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Les 70 ans de Boris Tishchenko sont l'occasion de découvrir en France ce compositeur à l'écriture symphonique âpre et épique, d'une grande clarté, profondément russe. Vénérant Chostakovitch, il était particulièrement admiré par lui en retour. Fin 2009, Tishchenko est venu à Paris pour entendre la création française de son Quatuor n°4, avant que Montpellier entende sa Symphonie Dante n°3 le 5 mars 2010. Rencontre.*
« Chostakovitch ne relève pas de la norme, c'est un extra-terrestre, qui nous fait comprendre ce que nous sommes en utilisant les moyens musicaux »
ResMusica : La création française le 30 novembre 2009 de votre Quatuor n°4, en présence d'Irina Chostakovitch sa dédicataire, était un moment important pour vous ?
Boris Tishchenko : C'était un grand événement parce que cela touche l'esprit dans les profondeurs, c'est aussi une histoire d'amitié. Je suis particulièrement reconnaissant au Quatuor Danel, qui a montré les sommets de l'art. Cette œuvre n'avait jamais été jouée comme cela.
RM : Le public français vous découvre cette année à Paris avec ce quatuor, et il entendra en mars la création de votre Symphonie Dante n°3 à Montpellier. Y a-t-il un message que vous souhaiteriez transmettre, à propos de votre musique, à ce public qui ne vous connaît pas encore ?
BT : [le compositeur, visiblement perplexe, marque un temps de silence] Je suis trop simple pour répondre à cette question…
RM : Vous avez une relation extrêmement forte avec l'art de Chostakovitch, et vous avez été parmi ses élèves préférés. Quelle était votre relation avec lui ?
BT : Ma relation avec lui était celle d'un jeune collègue.
FkM : Quelle a été votre première rencontre avec la musique de Chostakovitch?
BT : J'avais cinq ans quand je l'ai entendue à la radio, et sa musique a tout de suite résonné comme étant la mienne. J'ai compris ce qu'était un vrai compositeur : j'entendais jouer un ensemble de solistes, et pas une masse confuse. Dans sa musique, vous savez toujours qui joue, ce n'est pas du bruit. La clarté dans mon écriture vient de Chostakovitch, avec lui j'ai compris qu'il était «simple» de composer.
FkM : Que représente Chostakovitch pour vous ?
BT : Pour moi, Chostakovitch ne relève pas de la norme, c'est un extra-terrestre, qui nous fait comprendre ce que nous sommes en utilisant les moyens musicaux. Son rôle dépasse de loin celui de compositeur. Il se sentait concerné par tout ce qui se passait, notamment sur le plan politique, et jusqu'en Chine. Je suis convaincu que le monde aurait été différent sans Chostakovitch.
FkM : Que voulez-vous dire?
BT : Sans Chostakovitch, il y aurait eu une 3ème Guerre mondiale. Après la Symphonie n°7 qui a été jouée pendant la guerre aux États-Unis, un homme politique américain a dit qu'on ne pouvait pas faire à la guerre à un pays qui composait une telle musique.
RM : Vous enseignez au conservatoire de Saint-Pétersbourg depuis 1965. Est-ce que son influence auprès des nouvelles générations a connu des variations, depuis sa mort en 1975?
BT : J'ai eu un élève qui m'a dit que l'influence de Chostakovitch était finie, mais lui-même était incapable d'écrire, il était plutôt journaliste. Quelqu'un de désagréable, mais pas dangereux. Chostakovitch est devenu un classique de son vivant, et cela n'a pas changé depuis.
RM : Vous-mêmes avez connu la perestroïka puis la fin de l'Union Soviétique. Ces grands bouleversements ont-ils influencé votre travail ?
BT : Cela n'a eu aucun impact, c'est comme le ciel qui change.
LDM : Vos œuvres, par exemple la gigantesque Symphonie Dante (3 CDs chez Northern Flowers) ont un fort contenu littéraire. Est-ce que c'est une caractéristique qui vous est propre ou est-ce que cela se rattache plutôt à une tradition russe ?
BT : On retrouve les sujets littéraires dans toute la musique. Si vous voulez parler de la musique qui serait «pure» parce qu'elle serait détachée d'un contexte littéraire, je dirais que la musique légère est de la musique «impure». Ce qui ne veut pas dire qu'elle ne contient pas de chefs-d'œuvre.
LDM : Avez-vous le besoin d'expliquer votre musique ?
BT : J'en fais le commentaire quand elle a un sujet littéraire, comme pour mon ballet Yaroslavna.
LDM : Distinguez-vous des périodes stylistiques dans votre œuvre, par exemple avec le Concerto n°2 pour violoncelle ou la Symphonie n°4 ?
BT : J'ai du mal à en parler, un professionnel pourrait vous répondre. Pour moi, c'était un chemin naturel et tout droit. Dans la création musicale, le compositeur écrit une seule œuvre. Par exemple Chostakovitch a écrit avec toutes ses symphonies une «super symphonie». C'est la même chose pour Mahler.
LDM : Votre musique emprunte au folklore. Celui-ci joue un rôle important pour vous ?
BT : Extrêmement important, j'ai fait des expéditions pour en collecter. Les pièces folkloriques sont des bijoux qu'il faut savoir réunir pour en faire un objet. Pour ma part, je n'intègre aucune citation, mais je m'inspire du style et du traitement de la matière sonore.
RM : Berlioz disait avoir été sauvé par la Russie, et sa tournée à Saint-Pétersbourg avait été effectivement triomphale. En reste-t-il quelque chose aujourd'hui ?
BT : Je connais des compositeurs qui détestent Berlioz, mais en ce qui me concerne je l'adore, il a eu une très forte influence sur moi.
LDM : Boulez, Dutilleux, quelle influence ont-ils eu sur vous ?
BT : Nulle.
LDM : Aimez-vous d'autres compositeurs français?
BT : Aimer et être influencé sont deux choses différentes. J'aime surtout Bizet, pour moi c'est un génie, il est l'expression de toute une culture du XIXème siècle. J'aime aussi Guillaume de Machaut pour son sens de la polyphonie.
LDM : Et en Russie, voyez-vous une relation entre Chostakovitch et Prokofiev ?
BT : Ils n'ont aucun rapport.
LDM : Stravinski ?
BT : Je place très haut le Sacre du Printemps, je n'aime pas beaucoup Petrouchka et je déteste L'Oiseau de feu. C'est trop beau, c'est un décor pseudo-russe sans contenu intérieur, du mauvais Rimski-Korsakov. Le sommet est la Symphonie en trois mouvements.
LDM : Vous avez toujours vécu et travaillé à Saint-Pétersbourg. Vous avez un lien particulièrement fort avec celle ville?
BT : Oui, je suis de Saint-Pétersbourg, comme je crois qu'on pouvait l'être il y a deux cents ou trois cents ans. Pourquoi ? Je ne peux pas l'expliquer. Si j'étais né à Moscou, je n'aurais pas été compositeur. Ça a peut-être à voir avec le fait que cette ville est bâtie sur l'espace maritime.
LDM : Chostakovitch était aussi de Saint-Pétersbourg…
BT : Chostakovitch était de Leningrad, même pas de Saint-Pétersbourg.
FkM : Vous êtes né au début de la guerre. Comment votre famille a-t-elle traversé la terrible épreuve du blocus de Leningrad ?
BT : Mon père est parti au front, et en 1941, j'avais deux ans, avec ma mère, ma tante, ma grand-mère et mon frère aîné, on est parti se réfugier en Oural. On a attendu là la fin de guerre. Dans la chambre il y avait une radio qui diffusait surtout des nouvelles du front. Entre les bulletins, il y avait des chants de compositeurs soviétiques et des classiques de la chanson. Cette musique me procurait un plaisir immense. Je retenais d'un bout à l'autre tout ce que j'entendais, et je sortais dehors répéter et chanter très fort, tout le monde devait supporter cela…
FkM : Votre vocation de compositeur est venue de là ?
BT : Un peu plus tard. De retour à Leningrad, j'ai commencé à écouter de la vraie musique, et je me suis décidé à devenir compositeur à 7 ans. J'ai commencé à étudier la musique à 12 ans.
LDM : Vous disiez que vous n'auriez pas été compositeur à Moscou. Y-a-t-il une identité musicale si distincte entre les deux villes?
BT : On peut dire qu'il y a une école de Saint-Pétersbourg, sans aucun doute, alors qu'il n'est pas sûr qu'il existe une école moscovite. Il n'y a aucune rivalité, et je ne veux pas dire qu'il n'y a pas de grands compositeurs à Moscou. Boris Tchaïkovski et Weinberg sont moscovites. Il y a un courant à Moscou, mais il est très difficile à décrire. Il a un lien avec la tradition autrichienne.
LDM : Y a-t-il une relation entre la musique russe et la Seconde École de Vienne?
BT : Berg était un ami personnel de Chostakovitch. J'aimais beaucoup Webern quand j'étais jeune, pour la pureté de sa musique. Je voulais appeler mon premier fils Anton (prénom de Webern, NDLR), et finalement je l'ai appelé Dimitri !
LDM : Comment jugez-vous la vie musicale actuelle en Russie ?
BT : Elle est très intense, très intéressante. Ces dernières années l'organisation des concerts s'est beaucoup améliorée. Le Théâtre Mariinski est le meilleur du monde aujourd'hui. On commence à jouer Galina Ustvolskaïa régulièrement. Pour les jeunes compositeurs, il y a la tradition du Printemps de Saint-Pétersbourg où leurs œuvres sont jouées. Les plus à gauche s'appellent «Les Voix Sonores» et ils utilisent la poésie russe, qui sert toujours de base.
RM : Chostakovitch était très prolifique et a composé 147 opus. Vous-même avez dépassé les 150 opus !
BT : L'opus 150 était une commande de la famille royale de Thaïlande pour un Requiem en latin. Cela m'a fait un peu peur car j'avais déjà écrit un Requiem, à contenu exclusivement politique sur le poème Requiem d'Anna Akhmatova, et j'ai réalisé qu'aucun compositeur n'avait écrit deux Requiems. Ensuite, je n'avais jamais écrit de musique spirituelle. N'étant pas croyant, je me suis demandé si j'avais le droit d'écrire sur un texte religieux. Je l'ai fait, et après je suis tombé gravement malade. Je suis encore en traitement.
RM : Vous avez des projets ?
BT : Composer ma neuvième symphonie.
Retrouvez une partie de cet entretien dans La Lettre du Musicien n°383 de février 2010