Elne Piano Fortissimo, une 6ème édition passionnément lisztienne
Investissant l'un des plus beaux lieux de la Catalogne romane, le Festival international Elne Piano Fortissimo, initié et porté par Nicole et Michel Peus à qui la ville d'Elne et son maire Nicolas Garcia prêtent main forte, a pris sa vitesse de croisière. Au rythme de deux concerts par jour, l'excellente programmation de cette 6ème édition en témoigne très largement qui invitait cette année six interprètes venus du monde entier à jouer dans ce décor unique autant que porteur.
Bousculant le rituel du récital soliste, c'est le conteur Fabrice Eberhard, à sa table et son micro, qui faisait l'ouverture du festival en compagnie de la pianiste Nathalie Juchors. S'inspirant de la Nouvelle de Jean-Pierre Bonnel, Moi, Matisse à Collioure, Fabrice Eberhard « ouvre une fenêtre » sur ce petit port à la frontière de l'Espagne, où Matisse puis Derain sont venus poser leur chevalet de 1905 à 1914 pour capter l'intensité des couleurs et de la lumière avivées par la tramontane.
Le concert de 21h conviait l'une des plus grandes figures pianistiques de l'Espagne qu'est Josep Colom; il proposait un programme très exigeant autour de la monumentale Partita n°6 en mi mineur de Bach à travers laquelle il projetait, avec une envergure et une profondeur magistrales, une vision architecturale sans faille; des qualités qui prévalent également dans le triptyque de César Franck, Prélude, Choral et fugue dont la poésie sonore du début se muait en un discours volontaire et puissamment conduit dans la fugue. Pour finir en beauté, son Ravel (Tombeau de Couperin) restait emprunt d'une certaine gravité qui conférait une couleur personnelle et attachante à cette évocation d'un passé stylisé.
Le lendemain (19h), la jeune pianiste Sarah Lavaud – tout juste 29 ans – nous sidérait par son aptitude exceptionnelle à s'adresser au public pour parler de la musique avant de la jouer. Elle avait conçu un long périple en terre ibérique (Albéniz, Debussy, Granados, De Falla) inauguré par 3 pièces des Années de Pèlerinage de Franz Liszt: après Sposalizio et Pastorale, l'ample méditation de la Vallée d'Obermann évoluant dans une exaltation croissante révélait une remarquable maîtrise du clavier chez cette interprète dont le programme privilégiait davantage les sonorités intimistes et feutrées (Evocaciόn / El Albaicin d'Albeniz); au point de nous frustrer parfois de cette « lumière spéciale » dont parle Debussy pour des pièces nocturnes comme sa Sérénade interrompue ou Soirée dans Grenade que la pianiste aborde dans des tempi très (trop) lents peut-être. La trop rare Fantasia Baetica (l'Andalousie romaine) de Falla assurait un finale explosif où les acciacature si hardis du maître andalou trouvaient leur mordant idéal sous les doigts au jeu précis et analytique de Sarah Lavaud.
C'est la troisième fois que Mu-Ye Wu se produisait à Elne ; c'est dire si ce jeune pianiste chinois, 4ème au Concours Long-Thibaut en 2004 (il avait 19 ans!), sait subjuguer son auditoire. Dans un programme qui allait crescendo de Beethoven à Chopin (les 24 Préludes) pour terminer avec Liszt (Après une lecture de Dante), il imposait un jeu brillant d'une élégance souveraine et d'une virtuosité insolente mise au service d'une des partitions les plus spectaculaires des Années de Pèlerinage. Après une page délicieuse made in China, Mu-Ye Wu offrait en second bis la première étude de l'opus 10 de Chopin dont la déraisonnable beauté laisse à penser que l'on réentendra cet artiste, dans l'intégrale du cahier d'études, peut-être…
Au troisième jour de ce festival marathon, Vittorio Forte, jeune homme ténébreux au profil lisztien, originaire de Calabre, proposait un récital ambitieux débutant par les redoutables Fantasiestücke op.12 de Robert Schumann dont il emprunte le parcours labyrinthique et plein d'embûches avec une parfaite maîtrise du jeu. Les trois Sonnets de Petrarque issus de la Deuxième année de Pèlerinage de Liszt confirment chez cet interprète sensible autant que profond, la variété de la palette sonore et le chant intérieur qui façonne son discours. Avec Busoni, l'âme sœur de Liszt, et sa transcription de la Chaconne en ré mineur de J.S. Bach, Vittorio Forte accédait à une virtuosité transcendantale servie par des mains hors norme. En guise de bis, inattendu autant que bienvenu, il se lançait dans un quodlibet façon jazz sur les tubes de Liszt, une manière personnelle et bien ficelée de lui rendre hommage.
Au vu de sa phénoménale puissance sonore, le jeune allemand Ingmar Schwindt avait été pressenti l'année dernière comme l'interprète idéal de la musique de Liszt. Il revenait cette année avec un programme cent pour cent lisztien pour clore cette édition sous l'effet détonnant de la colossale Sonate en si mineur. Véritable poème symphonique dont elle semble résumer toutes les couleurs de l'orchestre, cette composition visionnaire est sans doute le plus beau défi lancé à l'interprète par cet ardent militant de « la musique de l'avenir ». Ingmar Schwindt aborde ce monument avec la rigueur des grands maîtres et l'enthousiasme de sa jeunesse. La trajectoire est aussi fulgurante que passionnée mêlant lyrisme et performance technique dans une concentration exemplaire. La Campanella et autres Rhapsodie Espagnole et Hongroise pouvaient bien résonner à sa suite, c'est sur ce sommet que nous laissait cet interprète fascinant, bouclant là une 6ème édition passionnément lisztienne.
Crédit photographique : Sarah Lavaud © Yannick Coupannec ; Vittorio Forte © DR