Pour sa vingtième édition, Futura, le festival international d'art acousmatique et des arts de support de Crest rendait un hommage appuyé à son fondateur Denis Dufour, compositeur, pédagogue et ardent défenseur de la création sonore, tant sur le plan électroacoustique que dans le domaine instrumental. Organisateur et directeur artistique de nombreuses manifestations dédiées à la création contemporaine (cycles Acore à Lyon, Syntax à Perpignan, Musique à réaction à Paris), Denis Dufour est à l'origine de plusieurs structures, collectifs et ensembles instrumentaux qui continuent d'irriguer la vie musicale en France et dans le monde (Motus, Syntax, TM+, Les Temps modernes…) et a contribué, à travers des échanges entre différents praticiens des arts de support (musiciens, plasticiens, photographes, vidéastes…) à drainer un public transdisciplinaire qui se retrouve chaque été, depuis 1993, dans la Drôme, au festival Futura.
Si cette manifestation s'est déroulée durant les neuf premières années dans la Tour de Crest, le plus haut donjon de France dont les murs de pierre furent l'écrin d'historiques concerts (ceux de Pierre Henry par exemple, en 2000), Futura investit depuis douze ans l'espace de la Salle des Moulinages où l'acousmonium Motus et ses quelques cent haut-parleurs reliés à la console de projection contribuent à la mise en espace des œuvres sous le contrôle expert de leurs interprètes.
Après avoir porté le festival à bout de bras et l'avoir animé d'une énergie peu commune durant quatorze années, Denis Dufour a passé le flambeau à Vincent Laubeuf, son ancien élève et praticien zélé des arts de support, qui, depuis 2007, poursuit l'aventure sonore avec un égal enthousiasme; en témoigne l'éclatant retentissement de cette « Vingtième », courant sur quatre journées et une nuit blanche: soit 25 concerts judicieusement répartis dans le temps pour garantir à l'auditeur assidu l'immersion sonore sans la saturation.
Des douze pièces de grand format choisies pour célébrer le génie acousmate de Denis Dufour (l'oeuvre intégral couvre aujourd'hui 26 heures de musique!), six d'entre elles faisaient appel à un texte que le compositeur avait tenu à projeter sur écran: Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Voix off, Bazar punaises, Messe à l'usage des vieillards, Golgotha, Chanson de la plus haute tour pointent le rapport complice aux mots (ceux de Thomas Brando, son collaborateur d'élection) qu'entretient le compositeur et qui semble stimuler son invention sonore dans une étrange fluidité de jeu. Il y a chez Dufour une intimité avec la voix, messagère du sens mais surtout voix-source qui tour à tour profère, chuchote, s'époumone et innerve la fibre sensuelle et émotive qui traverse toute sa musique. La voix est bien souvent « traitée » comme le son lui-même, pour varier ses couleurs, son épaisseur, son grain, sa vitesse, à moins qu'elle ne s'incarne dans telle personnalité (Pierre Henry pour La Chanson de la plus haute tour, Tom Aconito pour Notre besoin de consolation est impossible à rassasier) ou dans la parole de la vieillesse, fragile et vacillante dans La Messe à l'usage des vieillards, son chef d'œuvre (1987), rejoignant de manière saisissante les corps à corps chorégraphiés par Pina Bausch. D'une esthétique plus abstraite mais non moins théâtrales, les pièces sans texte, Ebene sieben (hommage à Stockhausen), Syntagma (hommage à Iannis Xénakis), The Wall (sur la vidéo de Stéphan Baron) ou encore la pandémoniaque Lux Tenebrae qui bouclait la Nuit blanche s'imposent avec la même fulgurance et la séduction d'un matériau où s'exercent la virtuosité du montage et la liberté d'un geste sûr de son avancée.
Au côté du Maitre dignement célébré, place était faite à la jeune génération et aux œuvres en création: celles de Fréderic Kahn (Katharsis), Guillaume Contré (Flux), Olivier Lamarche et Nathanaëlle Raboisson (Influences), autant de compositeurs tous sortis de la classe de Denis Dufour et présents aujourd'hui sur la scène acousmatique. Enseignant quant à lui au Japon, Tomonari Higaki crée l'événement avec Fragile, une lente immersion dans le son appelant au rituel contemplatif. Enlightenment de Philippe Leguérinel enchante par la cinétique délicate et poétique de ses figures dans l'espace. La malicieuse Leçon du silence de Lucie Prudhomme regarde vers Cage tandis que l'acrobatique Fantaisie (les ébouriffés) d'Agnès Poisson nous invite dans le jardin de sons fantasmagorique de la compositrice. Vincent Laubeuf élabore, pour sa part, une toile sonore habitée et sensible dans Diverses traces inscrites dans le sol ou les fragments retrouvés.
Cette « Vingtième » donnait enfin carte blanche à Vincent Laubeuf qui avait sélectionné, en toute subjectivité mais avec un goût très sûr, certaines œuvres phares entendues à Futura, qui ont forgé sa propre trajectoire. Citons d'abord, de Michèle Bokanowski, cette remarquable composition en cinq mouvements, Cirque, sorte d'allégorie sonore de la destinée humaine reflétée dans le galop du temps. Aux côtés de ses pairs, Ivo Malec (Week end) et Bernard Parmegiani (Dedans-Dehors), Christian Zanési, actuel directeur du GRM, figurait en bonne place avec Saphir, Sillons, Silences, un théâtre de sons fabuleux dévoilant un savoir-faire de magicien. Déjà cité à plusieurs reprises, Pierre Henry, le pape de la musique concrète dont on fête cette année les 85 ans, ne pouvait échapper à la sélection. Les 13 mouvements de Fragments pour Artaud faisait l'objet d'un unique concert. Commande de l'Atelier de création radiophonique que diffusait à l'époque France Culture, l'œuvre a été créée le 21 mars 1970 au Festival de Royan. Fidèle à l'esprit d'Artaud, Pierre Henry, à sa manière puissante et crue, fait entendre le langage du poète à travers des voix triturées, des « gesticulations laryngées » donnant matière à cette « langue intégrale », une voix « qui ne serait rien d'autre que du visible entré dans la bouche » selon les termes d'Anne Rey.
Comme chaque année, Futura conviait une équipe d'interprètes spécialisés (David Béhar, Eric Broitmann, Guillaume Contré, Tomonari Higaki, Olivier Lamarche, Jonathan Prager et Nathanaëlle Raboisson) qui se relayaient à la console de projection pour donner à l'œuvre son relief et sa dimension spatiale. Ils proposent, au terme du Festival, un stage d'interprétation de cinq jours où une douzaine de jeunes praticiens peuvent se familiariser avec ce gros instrument souvent difficile à maîtriser avant de projeter à leur tour et en concert la musique de leur choix. Avis aux amateurs !
Crédit photographique : Denis Dufour © Jean-Baptiste Millot