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On ne présente plus Kaija Saariaho, compositrice finlandaise établie en France depuis 1982, auteur de L'Amour de Loin, d'une importante œuvre pour violoncelle ou de dernièrement Emilie. A l'occasion de son passage en résidence au festival-académie des Arcs, rencontre avec une créatrice connue et reconnue qui a bien voulu nous parler de son parcours musical.
« J'ai une espèce de synesthésie, quand j'imagine la musique ou quand je l'entends, il y a un prolongement, un paramètre visuel qui va avec. »
ResMusica : Comment s'est décidée cette résidence aux Arcs pour 2010 ?
Kaija Saariaho : Je connais Eric Crambes [ndlr : directeur artistique du festival-académie des Arcs] depuis des années, qui a souvent joué ma musique de chambre. Je crois qu'il a dû l'aimer. Et l'an dernier j'étais mère d'élève ici, ma fille était stagiaire, et j'ai beaucoup apprécié le lieu, l'esprit, l'ambiance, …
RM : Magnus Lindberg, Esa-Pekka Salonen, Karita Mattila, Jukka-Pekka Saraste, vous-même … Comment expliquer cette arrivée soudaine d'artistes finlandais de premier plan et de la même génération sur la scène internationale ?
KS : Il y a forcément plusieurs facteurs. Effectivement une ouverture du pays, le développement du système pédagogique qui a permis d'avoir un enseignement musical de haut niveau dans tout le pays. Et une partie de hasard… Après, bien sûr, entre nous il y a eu de l'émulation. Par exemple Esa-Pekka Salonen a commencé à diriger car personne ne voulait diriger notre musique. Des collaborations fructueuses se sont créées.
RM : Vous avez hésité entre la peinture et la musique.
KS : Je n'ai pas vraiment hésité, la musique a toujours été la plus importante. J'avais eu le sentiment de ne pas avoir assez de talent pour la musique. La musique pour moi tient du sacré, je me suis dit que le monde n'avait pas besoin d'un compositeur médiocre de plus. J'ai toujours beaucoup peint, j'ai étudié aux Beaux-Arts de Helsinki en même temps que le conservatoire jusqu'au moment ou j'ai senti une nécessité à me consacrer seulement à la musique.
RM : Peut-on relier cette expérience de la peinture avec votre esthétique, basée en grande partie sur le timbre et la couleur ?
KS : Tout se passe dans le cerveau. J'ai une espèce de synesthésie, quand j'imagine la musique ou quand je l'entends, il y a un prolongement, un paramètre visuel qui va avec. Disons que mon cerveau est ainsi, ma musique fait «voir», si d'autres connaissent à son écoute cette expérience, ce n'est pas étonnant.
RM : Quelle était la musique contemporaine en vogue en Finlande pendant votre formation ?
KS : On vivait à ce moment une période nationaliste. Le compositeur finlandais le plus important était Aulis Sallinen dont le premier opéra Ratsumies [Le Cavalier] m'a fortement marqué. Il y avait aussi Joonas Kokkonen avec La Dernière tentation, le premier opéra contemporain finlandais qui ait eu du succès. Mais aussi Einar Englund, plus traditionnel, et parmi les «modernes» Erik Bergman, chez qui la notion de timbre est très présente. Et Paavo Heininen, mon professeur, qui à l'époque n'avait pas de succès, sa musique étant considérée comme trop complexe, mais qui avait travaillé avec Bernd Alois Zimmermann ou Vincent Persichetti. Il a apporté à ses élèves la connaissance des courants contemporains internationaux.
RM : L'esthétique spectrale vous a profondément marqué. Comment s'est fait cette découverte ?
KS : C'était en 1978 à Darmstadt que j'ai entendu pour la première fois les musiques de Gérard Grisey, Tristan Murail et des autres membres de l'ensemble L'Itinéraire. C'était formidable, je venais d'un milieu post-sériel, cette musique me semblait tellement fraîche, une continuation tellement évidente pour la musique française après Debussy. J'ai été très séduite par leur approche et par leur esthétique.
RM : Comment avez-vous commencé votre utilisation de l'électronique puis de l'informatique dans la création ?
KS : Il y avait un studio dans la Radio finlandaise mais peu d'étudiants de l'Académie Sibelius venait y travailler. J'y allait, mue par ma frustration de ne pas trouver une acoustique idéale pour mes œuvres dans les lieux de concert ou j'étais jouée. Pour cette raison j'ai commencé à amplifier les instruments, à créer une acoustique virtuelle. Puis j'ai découvert d'autres possibilités. En 1981 j'ai appris l'existence de la formation à l'Ircam, où j'ai été acceptée. Comprendre le son intellectuellement est très important pour moi.
RM : Entre vos premières œuvres des années 80, comme Verblendungen, Lichtbogen ou Nymphea, et les pièces des années 90 de Graal Théâtre à L'Amour de loin, on constate une évolution esthétique, une autre recherche du son, moins radicale et plus poétique. Le percevez-vous ainsi ?
KS : Ce n'est pas facile pour moi de l'expliquer. Les choses se suivent naturellement. Si on veut rester créatif on doit être sensible à soi-même, évoluer et suivre son évolution. On va au bout d'un chemin et on doit ensuite tourner, prendre une autre direction. Tout ça m'est venu par des sentiments de nécessité, je n'ai jamais choisi, j'ai suivi mon intuition. J'ai eu la chance aussi de pouvoir écrire rapidement pour de très grands interprètes, j'ai voulu leur donner une certaine liberté pour «vivre» ma musique, ce qui a pu influencer mon évolution esthétique.
RM : Vous en êtes maintenant à quatre grandes œuvres avec Amin Maalouf [ndlr : L'Amour de loin, Adriana Mater, La Passion selon Simone et Emilie] Une collaboration librettiste/compositeur qui s'inscrira dans la durée ?
KS : Jusqu'à ici un projet a suivi l'autre très naturellement. Après on verra. Nous avons eu une très bonne entente, Amin Maalouf est très ouvert à mes idées, j'ai l'impression qu'intuitivement il comprend bien ce que je cherche, notre collaboration a été très naturelle, bien que nous venons de cultures extrêmement différentes.
RM : On constate au moment de L'Amour de loin que plusieurs de vos œuvres s'inspirent de la culture occitane. Une découverte due à Amin Maalouf ?
KS : Non, c'est du à Jacques Roubaud. J'ai cherché pendant des années un sujet pour mon premier opéra. Je l'ai trouvé dans un livre de Jacques Roubaud qui s'appelle La Fleur inversée la vie de Jauffré Rudel. Puis je me suis intéressé à ce poète, j'ai contacté Jacques Roubaud qui m'a lu ces poésies en occitan. Après quand j'ai commencé à écrire L'Amour de loin je me suis intéressée à la musique de cette époque juste pour nourrir mon imagination.
RM : L'éloignement, l'amour, la mort sont des constantes de votre inspiration. Un choix délibéré ou instinctif ?
KS : Ce sont des choses que nous vivons tous, qui nous concernent tous. Vous dites éloignement, mais je voudrais dire plutôt communication. La musique est une manière de communiquer. Elle est dans la même catégorie que l'amour et la mort, c'est un mystère incroyable. Il y a un tel monde… Certains sentiments n'ont de rapports qu'avec la musique. D'autres ont plus à voir avec notre vie. Je ne pense pas qu'un jour on puisse comprendre totalement comment fonctionne la musique.
RM : Pour terminer, quels sont vos projets futurs ?
KS : J'attends la création de mon concerto pour clarinette D'OM LE VRAI SENS en septembre. Une pièce un peu différente, car la clarinettiste sera en mouvement dans la salle. Je n'ai jamais conçu d'œuvres ainsi. Sinon je suis dans une situation exceptionnelle en ce moment pour une autre pièce, sans date butoir pour rendre la partition. Cela ne m'était plus arrivé depuis vingt ans ! Je peux prendre du temps, sans pression, je ne peux pas vous dire ce que c'est exactement car… je ne le sais pas !