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Toulouse. Théâtre du Capitole. 30-IX-2012. Richard Wagner (1813-1883), Rienzi, der Letzte der Tribunen, grand opéra tragique en cinq actes, sur un livret de Richard Wagner d’après Rienzi, The Last of the Roman Tribunes d’Edward Bulwer-Lytton. Jorge Lavelli, mise en scène ; Dominique Poulange, collaboration artistique ; Ricardo Sánchez Cuerda, décors ; Francesco Zito, costumes ; Jorge Lavelli & Roberto Traferri, lumières. Avec : Torsten Kerl, Cola di Rienzi ; Marika Schönberg, Irene di Rienzi ; Géraldine Chauvet, Adriano Colonna ; Richard Wiegold, Steffano Colonna ; Stefan Heidemann, Paolo Orsini ; Robert Bork, cardinale Orvieto ; Marc Heller, Baroncelli ; Leonardo Neiva, Cecco del Vecchio ; Jennifer O’Loughlin, le messager de la Paix. Chœur du Capitole, Chœur masculin de l’Accademia Teatro alla Scala de Milan, Orchestre national du Capitole de Toulouse, Pinchas Steinberg, direction.
Un créateur n'est pas toujours le mieux placé pour estimer sa production. À cet égard, il est deux pôles extrêmes : l'auteur la déprécie à tort [Franz Kafka] ; ou il en évince des pans afin que, devant l'Histoire, il se sculpte une(sa) statu(r)e [Wagner].
Oui, aux yeux du futur maître de Bayreuth, ses trois premiers opéras – Die Feen (1833-1834), Das Liebesverbot (1834-1835) et Rienzi, der Letzte der Tribunen (« Le dernier des tribuns », écrit de 1838 à 1840) gênaient son autoportrait en génie tout entier tendu vers la réalisation d'une Gesamstkunnstwerk (l'œuvre d'art totale) et vers le mallarméen « art pour l'art ». Et spécifiquement Rienzi [adoptons cet intitulé abrégé], son seul grand opéra politique, qui, pourtant, connut une vaste diffusion en Allemagne, y compris pendant les exils politiques auxquels le compositeur fut contraint. Une fois le maître mort, le clan Wagner continua à forclore Rienzi de Bayreuth. Certes, Wieland Wagner le mit en scène, mais à Stuttgart en 1957. Certes, l'an prochain, le Festival de Bayreuth produira cet ouvrage banni mais … le relèguera dans une salle sise à côté de la colline inspirée L'étonnant est que, au XXe siècle et même jusque dans le solide et compétent programme de salle (un numéro de l'Avant-Scène Opéra) de cette production toulousaine, Rienzi continue, ça-et-là, d'être abordé par ses prétendus défauts quasi-létaux.
Or, en sortant du Théâtre du Capitole, après avoir vu cette production toulousaine, clamons-le, au risque d'être raillé : Rienzi est un grand et épique opéra d'histoire. Cet ouvrage foisonne de registres (formels, expressifs et déclamatoires) et de couleurs ; il est sous-tendu par un permanent lyrisme ; et il offre de nombreux moments intimistes (tour-à-tour, chaque personnage médite sur son destin face à lui-même et face à l'Histoire) qu'équilibrent des éclats orchestraux et choraux. Wagner y est consciemment maître de ses architectures. Par son intrigue et par sa puissance, Rienzi se tient sur l'Aventin du premier romantisme, à côté des chefs-d'œuvre de la peinture d'histoire (Delacroix) et du théâtre d'histoire (Hugo, Musset), en écho aux drames italiens de Shakespeare. Dans cet opéra d'histoire, Wagner approfondit sa pensée politique, nourrie à diverses sources ; les feux européens que la Révolution de 1789 avait allumés ; les idéaux beethoveniens [le Monde et le peuple prendront le chemin de la démocratie et seront régénérés, dès lorsqu'un guide éclairé (autrement dit : un homme providentiel, un despote éclairé) montrera la voie] ; et par des philosophies politiques contemporaines, telles celles de Proudhon ou de ce Bakounine que Wagner connut bien.
Ce Rienzi se situe exactement entre deux autres sillons révolutionnaires : ceux de 1830 et de 1848. Dans son livret, Wagner ne ménage ni les dynasties bourgeoises, forcément corrompues (ici les familles Colonna et Orsini, au temps du schisme avignonnais), ni le pouvoir papal, qui, en choisissant son champion du moment, manipule ces familles patriciennes romaines.
Assurément, la partition laisse passer des ombres de Spontini, Rossini (celui de Guillaume Tell), Auber, Meyerbeer (Les Huguenots), Beethoven (Fidelio et, plus encore, à la fin de l'acte III, le final de la Symphonie n°9) et Weber (Oberon). Mais rien n'y fait : Rienzi est une œuvre accomplie. Ce n'est ni un brouillon qu'on toiserait avec une mansuétude ni un balbutiement qui préluderait à un Wagner adulte. Le souffle et le geste y sont précis, amples et vifs.
En son intégralité, Rienzi dépasse les quatre heures-et-demie (un aphorisme en comparaison des Troyens !). La version ici proposée dure trois heures-et-demie et frappe par sa fluidité et sa tonicité épique ; les coupures, habiles, ne rompent nullement l'élan, impérieux et maîtrisé, d'un compositeur de vingt-sept ans.
La plénitude de cette représentation tient aussi à Jorge Lavelli, ici à son meilleur. Lui qui, pourtant, sait ce que politique veut dire, a écarté la facilité qui rendrait Rienzi victime de la dilection que, contre la volonté du clan Wagner, Hitler porta à cet ouvrage, le dictateur s'identifiant au héros romain et désirant que Berlin fût la nouvelle Rome. Dès les cinq premières minutes, Jorge Lavelli brosse impeccablement le portrait et la fonction de chacun, individu comme foules. Foules, d'abord car, anticipant les opéras de Moussorgsky, le premier personnage de cet opéra est le peuple, celui qui souffre et au nom duquel les puissants prétendre parler et exercer le pouvoir ; les forces cumulées du Chœur du Capitole que renforcent les voix masculines de l'Accademia Teatro alla Scala de Milan ont un impact – vocale et scénique – impressionnant. Le décor est tantôt fermé (une vaste cage en métal plein), tantôt ouvert (cette cage soulevée, l'ère de jeu s'élargit aux coulisses). Deux personnages sortent, réévalués, de ce travail dramaturgique : Adriano Colonna (rôle travesti, quoique certaines productions allemandes continuent à le faire chanter par un baryton), tiraillé entre son appartenance à un des clans que combat le tyran et entre son amour pour Irene, sœur de Rienzi ; et Irene dont l'amour fraternel trouve, lors de la représentation, sa pleine justification. Le sommet de cette production est l'excommunication de Rienzi : un mur d'eau et de lumières, en forme de portail et d'ogives, le séparent définitivement du pouvoir papal. Eu égard aux modestes dimensions du plateau, régir les masses humaines avec une telle fluidité épique témoigne d'un art scénique accompli.
Le plateau vocal est superlatif. Vocalement, l'écrasant rôle-titre (socle du Heldentenor) est presque ingrat : peu de passages cantando (airs ou ariosos), beaucoup de récitatifs héroïques et de proclamations tendues où la parole se fait action. Torsten Kerl y est impeccable : éclat vocal juvénile et solaire, ardeur expressive et lyrique, autorité scénique et solidité technique inaltérable ; grâce à de tels interprètes, l'Histoire palpite et se fait chair. En Irene, Marika Schönberg allie, elle aussi, lyrisme et héroïsme ; la quarte aiguë passe dans les tutti orchestraux et choraux, tandis que le personnage qu'elle incarne touche profondément par sa sincérité. Géraldine Chauvet est la découverte de la soirée : cette magnifique mezzo-soprano française possède une tessiture aussi longue qu'homogène en ses registres, un timbre chaud (presque chambriste) mais solidement projeté, et une expressivité capable d'aller de l'héroïsme à l'expression intime. En suivre la carrière à venir s'impose. Masculin à l'exception d'une titulaire, le reste de la distribution a été d'une forte densité. Enfin, l'autre grand ordonnateur de cette production a été Pinchas Steinberg. Dirigeant un Orchestre national du Capitole vif-argent et enflammé, il a exercé une pleine autorité sur toute la représentation : il a créé un souffle épique et une vitalité rythmique, sans jamais oublier de porter les chanteurs ou d'organiser de tranchants jeux de couleurs.
Cette quasi-première de Rienzi en France (une version raccourcie et en français avait été présentée en 1869 et, depuis, plus rien) est de standard international. Aux grandes scènes lyriques européennes (à commencer par l'Opéra national de Paris), le Théâtre du Capitole offre un modèle de ce qu'est une avisée politique artistique de service public.
Crédits photographiques : Torsten Kerl (Rienzi); Marika Schönberg (Irene di Rienzi) & Torsten Kerl (Rienzi) © Tommaso Le Pera
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Toulouse. Théâtre du Capitole. 30-IX-2012. Richard Wagner (1813-1883), Rienzi, der Letzte der Tribunen, grand opéra tragique en cinq actes, sur un livret de Richard Wagner d’après Rienzi, The Last of the Roman Tribunes d’Edward Bulwer-Lytton. Jorge Lavelli, mise en scène ; Dominique Poulange, collaboration artistique ; Ricardo Sánchez Cuerda, décors ; Francesco Zito, costumes ; Jorge Lavelli & Roberto Traferri, lumières. Avec : Torsten Kerl, Cola di Rienzi ; Marika Schönberg, Irene di Rienzi ; Géraldine Chauvet, Adriano Colonna ; Richard Wiegold, Steffano Colonna ; Stefan Heidemann, Paolo Orsini ; Robert Bork, cardinale Orvieto ; Marc Heller, Baroncelli ; Leonardo Neiva, Cecco del Vecchio ; Jennifer O’Loughlin, le messager de la Paix. Chœur du Capitole, Chœur masculin de l’Accademia Teatro alla Scala de Milan, Orchestre national du Capitole de Toulouse, Pinchas Steinberg, direction.