Hommage à Xenakis aux flâneries musicales de Reims
Pour sa 22ème édition, le festival Les flâneries de Reims (du 17 juin au 21 juillet) fait peau neuve; en recentrant les moments forts de la programmation (une centaine de concerts!) durant les week-ends de ce mois d'été et en consacrant sept journées exceptionnelles à l'oeuvre de Iannis Xenakis dont on célèbre cette année les dix ans de la disparition. Sous la houlette de son nouveau directeur artistique Jean-Louis Villeval posant comme bon axiome de base qu' « un festival exige de l'inouï », cet hommage appuyé à l'un des penseurs les plus visionnaires du XXème siècle est sans aucun doute le plus grand événement (une cinquantaine d'œuvres jouées en 20 concerts) de cette année anniversaire. Une exposition réalisée par le CDMC dans les locaux du Conservatoire à Rayonnement Régional de Reims ainsi que des master class délivrées par les interprètes dédicataires des partitions de Xenakis ouvrent la manifestation à un large public autant qu'à la jeune génération des musiciens.
Au rythme de trois ou quatre concerts par jour (ceux de 11h et de 23h sont toujours gratuits!), le festivalier pourra bel et bien flâner au gré de ses envies dans différents lieux de la ville: l'auditorium du Conservatoire bien évidemment mais aussi la Maison Diocésaine Saint-Sixte – dont les superbes voutes garantissent une excellente acoustique – ou l'atypique Cirque, idéal pour la diffusion électroacoustique – celle de Daniel Teige était à très haut régime! -, voire la nef du Centre des Congrès pour les tapageuses Pléiades que les Percussions de Strasbourg faisaient résonner le 14 juillet.
Parmi les heureuses découvertes de ces journées Xenakis, l'ensemble canadien Transmission – un sextuor non dirigé réunissant des artistes solistes comme la clarinettiste tout terrain Lori Freedman – ssurait ses premières prestations françaises. Lors du concert qui mettait à l'affiche, à côté de Xenakis (Plekto), quatre compositeurs évoluant dans la sphère canadienne, on pouvait apprécier la plasticité des lignes et l'extrême soin accordé à la matière sonore et au travail sur les énergies du mouvement qui président à l'interprétation de Continuo(ns) de Philippe Leroux (professeur invité pour deux années à Montréal). Clarinettiste hors norme mais aussi compositrice, Lory Freedman dédiait Reimsix donnée en création mondiale à Sharon Kanack, co-responsable de cette 22ème édition du festival. D'un parcours sinueux, avec de grandes fractures de silence, l'oeuvre puise son énergie dans les ressources de l'improvisation et l'hybridation des timbres au sein d'un groupe extrêmement soudé.
On retrouvait l'ensemble Transmission dans un programme cette fois entièrement dédié à Xenakis : de Rebonds – athlétique Julien Grégoire – à À R. (hommage à Maurice Ravel) – féline Brigitte Poulin – en passant par Kottos qui, sous l'archet de Julie Trudeau, manquait un rien d'énergie rageuse, les pièces solistes ou en duo précédaient Plekto (en grec, Tresser) pour six instruments; donné en seconde audition, la pièce mettait en lumière ce « quelque chose de riche et d'étrange » (on pense à Ligeti et ses ocarinas dans le Concerto pour piano) qui, chez Xenakis, émane de sonorités uniques « qui lavent celui qui l'écoute du temps qui l'engorge » selon l'expression pertinente de Jean-Noël Von der Weid.
Dans la même salle Diocésaine, le jeune pianiste virtuose Ermis Theodorakis, éminemment « xénakien », jouait par cœur et avec un panache sidérant, l'intégrale de la musique pour piano dont les très rares Six chansons écrites au moment où Xenakis étudie avec Messiaen et Milhaud ; le duo de choc Thierry Miroglio et Jean-Pierre Arnaud ponctuait superbement ce concert du matin avec Dmaathen (1976) dont l'univers sonore singulier relève de la complémentarité subtile entre le jeu multiphonique du hautbois hypertendu – un vrai défi pour l'interprète – et le déploiement tout en souplesse d'une percussion très colorée.
Sur la scène de l'auditorium du Conservatoire cette fois, le Jack Quartet (quatre virtuoses made in USA) avaient choisi quatre pièces induisant une réflexion singulière sur le temps musical: John Cage d'abord, hypnotique et répétitif, dans un temps étal et très long avant la pirouette finale du dernier mouvement; Xenakis ensuite avec ST/4 relevant de la stochastique musicale (sons en masse qui évoluent vers une sorte de but ou stochos) et mettant à l'œuvre un faisceau de trajectoires dans un espace totalement éclaté et un temps très resserré: une partition à la hauteur virtuose de ces quatre artistes éblouissants, qui prenait tout son sens sous leurs archets véloces; si Contritus de Caleb Burhans, réhabilitant un pseudo contrepoint renaissant, suscite rapidement l'ennui, Chakra, chef d'œuvre trop rarement donné d'Allain Gaussin, ravive les sens et alerte l'écoute: par les métamorphoses spectaculaires d'un matériau distordu jusqu'à la saturation; par l'énergie du geste qui gorge les textures (violons sous le bras grattés avec des plectres) et l'immobilité tendue de la partie centrale gagnant les registres aigus en un faisceau de lignes irradiantes et finement ornementées. La trajectoire est saisissante autant que concentrée, qui s'achève en pleine course, coupée net dans son élan.
Le lendemain, l'excellent Ensemble Asko|Schönberg sous la direction de Diego Masson donnait un concert dense et sans entracte, proposant quatre partitions concertantes de Xénakis dont sa dernière pièce au titre emblématique O-Mega (1997) bien défendue par le percussionniste Joey Marijs. Parmi les autres invités, des solistes dédicataires comme Elisabeth Chojnacka dans A l'île de Gorée pour clavecin amplifié et douze musiciens ou Rohan de Saram dans Epicycles pour violoncelle et douze instruments; mais c'est la très sollicitée Lori Freedman dans Echange pour clarinette basse et treize instruments qui convainquait véritablement à la faveur d'un engagement tant physique que sonore saisissant. Le concert se terminait avec Phlegra (1975), une pièce pour onze instruments animés d'une frénésie sonore jubilatoire, très représentative de la période féconde et plutôt détendue de Xenakis dans les années 70.
Spectaculaire enfin et très chaleureusement accueillie, l'interprétation de la version complète de l'Oresteïa (1965-1987) créait l'événement dans cet espace propice aux grands déploiements sonores qu'est le Cirque de Reims. Cette suite pour chœur d'enfants, chœur mixte jouant d'accessoires musicaux (fouet, clave, sifflet, tambour…) et 14 instruments solistes sollicitait les forces vives de l'Orchestre Perpignan Méditerranée, l'Ensemble polyphonique et la Maîtrise du CRR de Perpignan fort bien préparés, le tout sous la direction musclée et efficace de Daniel Tosi. Composée par Xenakis sur un livret tiré de L'Orestie (trilogie d'Eschyle), cette célébration étrange en trois parties réglée par les interventions du chœur – masculin d'abord, féminin ensuite puis chœur d'enfant – tour à tour parlé, rythmé, crié, scandé ou psalmodié (le grec ancien sans les surtitres reste malheureusement très obscur!) invite deux solistes, un baryton chantant également en registre de fausset et un percussionniste – épatants Maciej Nerkowski et Leszek Lorent – à qui Xenakis ménage un long duo dans la première partie consacrée à Agamemnon. A sa manière anguleuse et stridente, il traite les instruments par associations de timbres extrêmes (piccolo et tuba en doublures), fait déferler la percussion, embrase l'espace de sonneries de triangle, crépitements de fouets, sifflements, instaure des joutes sonores entre les masses chorales et fait évoluer ce théâtre sonore vers une grande fête tribale – le cri rituel – à laquelle le public était invité à participer.
Crédit photographique : Iannis Xenakis en 1970 © Michèle Daniel ; Ermis Theodorakis © DR ; Iannis Xenakis en 1990 © DR