Lille Piano(s) Festival 9e édition
Pour sa 9e édition, Lille Piano(s) Festival avait pour thème trois compositeurs : Claude Debussy (1862-1918) pour le 150e anniversaire de sa naissance, John Cage (1912-1992) pour son centenaire et Marie Jaëll (1846-1925), pianiste virtuose et compositrice.
Avec l'intégrale des œuvres pour piano solo de Debussy par Philippe Cassard, deux concertos de Marie Jaëll, ainsi qu'une série de concerts OpenCage, sans oublier le récital magistral d'Aldo Ciccolini, la ville de Lille a connu une effervescence pianistique annuelle encore plus pétillante que les années précédentes.
Le vendredi 9 juin, le festival s'ouvre avec Nocturne de Debussy et Concerto en sol de Maurice Ravel (1875-1937) par l'Orchestre national de Lille dirigé par son chef Jean-Claude Casadesus, à l'Opéra de Lille. Francesco Piemontesi, qui a impressionné l'auditoire avec Wanderer-Fantaisie de Schubert l'année dernière, montre une fois de plus son grand talent, avec une surprenante souplesse et une grande liberté, d'une sonorité extrêmement limpide.
Le samedi 9 est une journée marathon à double événement : l'intégrale de Debussy en six concerts d'une heure chacun et deux Concertos pour piano de Marie Jaëll. Grand spécialiste de Debussy, c'est depuis 1993 que Philippe Cassard livre dans le monde entier l'intégrale Debussy en plusieurs concerts en une journée. Construits suivant un ordre chronologique, ses six concerts ont permis d'appréhender l'évolution du compositeur : partant de petites pièces assez traditionnelles, il frôle l'abstraction à la fin de sa vie créatrice, et cette transformation est d'autant plus perceptible dans son interprétation que Philippe Cassard commente chaque concert donné au Théâtre du Nord. Non sans audace, notamment dans le contraste dynamique (il joue certaines notes comme percussion), son jeu se distingue par une multitude de nuances dans une palette sonore orchestrale. Après avoir usé tant d'énergie, il nous offre tout à la finencore un bis la Berceuse de Chopin que Debussy aimait tant. Un grand bravo au « survivant » comme il s'est qualifié lui-même avant de commencer son dernier récital à 21h.
Entre-temps, à l'Opéra, l'émotion d'une découverte est au rendez-vous. A 17h, Premier Concerto de Marie Jaëll par Romain Descharmes, précédé de Ballade pour piano et orchestre en fa dièse mineur de Gabriel Fauré (1845-1924), avec Jean-Claude Pennetier au piano ; à 19h, Deuxième Concerto par David Violi, en complément Aubade de Francis Poulenc avec Emmanuel Strosser. Pennetier et Strosser, deux experts incontestés du répertoire français, offrent des prestations pleines de confiance et de maturité, ce qui donne un beau relief aux Concertos à caractère extrêmement impétueux. Le Premier Concerto (1877), en trois mouvements traditionnels, est d'une longueur à vrai dire assez fatigante, surtout le premier mouvement et le finale. Jaëll y insère de nombreuses idées, sans pouvoir encore parvenir à les maîtriser dans une synthèse efficace. Cependant, le deuxième mouvement renferme de très beaux moments, tendrement lyriques. Le Deuxième, écrit en 1884 d'un seul tenant, est beaucoup plus élaboré, à la manière de Liszt qui était l'un de ses amis proches (Brahms dira : « elle se fabrique elle-même des choses pour le piano, qui sont aussi mauvaises que celles de Liszt » !). Il y a certes un changement flagrant de style et d'idées entre les deux œuvres, mais on reconnaît immédiatement deux traits communs : une brillante virtuosité poussée à l'extrême et une « virilité » très affirmée, comme on peut le lire dans de nombreux témoignages de l'époque (la jeune Marie Trautmann donne environ 185 concerts entre 1855 et 1866 ; en 1862, la Revue et Gazette musicale qualifie son jeu d'« aisance d'aplomb »). La performance de Romain Descharmes et de David Violi est parfaitement à la hauteur de leur difficulté technique et expressive. David Violi, né en 1982 à Nancy, qui a interprété le Deuxième Concerto sans partition, met tout son corps au service de la musique, d'où le grand naturel de son jeu. Avant ces concerts, la conférence de Sébastien Troester, qui a établi la partition orchestrale à partir de manuscrits conservés à la Bibliothèque de Strasbourg, donne un aperçu de la vie haute en couleur de la compositrice, et entre deux concerts, un « petit concert » par de jeunes élèves du Conservatoire de Wasquehal nous ont présenté quelques morceaux extraits de méthodes d'apprentissage du piano de Jaëll, encore utilisées aujourd'hui.
Le dimanche 10 est marqué par une série de concerts gratuits intitulés « OpenCage » à la Gare Saint Sauveur durant tout l'après-midi (où Wilhem Latchomia offre deux beaux récitals d'œuvres de compositeurs contemporains, avec des extraits du film John Cage : from zero) et le récital d'Aldo Ciccolini avec des œuvres de Marie-Joseph-Alexandre Déodat de Séverac (1872-1921) et le premier livre des Préludes de Debussy. Ce grand maître du piano français nous surprend toujours, à 85 ans, avec l'étonnante fraicheur d'un jeune homme. La musique est si profondément gravée dans son être que la liberté de son jeu est plus que palpable ; son interprétation devient ainsi presque philosophique, avec des gestes bien précis pour chaque note. Ce fut un grand moment de l'édition 2012 du Festival.
L'événement se termine avec Pelléas et Mélisande (Symphonie réalisée par Marius Constant) et Concerto pour la main gauche de Ravel, exécuté avec beaucoup de sensibilité par Claire-Marie Le Guay. Douée pour une expression colorée et méticuleuse, elle donne en bis une Etude pour la main gauche de Scriabine, dans une merveilleuse cohérence stylistique et musicale.
Crédits photographiques : Claire-Marie Le Guay © Ugo Ponte-ONL ; David Violi © Ugo Ponte-ONL