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L'événement conjugal met en scène une femme jalouse dont le geste irraisonné détruit la carrière créatrice de son mari. Ce qui pourrait être un vaudeville – l'incident inspira Henrik Ibsen pour sa pièce de théâtre Edda Gabler – réduisit pratiquement à néant l'élan créateur d'un compositeur que ses contemporains appréciaient hautement.
L'incident mit en scène Johan Svendsen (1840-1911), grand ami d'Edvard Grieg (1843-1907), violoniste et brillant chef d'orchestre, et sa première épouse Bergliot (Sarah).
Durant l'hiver 1882-1883 une nouvelle dispute éclate au sein de ce couple chaotique. L'épouse, dans un accès de violence motivé par une jalousie finalement non justifiée, s'empara de l'unique exemplaire achevé de la Symphonie n° 3 de son époux et le jeta au feu. Perte irrémédiable puisqu'il s'avéra qu'il n'existait aucune autre copie complète de l'œuvre.
Il faut préciser que Johan Svendsen plaisait énormément à la gente féminine et qu'à plusieurs reprises sa fidélité avait pu être mise en doute provoquant les foudres de sa femme. Sa prestance, son physique avantageux, son aisance en société favorisaient bien sûr les tentations et les occasions. Ses succès en tant que chef le mettaient déjà quasiment au premier plan. Il dirigeait à l'époque des partitions comme la Symphonie n° 3 « Eroica » de Beethoven, la Symphonie n° 5 de Gade, les Aquarelles pour orchestre de Robert Henriques et bien d'autres chefs-d'œuvre amplifiant sa renommée, notamment en Norvège et au Danemark.
Son travail personnel sur une Troisième Symphonie prenait fin. Grâce à l'accueil favorable enregistré par sa Symphonie n° 2 en Allemagne, il entra en contact avec le directeur des éditions C.F. Peters à Leipzig, Max Abraham, qui flaira de potentiels et substantiels bénéfices en soutenant ce jeune norvégien prometteur, tout comme il l'avait fait avec succès pour Edvard Grieg. Sa suggestion de stimuler une nouvelle symphonie ne prit pas de court Svendsen qui mûrissait déjà ce projet. Plusieurs années passèrent sans concrétisation, silence incitant Abraham à l'automne 1882 à se rappeler à son bon souvenir. Svendsen répondit assez rapidement, le 21 novembre, qu'il considèrerait comme un honneur d'être publié par Peters.
Comme annoncé, la Symphonie n° 3 connut son achèvement au cours de l'hiver 1882. C'est alors que l'impensable se produisit.
De la part de femmes admiratives et désireuses d'approcher le fringant musicien des lettres et des fleurs lui arrivaient plus ou moins régulièrement. La situation déplaisait naturellement à son épouse Sarah qui ne manifestait aucune envie de partager son célèbre époux avec quiconque.
Après l'un de ses concerts, une belle et célèbre femme d'Oslo lui adressa un énorme bouquet de roses dans lequel elle avait glissé une lettre d'amour ! Sally intercepta l'ensemble. Suspicieuse, elle crût tenir la preuve de la culpabilité de son mari. Dans un geste aussi stupide que méchant, elle s'empara du manuscrit de Johan tout juste achevé de la Symphonie n° 3 posé sur son bureau et l'envoya au feu. La destruction de la symphonie allait s'avérer totale, irréparable, définitive ! L'action de représailles, injustifiée et injustifiable, de Sarah (Sally) se situe très probablement au printemps 1883.
Un proche ami de Svendsen, le poète et dramaturge norvégien John Paulsen (1851-1924) écrivit et décrivit l'événement que l'on vient de vivre sans omettre de rapporter, non sans quelque étonnement, que le caractère charitable et indulgent de Svendsen le dispensa de toute vengeance ou riposte excessives. Sa version des évènements s'oppose néanmoins à l'idée plus ou moins répandue que la symphonie n'était pas terminée !
Durant les presque trois décennies qu'il lui restait à vivre Svendsen n'allait plus composer de partitions majeures.
Sa carrière allait prendre un autre tour avec son installation à Copenhague où il allait hisser l'Orchestre Royal à un niveau exceptionnel, admiré de tous, et se produire comme chef invité un peu partout en Europe. Carl Nielsen, membre des seconds violons, jouera sous sa baguette et bénéficiera de sa protection et de ses encouragements.
Lorsque survint ce douloureux conflit conjugal Johan Svendsen jouissait d'une forte réputation et pouvait souligner à juste titre un très honorable parcours qu'l convient de retracer à grands traits.
Très jeune, il s'était engagé dans une carrière musicale de violoniste, commençant par jouer de son instrument dans une formation militaire, dans diverses groupes populaires puis à l'orchestre du Théâtre de Christiania. Il se rendit au Conservatoire de Leipzig pour parfaire ses connaissances (1863-1867) et composa à cette époque plusieurs partitions majeures de son catalogue. De retour à Christiania, il s'impliqua sans compter dans la vie musicale de la ville et fut vite considéré comme une figure incontournable de la capitale norvégienne. Svendsen séjourna en France (1868-1870) où il fréquenta les plus grands compositeurs de l'époque, puis en Allemagne (1870-1872) rencontrant et fréquentant amicalement Richard Wagner en 1872. Il joua dans l'orchestre requis lors de la pose de la première pierre du Festspielhaus de Bayreuth. Il dirigea pendant plusieurs années (1872-1877) la Société musicale de Christiania, fondée entre autres par Edvard Grieg. Le manque de moyens mis à sa disposition par le gouvernement national contraria et freina ses ambitions. Poussé par les circonstances et les sollicitations il décida de tenter l'aventure à Copenhague où rapidement public et officiels reconnurent ses talents et ses potentialités en l'accueillant entre 1883 et 1908. Il décéda dans sa ville d'adoption en 1911 à l'âge de 70 ans.
Son activité professionnelle débordante de chef d'orchestre, ses projets ambitieux dans ce registre, le climat familial délétère, les abus répétés liés à une vie sociale intense et dangereuse, le tout noyé dans un état dépressif assez marqué n'incitèrent pas le compositeur à reprendre sa partition (car sans doute existait-il des brouillons, des esquisses, des parties…).
Plus tard, il a été avancé qu'il travaillait sur une hypothétique Symphonie n° 4 en do majeur autour de 1886. Mais en 1889 on l'évoquait encore sans en avoir jamais pris connaissance.
En vérité, après la perte irrémédiable de sa Troisième Symphonie Johan Svendsen cessa pratiquement d'écrire de la musique, en dehors de quelques pages de circonstances qui ne reflètent pas la délicatesse de son orchestration et la richesse de son inspiration thématique. Ses diverses tentatives de reconstruction de sa partition alors qu'il avait pris la tête de l'Orchestre royal danois en 1883 échouèrent. L'enthousiasme s'était définitivement évaporé et la symphonie avec.
Et rappelons-le, la brillante carrière de chef de l'Orchestre du Théâtre Royal de Copenhague qui s'ouvrit devant lui l'éloigna davantage encore de la création. Sa fréquentation des partitions les plus puissantes et les plus inspirées des plus grands maîtres alliée aux succès régulièrement enregistrés non seulement dans la capitale danoise mais aussi en tant que chef invité dans les centres artistiques européens les plus réputés achevèrent de l'éloigner du silence physique et mental indispensable à la création musicale.
Johan Svendsen avait composé deux symphonies caractérisées par une splendide inspiration romantique faite de légèreté aérienne et de recueillement simple et sans pathos. La Symphonie n° 1 en ré majeur, op. 4, de 1867, avait été précédée par l'unique essai de Grieg dans ce registre, une Symphonie en do majeur, écrite trois ans plus tôt, et bientôt retirée par le futur auteur de Peer Gynt qui l'abandonna pour le reste de sa vie. L'un et l'autre n'avaient été devancés que par leur contemporain Otto Winter-Hjelm (1837-1931) avec deux partitions : Symphonie n° 1 en si bémol majeur (1861) et Symphonie n° 2 en si mineur (1862). C'est dire que la musique symphonique en Norvège balbutiait au moment où Grieg et surtout Svendsen s'engagèrent précocement dans l'aventure. Pour situer ce « retard » nous rappellerons par exemple que Beethoven, mort en 1827, avait déjà laissé son génial cycle de neuf symphonies.
Svendsen composa sa Symphonie n° 2 en si bémol majeur opus 15 quelques années plus tard, en 1874-1876, renouvelant la réussite enregistrée une dizaine d'années auparavant grâce à ses élans mélodiques flatteurs et à son mouvement lent recueilli.
Les deux symphonies de Svendsen devaient connaître une fabuleuse carrière au concert mais aussi influencer nombre d'œuvres à venir en Scandinavie.
En tout cas, la Norvège allait ensuite enrichir le répertoire symphonique avec plus ou moins d'originalité avec les apports ultérieurs de Ole Olsen (1850-1927), Iver Holter (1850-1941), Johan Haarklou (1847-1925), Hjalmar Borgström (1864-1925), Catharinus Elling (1858-1942), Eyvind Alnaes (1872-1932), Sigurd Lie (1871-1904)… avant les réalisations plus marquantes dues à Christian Sinding (1856-1941) avec 4 symphonies et de Johan Halvorsen (1864-1935) avec 3 symphonies.
Comme cela a été évoqué supra, le dramaturge norvégien Henrik Ibsen (1828-1906) entendit parler du destin tragique du manuscrit symphonique svendsénien et s'en servit dans une pièce écrite autour de 1890, Hedda Gabler, lorsque l'héroïne brûle dans un poêle un dossier majeur de l'universitaire alcoolique Ejlert Løvborg qu'elle pousse ensuite au suicide. Lisons cet extrait du troisième acte mettant en scène l'irrationnelle et glaciale Hedda Gabler et son pâle et ridicule mari Jørgen Tesman qu'elle méprise et n'aime pas.
Hedda : Il y a du nouveau à son sujet ?
Tesman : Je voulais courir chez lui ! cet après-midi, lui dire que son manuscrit était en sécurité.
Hedda : Et alors ? tu ne l'as pas trouvé ?
…
Tesman : Donne-moi le manuscrit, Hedda ! Je vais courir lui porter tout de suite. Où est le paquet ?
Hedda : Je ne l'ai plus.
Tesman : Tu ne l'as plus ! Par le ciel, qu'est-ce que tu veux dire ?
Hedda : Je l'ai brûlé… tout.
Tesman : Brûlé ! Brûlé le manuscrit d'Ejlert !
Hedda : Ne crie pas comme ça. La bonne pourrait t'entendre.
Tesman : Brûlé ! Mais Dieu du ciel… ! Non, non, non… c‘est absolument impossible !
Hedda : C'est tout de même comme ça.
De tout cela résulte, comme le souligne justement Régis Boyer dans son introduction, où il cite Ibsen que : « La vie n'est pas triste – La vie est ridicule. – Et ça, c'est insupportable… »
Vers la fin de sa vie Edvard Grieg, couvert de gloire par l'ensemble de l'Europe musicale, adressa une lettre à son ami Svendsen. Ecrite à Göteborg (Suède) au Grand Hôtel et datée du 24 mai 1905, sa missive l'implorait de reprendre son travail sur la Symphonie n° 3 (ainsi dénommée par l'auteur) pariant sur le retour de l'inspiration pour peu que son cher ami s'attelle sérieusement à la tâche ! Belle preuve d'amitié d'un Grieg manifestement peiné par le renoncement créateur de celui que l'on considérait à présent essentiellement comme un chef d'orchestre génial.
Rebondissement ou pétard mouillé ?
Johan Svendsen, contributeur essentiel à la tradition symphonique norvégienne dans la seconde partie du 19e siècle n'aura pas eu la chance de proposer au monde sa Troisième Symphonie, sans doute irrémédiablement perdue. Ses deux devancières auront connu un accueil très favorable et contribué à façonner une esthétique riche par son orchestration, par ses lignes mélodiques et dans une moindre mesure par ses qualités harmoniques, rubrique où excella Grieg.
Le chef d'orchestre norvégien Bjarte Engeset, qui a enregistré les deux symphonies de Svendsen chez Naxos en 1997, a identifié dix ans plus tard, en 2007, à la Bibliothèque royale de Copenhague, des esquisses orchestrales destinées à une œuvre symphonique cyclique dont un compatriote, musicologue, arrangeur et compositeur nommé Bjørn Morten Christophersen (né en 1976) a arrangé ou reconstruit une partition destinée aux célébrations du centenaire de la mort du maître, arguant qu'ainsi il était loisible de se faire une idée sur son style ultime. S'agit-il vraiment des parties de la symphonie détruite ? En tout cas, il s'attela à la tâche de reconstruire l'œuvre, en 2010-2011, suite à la commande de l'Orchestre philharmonique de Bergen. Le résultat fut interprété lors d'une soirée de gala (2011) au cours de laquelle on entendit, en plus des extraits de la Symphonie n° 3, Carnaval à Paris, Romance pour violon et orchestre et Klingenbergddon Polka. Le tout sous la direction du même Bjarte Engeset.
Sélection des partitions essentielles de Johan Svendsen
Quatuor à cordes en la mineur, op. 1 (1865) ; Octuor à cordes, op. 3 (1866) ; Symphonie n° 1, op. 4 (1865-66) ; Quintette à cordes, op. 5 (1867) ; Concerto pour violon, op. 6 (1868-70) ; Concerto pour violoncelle, op. 7 (1871) ; Symphonie n° 2, op. 15 (1877) ; Rhapsodies norvégiennes pour orchestre, op. 17, 19, 21 et 22 (1876-1877) ; Romance pour violon et orchestre, op. 26 (1877).
Quelques références pour compléter l'histoire de la symphonie en Norvège au cours du 19e siècle
A. Peter Brown. The Symphonic Repertoire. The European Symphony from ca. 1800 to ca. 1930 : Germany and the Nordic Countries. Volume III. Part A. Indiana University Press. 2007.
Finn Benestad & Dag Schjelderup-Ebbe. Johan Svendsen. The Man, the Maestro, the Music. Traduction anglaise de William H. Halverson. Peer Gynt Press. 1995.
John Bergsagel. Johan Svendsen. In New Grove Dictionary of Music and Musicians. 1980.
Jean-Luc Caron. Johan Svendsen. In Grands symphonistes nordiques méconnus. Bulletin de l'A.F.C.N. n° 8. 1991.
Jean-Luc Caron. Introduction générale à la musique norvégienne. In Bulletin de l'A.F.C.N. n° 9. 1992.
Jean-Luc Caron. Johan Svendsen (1840-1911). Bulletin de l'A.F.C.N. n° 15. 1996.
Jean-Luc Caron. Edvard Grieg. Le Chopin du Nord. L'Age d'Homme. 2003.
Maurice Gravier. Ibsen. Théâtre de tous les temps n° 28. Seghers. 1973.
Nils Grinde. A History of Norwegian Music. University of Nebraska Press. 1991.
Edvard Grieg. Letters to Colleagues and Friends. Lettres sélectionnées et éditées par Finn Benestad. Traduction de William H. Halverson. Peer Gynt Press. 2000.
Hans Heiberg. Henrik Ibsen. Editions Esprit Ouvert. 2003.
Harald Herresthal & Ladislav Reznizck. Rhapsodie norvégienne. Les musiciens norvégiens en France au temps de Grieg. Presses Universitaires de Caen. 1994.
Henrik Ibsen. Hedda Gabler. GF-Flammarion. Traduction, introduction, bibliographie et chronologie par Régis Boyer. 1993.