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Formé auprès d'Antoine Vitez, directeur du Centre national dramatique d'Orléans (1993-1998), du Théâtre national de Strasbourg (2000-2008) et du Théâtre national de la Colline (depuis 2010), Stéphane Braunschweig fait partie de ces metteurs en scène de théâtre qui font de récurrentes incursions dans le monde de l'opéra.
« Le plus difficile est lorsque, parmi une distribution d'opéra où chacun chante son rôle pour la première fois, un chanteur connaît son personnage pour l'avoir déjà chanté dans une autre production. »
Pour fêter ses quarante années, l'Opéra national du Rhin frappe un grand coup et crée l'évènement : il propose la première française d'un grand opéra postromantique injustement négligé, Der ferne Klang de Franz Schreker. Placée sous l'ardente direction de Marko Letonja, cette première production bénéficie de la passionnante et précise mise-en-scène de Stéphane Braunschweig qui sait rendre familier un ouvrage que chaque spectateur découvrira. Rencontré à l'Opéra de Strasbourg, Stéphane Braunschweig précise comment il s'est saisi de cet opulent ouvrage lyrique.
ResMusica : Ces récentes années, vous avez mis en scène plusieurs pièces d'Henrik Ibsen. Et dans Une maison de poupée Christine et Krogstadt se décrivent comme « des naufragés sur une épave ». Les protagonistes de ce Ferne Klang répondent-ils à cette définition ?
Stéphane Braunschweig : Oui, sans aucun doute.
RM : Et comment avez-vous entendu ce « son lointain » ?
SB : Ce son lointain m'est apparu comme le signe de l'idéal, de cet idéal artistique qui hantait Franz Schreker. Il marque une quête de l'inaccessible. Ce son lointain est aussi ce qu'on entend à la fin : irréel et hors du monde, il est tout intérieur. Lorsqu'il se fait entendre, survient le néant. Ce son lointain qui ouvre au vide est comme l'oignon que Peer Gynt pèle, jusqu'à ce qu'il découvre que, au terme de ce dépouillement, le néant est au cœur de l'oignon, comme de l'univers. Fritz, le compositeur-héros de cet opéra, a de grands rêves artistiques qui sont autant de fuites devant le réel.
RM : Comment situez-vous le livret de Der ferne Klang dans le théâtre germanophone qui fut écrit à l'entour de 1900 ?
SB : Il est proche du théâtre de Franz Wedekind, l'auteur, notamment des deux pièces – Erdgeist [L'esprit de la terre] et Die Buchse der Pandora [La boîte de Pandore] – que Berg allait rassembler pour écrire le livret de Lulu.
RM : Par sa sexualité non-bourgeoise, le personnage de Grete n'a-t-il pas, à l'esprit de Berg, levé un certain interdit (jusqu'alors, il était défendu de représenter, sur une scène d'opéra, des femmes aux mœurs libres) et l'a-t-il pas autorisé à concevoir ce personnage de Lulu qu'Arnold Schoenberg réprouva ?
SB : Si. Mais Der ferne Klang me semble immédiatement plus proche de Wozzeck, avec l'usage du mélodrame, avec une semblable relation à la Nature (je pense à la scène nocturne de la forêt, au bord de l'eau où Grete songe à se noyer, comme Wozzeck à la fin de l'opéra).
RM : Et avec une orchestration assez voisine. Toujours à propos du livret, quelles qualités littéraires lui trouvez-vous ?
SB : Il offre de beaux moments. Notamment le rêve de Grete. Certes l'histoire peut apparaître un peu convenue et hétérogène, avec un mélange de scènes naturalistes et d'autres plus oniriques. À certains moments, il s'agit d'un conte. La singularité est que Franz Schreker a travaillé pendant dix ans à cet opéra. Et que le contenu autobiographique de cet opéra ajoute à sa nécessité. D'un point de vue dramaturgique, il développe deux trajectoires humaines dissemblables. Même si Fritz, le compositeur, est le cœur de cet opéra, il n'est présent que ponctuellement et son parcours est marqué par la culpabilité d'avoir préféré son art à l'amour. En réalité, le personnage principal est Grete, dont tout l'opéra suit le chemin. Tour-à-tour, elle quitte sa famille après que Fritz l'ait abandonnée ; puis elle rencontre une vieille maquerelle qui l'emmène dans un bordel de luxe à Venise ; à la fin de sa descente et de sa dégradation, elle retrouvera, par hasard, Fritz ; enfin, à peine son rêve de jeunesse réalisé, Frantz meurt.
RM : Effectivement, le parcours de Lulu, dans la seconde moitié de l'opéra de Berg, ressemble à celui de Grete dans Der ferne Klang. Sans compter la comtesse Geschwitz, bien proche de la vieille maquerelle.
SB : Oui, Lulu et Grete sont des personnages forts, qui vivent une déchéance mais qui transgressent les normes. C'est en cela qu'ils sont passionnants à mettre en scène.
RM : Plus largement, quelles similitudes et quelles différences voyez-vous entre mettre en scène un opéra et une pièce de théâtre ?
SB : À l'opéra, un chanteur suit le fil, précisément défini, de la partition et s'attache à interpréter le mot et la note ; au théâtre, le comédien et le metteur en scène inventent la musique.
RM : Et intervenez-vous tout autant sur les chanteurs que sur les comédiens ?
SB : Oui. Même si le geste physique au moment du chant ne doit pas être menacé et même si les chanteurs sont souvent plus intuitifs que les comédiens, mon travail est identique. Peut-être à l'opéra suis-je plus directif mais c'est pour mieux soutenir organiquement ce que fait chaque chanteur et l'aider à magnifier son expression vocale. Au théâtre, mon travail passe par le discours et par l'écoute des interrogations dont les comédiens sont coutumiers ; à l'opéra, les chanteurs posent moins de questions.
RM: Votre travail à l'opéra diffère-t-il du fait que, à la première répétition, chaque chanteur sait son rôle par cœur et s'en est fait une idée préalable ? Autre différence, au théâtre vous retrouvez des comédiens que vous avez choisis et avec lesquels vous avez déjà travaillé, tandis que, à l'opéra, vous découvrez des chanteurs (même si, avec les responsables artistiques de l'opéra et avec le chef d'orchestre, vous les avez partiellement choisis).
SB : Le plus difficile est lorsque, parmi une distribution d'opéra où chacun chante son rôle pour la première fois, un chanteur connaît son personnage pour l'avoir déjà chanté dans une autre production. Dans ce cas, il peine souvent à se défaire de son expérience et se montre peu disponible à l'égard de ses collègues et de ce que je lui propose. Mais il m'est arrivé de retrouver des chanteurs dans deux ou trois productions que j'ai mises en scène, et avec quelle joie lorsqu'il s'agit d'Anja Silja dans Jenůfa et dans L'affaire Makropoulos ou de William White dans Le Ring et, également, dans L'affaire Makropoulos. Pour cette production de Der ferne Klang, chaque chanteur a fait sa prise de rôle et c'est une chance. Toute l'équipe vocale s'est montrée extrêmement disponible. Et lorsque les chanteurs sont de grandes sources de propositions, je me régale. À cet égard, Helena Juntunen, qui chante Grete, a été passionnante. Elle n'a pas craint de me proposer de chanter vers le fond de scène ou dans des positions (à terre, le corps penché ou en torsion) que, ordinairement, bien de ses collègues refusent, quand, tout simplement, ils ne peuvent les imaginer.
RM : Votre tâche principale consiste à diriger un théâtre national, en l'occurrence le Théâtre national de la Colline, qui se voue aux écritures théâtrales contemporaines et au théâtre de création. Et, cette année, y rencontrez-vous, comme vos collègues directeurs de grandes institutions théâtrales, des diminutions de subventions si importantes que votre politique artistique en est touchée ?
SB : Oui, et ce n'est pas seulement d'aujourd'hui. Ces difficultés ont débuté il y a trois ou quatre ans. Comme ces diminutions de subventions ne sont pas près de s'arrêter, c'est le modèle-même de ces institutions qui sera bientôt à redéfinir.
RM : Quelles sont vos projets à l'opéra ?
SB : Un seul pour le moment. Au printemps prochain, ce sera Don Giovanni, au Théâtre des Champs-Élysées, avec le chef d'orchestre Jérémie Rhorer et avec Markus Werba dans le rôle-titre. Je m'en réjouis à l'avance !