Festival de Salzbourg 2009, d’une éblouissante qualité musicale
Le festival, construit comme une œuvre d'art, non seulement enchante mais fait penser et apprend à écouter. Salzbourg 2009, c'est le triomphe de l'intelligence au service de la beauté dans le plus grand respect du public. Pourquoi ? Parce que la manifestation la plus prisée d'Europe refuse de se considérer comme un phénomène de consommation parmi d'autres, ainsi que le précise d'entrée de jeu Helfi Schweiger.
Il ne s'agit pas d'attirer le chaland avec des spectacles à la mode où une méprisante provocation fait hurler le spectateur et une lâche démagogie tient lieu de réflexion, mais de tendre vers l'excellence, grâce à la qualité des artistes, bien sûr, mais aussi grâce à une programmation pensée, mûrie, où rien n'est laissé au hasard et qui forme sens, jour après jour, permettant, dans leur confrontation d'approfondir les différents langages. Ainsi se créent des relais entre théâtre, ouvrages d'écrivains, concerts et opéras. A cela s'ajoute une volonté ardente de former les jeunes talents mais aussi d'en découvrir, et cela à partir de huit ans, stages, ateliers, concerts, et 90% de réduction sur le prix des places jusqu'à l'âge de 26 ans (N'oublions pas que toutes sont bonnes, tant sur le plan acoustique que visuel, et que l'on en trouve à cinq, dix, quinze euros).
Jürgen Flimm, le maître d'œuvre, a, cette année, organisé son projet autour de «Das Spiel der Mächtigen, titre du catalogue, soit «le rôle des puissants», expression utilisée par Giorgio Strehler alors qu'il montait des pièces de Shakespeare en 1975 à Milan. Jürgen Flimm y a ajouté un corollaire : «Le seul air respirable est celui de l'amour pour l'humanité». Ces deux pôles oriente le choix des œuvres : du côté du théâtre, par exemple, une adaptation de Crime et châtiment de Dostoïevski voisine avec Les Bacchantes d'Euripide, la Judith de Friedrich Hebbel avec celle d'Antonio Vivaldi. Mis à part les opéras de Mozart appartenant et achevant la trilogie des opéras du cycle Mozart / da Ponte mise en scène par Claus Guth, les manifestations lyriques disent la révolte des peuples tyrannisés et l'héroïsme des libérateurs ou libératrices. Clef de voûte de l'ensemble : l'Action scénique de Luigi Nono, Al gran sole carico d'amore, texte du compositeur et de Juri Ljubimov, d'après Berthold Brecht, Maxime Gorki, Arthur Rimbaud, Louise Michel, Victor Hugo, Cesare Pavese… magnifiquement donnée dans la Felsenreitschule sous la direction d'Ingo Metzmacher, l'immense plateau étant un atout pour la metteur en scène Katie Mitchell. Quatre conférences et un concert où figuraient trois œuvres du compositeur ( ensemble Modern, dir. François-Xavier Roth) et une exposition sur le thème «La beauté ne s'oppose pas à la révolution» mettait bien les conceptions de Nono au cœur du projet. L'oratorio Theodora de Georg Friedrich Haendel, avec le Freiburger Barockorchester et le Salzburger Bachchor, dirigé par Ivor Bolton, mise en scène de Christof Loy, la reprise d'Armida de Joseph Haydn, avec l'Orchestre du Mozarteum, Ivor Bolton toujours au pupitre et toujours Christof Loy pour la mise en scène, et enfin Moïse et Pharaon de Gioachino Rossini, avec l'Orchestre Philharmonique de Vienne, dirigé par Riccardo Muti, mise en scène, Jürgen Flimm, furent ainsi proposés, œuvres auxquelles il faut ajouter la version de concert du seul opéra de Beethoven, trop rarement donné en France, Fidelio, par le West-Eastern Divan Orchestra (W. O), dirigé par Daniel Barenboim, avec Waltraud Meier, Thomas Hampson, Simon O'Neill notamment –excusez du peu- et également les Canti di prigiona de Luigi Dallapiccola par le Klangforum de Vienne, dirigé par Sylvain Cambreling.
Le grand pianiste et intendant du Festival, Markus Hinterhaüser a ajouté à ce choix organisateur d'une autre série de réflexions d'ordre exclusivement musical, cette fois, celles concernant le son, le Klang, véritable organisme vivant, selon Varèse et riche comme une philosophie selon Barenboïm, d'autant plus précieux que toute l'intelligence musicale qu'il contient s'évapore sitôt qu'il est émis. Chaque année, désormais, un Kontinent, sera élaboré autour d'un compositeur du XXe ou du XXIe siècle. Pour le Klang, à tout seigneur, tout honneur, ce fut Edgar Varèse le premier invité, lui le grand «libérateur du son» ; ses œuvres majeures furent exécutées parallèlement à d'autres de Iannis Xenakis, de Tristan Murail, treize couleurs du soleil couchant, mais aussi les Musiques fugitives de Pascal Dusapin, Vortex temporum de Gérard Grisey, autant de pièces auxquelles nous tenons et qu'il est bon d'entendre dans les meilleures conditions, sans parler du premier concert de chambre offert par le W. O., composé d'œuvres de Pierre Boulez, dont Le Marteau sans maître, sous la direction de Pierre Boulez lui-même et de Daniel Barenboïm.
Subtilement, la Symphonie fantastique de Berlioz et sa richesse orchestrale, W. O. dir. Daniel Barenboïm, fut rapprochée dans la programmation de la Faust- Symphonie de Liszt (c'est Berlioz qui fit connaître le Faust de Gœthe lors de l'exécution de sa symphonie en 1830), permettant à l'auditeur d'analyser le travail sur le son de ces compositeurs obsédés, comme toute l'Europe, par le mythe de Faust et la traduction du terrifiant. Rapprocher les Lieder de Wolf de ceux de Liszt, ses Etudes d'exécution transcendante et celles de György Ligeti, encore plus difficiles ! etc …comment mieux pénétrer les écritures, les interprétations ? Ainsi, après l'exécution de la Faust- symphonie, par R. Muti à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Vienne, qui suivait celle d'Arcana de Varèse, fut un des sommets de ces journées ; certes le Klang trouve un écrin idéal ave le Grosses Festspielhaus, mais le velouté insurpassable du quatuor, la chaleur des vents, leur éclats dans le motif si proche de la marche nuptiale de Lohengrin, l'art avec R. Muti dit les errances mélodiques sans perdre l'ensemble, firent paraître l'orchestre moins riche sous la baguette de Franz-Welser Möst, aussi bien dans le concerto pour violoncelle de Robert Schumann, où le soliste, Clemens Hagen (membre du quatuor éponyme) accumulait les rubati inutiles et manquait de nerf, que dans la neuvième symphonie d'Anton Bruckner qui paraissait faite de fragments, sans vue d'ensemble et surtout, le quatuor n'avait pas cette qualité exceptionnelle que sait lui donner Riccardo Muti.
Une seule grande déception : le Liederabend de Patricia Petibon accompagnée par Suzanne Manoff, dans une mise en scène d'Olivier Py. Chansons américaines, trois de Copland (1900- 1990), trois très beaux chants d'amour de Nicolas Bacry (né en 1963) sur des textes traduits en anglais du poète mystique persan Rumi (1207 – 1273), puis des mélodies de Reynaldo Hahn (1899-1947), de Francis Poulenc (1899 – 1963), Manuel Rosenthal ( 1904 – 2003) et Isabelle Aboulker (née en 1938). Olivier Py a trouvé là l'occasion de prouver qu'il n'avait rien à dire, ou si peu, et guère plus d'imaginaire scénique.
Patricia Petibon s'agite et entre dans un cadre d'ampoules comme en ont les miroirs pour le maquillage, où sont piqués de faux tournesols sur lesquels elle verse l'eau d'un arrosoir rose, tout en consultant un petit livre (un texte ?) ou, en cow-boy, elle tire, tandis que la pianiste s'affuble d'un chapeau d'indien. Kermesse ? mardi-gras à l'école ? kitch passe-partout sans aucun rapport avec le texte et qui pouvait aussi bien s'adapter au programme initialement prévu qu'à n'importe quoi. Patricia fait des pirouettes de danseuse de cabaret en taquinant les cravates des messieurs du premier rang. On ne comprend pas ce qu'elle dit en français, alors qu'elle fait merveille dans l'italien des airs de Mozart et dans Cosi, Susan Manoff semble sans vie, sans couleurs. S'il était si cultivé qu'il le prétend, Olivier Py aurait-il pu traiter ainsi les mélodies ? Nous ne sommes décidément plus à Salzbourg.
Heureusement, la reprise des Noces de Figaro et la création de Cosi fan tutte avaient grande allure. C'est notre cher Daniel Harding, pourrions-nous dire tant il a souvent et bien dirigé à Aix-en-Provence, qui était à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Vienne, et non plus Nikolaus Harnoncourt, ce qui plut au public, car il est plus souple, plus subtil que ce dernier, sans ces attaques brutales qui ajoutaient à la violence de certaines scènes. La très grande mozartienne et très grande Comtesse qu'est Dorothea Röschmann, qui avec une technique du souffle consommé, sait introduire un pianissimo dans son air Dove son i benmomenti, Gérard Finley est toujours excellent, et l'ensemble d'un très haut niveau et, de surcroît, quel plaisir de découvrir la voix chaude et frémissante de Katija Dragojevic dans le rôle de Chérubin, dont le répertoire est étonnamment divers et qui ira loin. Quant à Claus Guth, on ne peut que s'incliner devant son intelligence suprême de la scène, le sens du travail millimétré, du détail pertinent, devant son imaginaire illimité, son sens du rêve et de la poésie. Il est sans doute le metteur en scène le plus doué, le plus créatif.
Cependant, dans ces Noces, la musique était trahie, et notre écoute perturbée jusqu'à risquer des moments de schizophrénie, car il n'y a jamais chez Mozart ni violence ni haine et l'amour ne se réduit pas à la sexualité. Pourquoi Figaro va-t-il jusqu'à torturer Chérubin en lui coupant la veine d'un bras avec un rasoir et en le barbouillant de son sang devant un conte voyeur ? Pourquoi la scène de son déguisement par les deux femmes devient-elle une scène d'initiation gourmande à deux d'un jeune pubère ? Où la différence de classe ? Où l'amour de l'âme, sait pardonner ? Pourquoi les paysannes appartiennent-elles à un groupe de jeunes laissant de mauvais souvenirs ? On rêvait en 2006 comme en 2009, d'un Guth fidèle à Mozart : le voici avec Cosi, soutenu par la finesse, le sens du théâtre du chef Adam Fischer. Rien de facile dans cette partition qui touche si souvent au sublime. Rien de plus moderne que ces amours rapides et immatures mais amours intenses, qui se vivent dans un duplex chic et lisse, après une soirée dansante dont Don Alfonso est l'élégant animateur. Comme Despina, avec ses oreillettes, il en a vu d'autres dans les boîtes, il connaît les gens, plus qu'il n'est intelligent, et son cynisme se teinte de narcissisme, tout comme celui de la fille, sûrs l'un et l'autre, de leur corps ; comme ils dansent merveilleusement ensemble, ces deux-là, à défaut d'avoir de l'argent. Des arbres, quand les choses se compliquent dans les âmes, la forêt obscure, apparaissent comme chez Peter Stein. Félicitations à Olaf Winter, pour ses lumières et ses ombres complices. Nous sommes rassurés, Claus Guth sait suivre la musique de Mozart et ne faire qu'un avec le chef (notons le silence prolongé de l'orchestre quand les faux amants vont s'unir, ébahis). L'amour montré est celui que chante la partition, un amour encore virtuel, qu'on rêve, où les tendres adieux sont dans leur chatoyante mélancolie, des embarquements pour Cythère, non pour la guerre. L'amour d'être aimé est changeant mais non pas moins ardent. Géniale idée de faire mettre aux amants complices un bandeau blanc aux yeux des jeunes filles pour se masquer eux-mêmes, comme en porte celui du petit dieu qu'ils servent. On plonge dans le rêve. Pas de noir ni d'amertume mais une recherche infiniment subtile de gestes suivant les mélodies des chanteurs. Bonheur d'être dans Mozart avec les yeux. Bravo et bravo à tous les interprètes, en particulier à Isabel Leonard, Flordiligi et Miah Persson, Dorabella, la très remarquée Patricia Petibon (n'en faire pas trop tout de même), Despina, le non moins remarqué Bo Skhovus, Don Alfonso, à Johannes Weisser chantant en alternance avec Florian Bœsch, le rôle de Gulielmo, et accompagné d'une petite réserve, à Topi Lehtipu, chantant en alternance avec Jœl Prieto et, ce soir-là, le remplaçant, celui de Ferrando.
Quant au West – Eastern Divan Orchestra, cette année en résidence à Salzbourg, ce fut la grande révélation du festival, cet orchestre entrant désormais dans la catégorie des toutes premières phalanges. Daniel Barenboïm accomplit avec ces jeunes surdoués palestiniens et israéliens, un travail admirable, les formant à une vitesse vertigineuse, leur inculquant, dirait-on, son propre sens musical, dans une osmose de tous les instants, une sympathie, au sens fort, entre les interprètes qui s'écoutent intensément et qui pressentent ce que veut leur maître. Jamais l'octuor pour cordes de Félix Mendelssohn n'a paru plus raffiné, les sons mieux fondus, le lyrisme plus juste l'image de la perfection …. Et les interprètes plus enthousiastes, ce qui ajoute beaucoup à la prestation. Tout comme les vents qui subjuguèrent dans la symphonie de chambre en mi majeur op. 9 pour quinze instruments de Schöenberg et dans le concerto de chambre pour piano et violon et treize instruments à vent d'Alban Berg (au violon le très doué Michael Barenboïm ).
De précieux cadeaux musicaux dans l'aula de l'Université, en face du Festspielhaus : dans le cadre de la Masterclass de Daniel Barenboïm, le fameux duo de percussions Percadu, formé par deux musiciens israéliens en 1996, Adi Morag et Tomer Yariv, après leurs études à Copenhague. Il faut les voir danser devant toutes sortes d'instruments, chercher les résonances, dialoguer, en criant parfois. Sans partitions, quand les rythmes sont d'une complexité et d'une variété illimitées (Le disque ne rend pas, hélas !). Et puis, dans cette même aula, les conférences d'Alfred Brendel, sur l'humour en musique, le caractère dans les sonates de Beethoven (entendons les affects, la psychologie et le sens de la nature), dignes d'un grand universitaire mais proférées du haut du tabouret, mais accompagnées de, on dirait, une suite de mini concerts de quelques secondes à chaque fois, 40 minutes en tout, mais où l'artiste mit autant d'intensité, en chantonnant, que lors d'un concert ; servi par une acoustique intime, idéale et un Bösendorfer en or, jamais il ne parut aussi bien jouer. Comme une apparition disant : «gardez en vous cette lumière car vous ne me verrez plus». Une standing ovation pour adieu. Adieu ? On ne veut y croire.
Et puis Marc Minkowski qui fit merveille avec son Mithridate en 2006, étaient là pour servir Haydn, et puis les solistes, Lang Lang, Pollini, si fidèle, Kissin, Volodos….
Et puis, essentiels, les textes remarquables du très gros programme général, proposé gratuitement, du petit journal sur deux jours distribué à la sortie des spectacles et un peu partout (il remplace les éventails d'autrefois, tant mieux), les programmes bien faits, intéressants, de petits livres à six ou huit euros. Avec, en prime et «off», les messes chantées dans la cathédrale, les églises, Joseph et Michaël Haydn, Mozart, Jehan Alain.
Tel est le vrai et beau visage de Salzbourg.