Liszt virtuose subversif, entre musique et politique…

Replacer la musique virtuose de Franz Liszt, dont on fête cette année le bicentenaire de la naissance, dans son contexte historique, politique et social n'est pas à première vue une démarche originale. Et pourtant…

Bruno Moysan propose dans cet ouvrage bien écrit et soigné doté d'une belle préface de Bernard Stirn, une démarche et une réflexion novatrices. En effet, il prend comme point de départ les transcriptions de Liszt, œuvres souvent laissées de côté car jugées sans intérêt musical véritable, pour y souligner les structures tant culturelles que sociales inhérentes à la production artistique sous la monarchie de juillet. Les interactions entre musique et politique sont donc présentes tant dans les nombreuses œuvres analysées que dans la méthodologie employée. L'auteur est en effet à la fois un musicologue lisztien reconnu, disciple de Serge Gut et un maître en sciences sociales : rappelons qu'il enseigne à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris.

D'un point de vue musical, on saluera la qualité des analyses – même si elles sont nettement moins développées que dans sa monumentale thèse La Réécriture et ses enjeux dans les fantaisies de Liszt sur des thèmes d'opéras(1830-1848)- Musique Sémantique Société, soutenue en 1997 et dont ce livre est extrait – puisque Bruno Moysan va jusqu'à mettre en lumière une forme archétypale, la «forme-fantaisie», dont il compare la logique de l'invariance morphologique à celle des contes analysés par Vladimir Propp. L'auteur précise : «Faisant fi des codes issus du style de la sonate classique et délaissant les stéréotypes du thème varié, Liszt met au point une forme en quatre temps : allegro (tempo primo), largo (tempo lirico) a tempo primo (tempo di mezzo) et finale (avec strette)» (p. 138). Mais si cette donnée technique saura séduire les lecteurs les plus spécialisés, la référence à la fantaisie offre également un sujet passionnant d'étude aux lecteurs plus axés sur la sociologie : c'est par le biais de ce genre – fondé sur un matériau emprunté à l'opéra, très à la mode à l'époque – que Liszt va réussir à «brouiller les codes» dans les salons et autres lieux mondains qu'il côtoie. Le compositeur-pianiste joue sur les attentes du public et crée ainsi un nouvel espace scénique, l'amenant à instaurer le récital. En effet, ce public plus habitué à l'opéra qu'à la musique instrumentale va progressivement glisser de l'un à l'autre, Liszt s'imposant alors comme un «prophète» du romantisme, réalisant, mettant ainsi en place concrètement ses idées théoriques sur l'art, les artistes et leurs missions sociales. En cela, son œuvre et Liszt lui-même peuvent être considérés comme «subversifs»…

Pour développer ses idées et ses démonstrations rigoureuses et argumentées, Bruno Moysan opte pour une structure en trois chapitres : «Le virtuose dans l'espace de la mondanité» tout entier sous le signe d'une musicologie sociologique et politique, «les circuits du langage», chapitre analytique dans lequel la fantaisie est expliquée et développée et «Un-Tous», où l'aspect musico-littéraire côtoie l'histoire et la sociologie pour terminer sur un aspect, un sous-chapitre des plus éloquents, à l'image des thèses présentées dans l'ouvrage entier : «la fantaisie, société dans un langage : le concert de soliste.»

Fort d'une culture solide et d'une organisation rigoureuse dans un style alerte, ce livre offre au lecteur curieux non seulement de solides connaissances mais également des sujets de réflexion tant méthodologiques que musicaux et politico-socio-culturels. Un bel ouvrage, assurément qui saura séduire tant le mélomane curieux et érudit aux outils techniques sûrs que le musicologue-analyste …