre livre va-t-il être reçu dans votre pays ? Sera-t-il traduit ?
TP : Je n'ai pas souhaité faire de communication. Je ne me lancerai pas dans sa traduction, il me faudrait trouver quelqu'un.
RM : Sous la dictature communiste, le régime avait mis les bases d'un programme pédagogique pour la musique classique, inspiré par le modèle soviétique. Votre père dirigeait une classe de violon. Qu'en reste-t-il aujourd'hui ?
TP : L'Albanie est dans une situation économique tellement mauvaise que les institutions n'ont pas progressé. Il y a quelques restes, un petit savoir-faire, mais que l'époque ne favorise pas. Il y avait un cadre qui permettait de faire un travail soutenu avec les enfants. Mon père a eu une classe brillante, il a fait progresser les normes, créé une émulation. En quelques années ça a monté très vite, et ça disparaît vite aussi.
RM : A votre arrivée en France, vous êtes surpris par l'âge élevé et le faible niveau technique des élèves musiciens.
TP : En France et en Occident, on a du mal à intégrer qu'il est impensable de progresser si on ne fait pas 3 heures de violon par jour, et qu'on ne rattrape jamais vraiment cette manque de pratique. Il n'y a pas de structure pour faire faire 3 heures de piano ou de violon. Les élèves travaillent leur instrument une heure par jour, et cela crée beaucoup de manque. Et ça ne va pas s'arranger. On prépare des amateurs éclairés et des théoriciens. On les met dans la voie de sortie au cas où leur carrière professionnelle ne réussirait pas, sans leur donner la chance de réussir. Ce qu'il faut, c'est la pratique.
RM : Le thème de la solitude est récurrent au long de votre apprentissage, en France notamment.
TP : Oui, le titre Fugue pour un violon seuly fait allusion, et la fugue pour la fuite. La solitude est l'aspect le plus difficile de ce métier. On est dans sa chambre, devant sa partition, et il faut la faire vivre, la perfectionner, alors que la finalité c'est de la maîtriser dans un à deux ans. Et ça reste difficile avec le temps, il est toujours plus agréable d'être dans un cours à plusieurs. On y est obligé, si on veut être à haut niveau. Il n'y a pas de substitut à ce travail solitaire. Faire de la musique de chambre est merveilleux, mais le travail de justesse dans Bach, c'est du temps, du travail et de la solitude. Il n'y a pas d'échappatoire.
RM : Pour vous, nous nous dirigeons vers un affaiblissement généralisé de la qualité des prochaines générations de musiciens? Y a-t-il des régions dans le monde où la situation est meilleure ?
TP : Le constat est général. Il faut du temps libre en dehors des heures de cours pour se consacrer à autre chose. En France, on le fait bien pour la danse, avec des horaires aménagés pour les enfants, et le niveau de la danse est respecté au niveau international. Pourquoi on ne le fait pas pour la musique ? Il reste des parents qui se débrouillent en prenant des cours par correspondance, mais cela coûte cher. L'important c'est d'aller loin par rapport à ses possibilités, d'aller au maximum.
RM : Pourquoi ce basculement ?
TP : Depuis les accords de Bologne et son système de crédits et de points, l'instrument est devenu un élément parmi d'autres. On ne comprend pas que les instruments ne s'apprennent pas au même rythme et au même âge. On ne peut pas travailler la trompette 7 heures par jour, ni le violon 1 heure par jour. On voit très bien que même quand les élèves choisissent leur instrument et leur professeur, la pression des examens réduit l'instrument au rang des autres matières.
RM : Picasso disait chercher à peindre comme un enfant, et vous écrivez qu'on a enfant une décontraction naturelle qu'on ne retrouve plus tard dans le jeu que grâce à un long travail d'une grande subtilité. Est-on toujours à la recherche de son enfance ?
TP : On ne peut qu'être à la recherche de cette décontraction. Aujourd'hui je peux dire que je l'ai retrouvée mais par le travail. L'enfant a un naturel quand on veut changer quelque chose, un manque d'appréhension qui est très visible, qu'on retrouve plus tard, avec plus de subtilité. Horowitz aussi disait qu'il faut penser à détendre ses muscles. J'étais particulièrement détendu avec le violon, ce n'est pas le cas de tous, certains enfants peuvent être tendus. Jusqu'à l'adolescence et mon arrivée en France, j'avais un sentiment d'irresponsabilité très grand par rapport au violon alors que des enfants peuvent avoir la pression de leurs parents quand ceux-ci les considèrent comme des merveilles.
RM : Vous racontez aussi cette rencontre avec Viktoria Mullova, qui vous a entraîné sur un travail de votre technique qui vous a pris plus de 15 ans à mener à bien !
TP : J'avais 16 ans et j'avais pris une direction qui était personnelle et particulière. Cette rencontre a été déterminante, j'ai dû revisiter complètement ma technique d'archet, qui me permet aujourd'hui de jouer des styles différents. Sans elle, j'aurais peut-être trouvé, mais là c'était à la russe, un peu brutal, très clair, intransigeant…
RM : Votre professeur Pierre Amoyal – et aujourd'hui votre collègue et partenaire musical – [lire l'entretien donné en 2009 où il évoque son ancien élève Tedi] n'avait pas discerné ces points ?
TP : Je ne prenais plus de cours avec Amoyal, j'étais seul depuis un an dans mon évolution. On ne me l'avait pas dit. J'ai travaillé par moi-même, regardé les autres violonistes, même ceux dont je n'aimais pas le style ou l'expression. Avant je prenais tout en bloc des personnalités que j'appréciais, à partir de ce moment j'ai appris à étudier séparément la technique, l'expression et le style.
RM : Le livre est aussi l'occasion de rendre hommage à vos maîtres…
TP : Arthur Grumiaux, Jascha Heifetz, Nathan Milstein, Zino Francescatti, ils restent toujours mes références. Même si je n'adhère pas à tout ce que fait Heifetz, c'est leur voie personnelle qui compte pour moi, au-delà des préférences stylistiques, et même si d'autres musiciens sont plus respectueux du texte. Grumiaux s'est peut-être le plus approché du respect du texte et du contact avec l'instrument, avec une humilité extrême. Comme un Lipatti, mais le violon laisse une empreinte beaucoup plus forte que le piano. Comme pour la voix humaine, on peut reconnaître le violoniste dans un enregistrement, même si on ne l'a jamais entendu.
RM : Vous dites que votre vie est sous le signe du passage, et on le voit de l'Albanie à la France, de la partition à l'interprétation, du musicien au traducteur et maintenant à l'auteur. Est-ce facile de faire comprendre qu'on puisse avoir différentes expériences, notamment dans un pays comme la France qui préfère les parcours rectilignes ?
TP : Entre la musique et la traduction, c'est assez cloisonné, les gens qui me connaissent comme traducteur ignore souvent que je suis musicien, et l'inverse est vrai. Les journalistes qui savaient que je traduisais Kadaré et qui n'aimaient pas ce que je fais y trouvait de la matière à critique, par exemple « oui, mais il est trop intellectuel ».
Dans mon cas, il y avait un autre préjugé réducteur, qui est lié à mon exigence technique. Il y a vraiment un problème en France avec cette impression que les artistes géniaux mettent forcément plein de notes à côté, comme par exemple Samson François, alors que ceux qui ont une technique rigoureuse manqueraient nécessairement d'expressivité. Ça, c'est un peu n'importe quoi.
RM : Certains chapitres de votre livre comprennent des « QR code », ces carrés noirs et blancs à scanner avec son téléphone mobile, et qui permettent d'accéder à des extraits de vos enregistrements. C'est une innovation ?
TP : Oui, et il y a même une version numérique du livre pour tablette iPad qui permet de cliquer directement pour entendre des morceaux complets. Le livre propose quelques morceaux, mais en version électronique sont proposées plusieurs heures de musique. A prioriça paraît un peu gadget, mais ça m'a convaincu quand je l'ai découvert.
RM : Vous avez aussi une page Facebook, un site internet avec des extraits vidéos, vous êtes intéressés par la technologie ?
TP : La technologie est un des bons aspects de notre époque, elle révèle plus qu'elle ne se cache. Les gens se préviennent, on ne peut plus leur bourrer le crâne avec ce qu'il faut voir ou entendre, cela crée quelque chose de direct, c'est sympathique.
Fugue pour un violon seul. Tedi Papavrami. Robert Laffont. Paris. 320 pages. 21€. N° ISBN : 2-221-12627-0. Dépôt légal : Avril 2013
Discographie sélective
Violon seul. Œuvres de Bach, Paganini, Bartók, Scarlatti & Ysaÿe. Tedi Papavrami, violon. 1 coffret de 6 CDs Zig-Zag Territoires. Durée 07h07'07. Ce coffre reprend à prix très doux des disques précédemment parus chez Aeon, autre label du groupe Outhere. Voir nos chroniques des Six sonates et partitas (2006) et des transcriptions des Sonates de Domenico Scarlatti (2006),
Saint-Saëns, Chausson, Ysaÿe, œuvres pour violon et orchestre. Avec François-Xavier Roth et l'Orchestre Royal Philharmonique de Liège. 1 CD Aeon. Clef ResMusica (2010)
Robert Schumann, quatuor et quintette. Avec le Quatuor Schumann. 1 CD Aeon. Clef ResMusica (2009).