Plus de détails
Pour la sortie de son dernier disque consacré aux concertos de J. S. Bach, nous avons souhaité donner la parole à Pierre Amoyal qui, depuis l'âge de 12 ans, est l'un des violonistes les plus entendus et reconnus, pour son jeu et sa personnalité qui le rendent attachant. Pas aussi «star system» que certains le prétendent ! Ayant préféré l'enseignement de Jascha Heifetz à celui de Yehudi Menuhin, il nous livre quelques souvenirs.
« Je me suis rendu compte que mon violon aime vivre le quotidien, faire des gammes. Il est là, il sent les parfums qui m'entourent… »
ResMusica : Vous êtes perpétuellement en voyage, et vous voici enfin à Paris… Quelle est votre prochaine destination ?
Pierre Amoyal : Je repars bientôt en Corée. L'Asie est plus attentive au sort de la musique classique en ce moment, une réelle fraîcheur y règne.
RM : Vous avez attendu cinq ans pour enregistrer un nouveau CD… Quelles en sont les raisons ?
PA : Il y a deux ans, j'ai enregistré un disque, sorti uniquement au Japon, avec la Camerata de Lausanne. C'était une première pour l'ensemble : Nous y jouions le double quatuor de Spohr et celui de Mendelssohn. J'ai beaucoup enregistré dans ma vie, quand les grandes maisons étaient florissantes. Mon premier grand prix du disque, chez Erato, avec la Symphonie Espagnole de Lalo et Paul Paray, date de cette époque. J'ai enregistré près de vingt albums chez Erato puis ensuite je suis allé chez Decca, et chez EMI, et… le temps passe ! J'ai eu bien d'autres activités et d'autres métiers, dont la direction d'orchestre. Cascavelle nous a offert cette opportunité, je n'ai pas hésité.
RM : Comment fonctionne la Camerata de Lausanne ? C'est une surprise de voir que les musiciens y sont recrutés sur concours.
PA : C'est un orchestre à géométrie variable composé de musiciens très jeunes : il leur permet d'avoir une activité professionnelle dès qu'ils ont été primé en fin d'étude ou de concours, avec tout ce que cela comporte d'enthousiasme, de risque, d'insupportable, de drôle, de merveilleux… (rires). Nous sommes 14 musiciens : la moitié a fréquenté mes classes, et l'arrivée d'un musicien qui va en remplacer un autre doit être acceptée démocratiquement. Les musiciens sont en poste pour une durée déterminée car c'est avant tout un ensemble formateur. Bien souvent, le contrat arrivé à terme, il y a des pleurs car personne ne voudrait partir ! Et nous en prenons de nouveaux (d'où l'instauration du concours d'entrée… et on recommence), car c'est l'enjeu de cet ensemble : donner la chance à ceux qui le méritent de venir se former dans un orchestre de chambre.
RM : Parlez-nous de vos rapports avec Tedi Papavrami, votre partenaire dans le concerto pour deux violons. Il a été l'un de vos élèves : étiez vous resté en contact ?
PA : Nous sommes resté très proches depuis que je le connais. Maintenant nous sommes collègues, lui est en poste à Genève et moi à Lausanne. Je l'ai rencontré lorsqu'il avait onze ans, quand il est venu à Paris, et je suis devenu comme sa deuxième famille… Tedi était une icône bien pratique pour la propagande du gouvernement albanais de l'époque. Je l'avais fait passer à la télévision et sur les radios françaises, il représentait son pays et cela devenait un enjeu politique considérable. L'Albanie était très fermée, j'ai bénéficié d'un statut particulier en étant son professeur et, ayant été reçu par le président et les dignitaires politiques, j'ai pu organiser des tournées afin que Tedi puisse donner des concerts dans les villes les plus importantes de son pays. Il était inquiet pour son grand-père – un éminent chirurgien assigné à résidence – et j'ai usé du chantage pour le rencontrer.
RM : De quelle manière avez-vous procédé ?
PA : Le gouvernement albanais voulait que je fasse une déclaration «officielle» sur sa télévision nationale… Je me suis servi de la situation : comme par hasard, le grand-père a été «retrouvé» et, lors de notre rencontre, celui-ci m'a avoué qu'il s'en remettait à moi pour l'avenir de son petit-fils. Tedi était encore très jeune et je me retrouvais avec une grande responsabilité morale vis à vis de ce vieux monsieur. J'ai usé de mon statut auprès des autorités albanaises pour inviter le père et la mère de Tedi afin qu'ils fussent à Paris pour son prix au Conservatoire. Ils ne sont jamais repartis en Albanie, qui avait à l'époque un régime très dur. Nous avons donc caché les Papavrami au fin fond de la France et le gouvernement albanais a tout de suite compris que j'étais l'instigateur de cette fuite : il m'a donc déclaré traître à l'Albanie et condamné à mort…
RM : Tout cela se passait dans les années 80… Comment l'avez vous vécu ?
PA : Comme les trois Papavrami étaient condamnés à mort aussi pour trahison, le seul moyen pour les services français était de les protéger physiquement, et qu'ils fassent une demande d'asile politique. Mais cela confirmait leur condamnation à mort, aussi personne ne voulait signer ! J'étais à Paris avec Tedi, sous la protection des services secrets français qui avaient peur pour moi. Nous avons vécu 48 h d'angoisse, espérant qu'il accepte de signer cette demande. Aussi… Oui… Nous sommes très proches ! Chacun a dû suivre sa voie, mais quand l'occasion se présente, nous sommes ravis de nous retrouver et il a semblé évident que ce Double concerto de Bach se fasse avec lui. C'était aussi une évidence pour moi que le Concerto avec hautbois se fasse avec l'un des musiciens plus représentatifs de cet instrument, Maurice Bourgue. Nous parlons la même langue.
RM : Oseriez vous aller jusqu'à jouer avec des archets baroques et des cordes boyaux ?
PA : C'est très bien que vous parliez d'archet baroque et de cordes boyaux, car beaucoup de gens aujourd'hui jouent avec des archets baroques mais sur cordes modernes… On entend parfois cette aberration, même dans des concours internationaux certains qui veulent faire «baroque» ! Les cordes modernes ont besoin d'un archet plus lourd et plus dense, il y a 25k de pression sur le chevalet, et le résultat est catastrophique ! Cela oblige le musicien à jouer mezzoforte et il ne peut jamais faire de piano, sinon on n'entend rien. Le CD Bach, enregistré à La Chaux-de-Fond nous a permis, dans des conditions idéales, de jouer avec une légèreté qu'on ne peut pas utiliser au concert, un toucher baroque tout en finesse même sur instrument moderne. Les micros sont tellement sensibles qu'il a fallu adapter notre jeu en «demi puissance», tout en conservant les impulsions musicales que nous avions conçues. Il ne fallait surtout pas jouer pour la salle mais pour les micros ! Nous n'aurions pas pu jouer comme on enregistre à la Salle Pleyel en concert. Il faut à chaque fois s'adapter à l'acoustique du lieu.
RM : Vous avez donné plusieurs créations contemporaines, d'Henri Dutilleux, de René Kœring ou encore de Charles Chaynes. Que pensez-vous de l'écriture actuelle ?
PA : Il me semble que les choses sont à l'état de recherche, un peu en panne… Penderecki, c'est bien, très bien !!! Mais Boulez ne nous a rien donné pour le violon… Je suis toujours ouvert et attentif, mais pas vraiment séduit par ce que j'entends. Je n'ai rien contre, tant que le violon n'est pas agressé. En ce moment c'est une course a ceux qui poussent l'instrument au pire de ses possibilités. Je travaille avec un jeune qui prépare le Concours Reine Elisabeth : il me dit que la partition contemporaine qu'il doit travailler «vide» littéralement son violon. La partition est truffée de pizzicati Bartok, où l'on doit attraper la corde et la faire frapper sur la touche très fort ! Son jeu n'y résiste pas : il doit changer ses cordes toutes les semaines !
RM : Jouez-vous d'autres instruments que le Kochensky ?
PA : Non, pendant longtemps j'ai eu d'autres instruments : le Faisant doré (NDLR : fait par Jean Baptiste Vuillaume), un autre Stradivarius, mais je me suis rendu compte que mon violon aime vivre le quotidien, faire des gammes. Il est là, il sent les parfums qui m'entourent… C'est très important qu'il ne soit pas sous cloche ou en dehors de mon entourage. Il fut un temps où je ne le sortais de son étui que pour les concerts, et je me suis rendu compte que ce n'était bon ni pour lui, ni pour moi (sourire).
RM : Quel type d'archets aimez vous ?
PA : Les archets, c'est la passion de ma vie : le violon a été un endettement phénoménal, mais c'est une des rares choses intelligentes (financièrement) que j'ai faites dans ma vie. J'ai commencé à 12 ans ! Mon premier concert en tant que professionnel, c'était avec l'orchestre de Monte-Carlo et Paul Paray. Je jouais la Symphonie espagnole de Lalo : Paul Paray, m'avait désarçonné car durant la répétition il n'écoutait pas une note de ce que je faisais, il enchaînait la partition avec l'orchestre et ne s'occupait absolument pas de moi. Je me disais que c'était probablement ça la vie de soliste à 12 ans ! Il ne m'adressait pas la parole, ne me jetait pas un regard. Le lendemain, nous montons sur scène, l'orchestre attaque, je rentre à mon tour dans la partition et là… il se retourne vers moi et ne me quitte plus du regard pendant trente minutes.
RM : Des années plus tard, vous semblez toujours ému…
PA : C'est un des plus beaux souvenirs de ma vie de soliste. Après le concert, l'administrateur m'a remis une enveloppe avec des billets de banque. Dès mon retour à Paris, je suis allé chez Frédéric Boyer et je demande à essayer des archets, sans savoir ce qui me plaisait vraiment : j'en ai choisi un en disant «C'est celui là !». J'ai demandé son prix, c'était le montant de mon cachet ! Mon premier Sartory… Les années ont passé et j'ai été client chez Bernard Millant, j'ai acheté quatre archets de Dominique Peccatte, puis j'ai trouvé un Nicolas Maire. Lorsque j'ai besoin d'acheter des cordes, ou quand je vais chez un luthier, je demande s'il n'y a pas des archets à essayer, c'est plus fort que moi !
RM : Parlez-nous de votre rencontre avec le Clown Buffo…
PA : C'est une aventure qui existe depuis près de 17 ans, nous en sommes à plus de trois cents représentations. Nous en avons donné une récemment : c'est un spectacle «inoxydable», qui touche à l'émotion pure …
RM : N'avez-vous jamais pensé à en faire un DVD ?
PA : Nous n'avons pas encore trouvé la personne qui serait à même de rentrer dans notre univers, car pour filmer ce spectacle, il faut une connivence. Cela n'aurait pas d'intérêt de faire une captation dans une salle quand on est en représentation. Le public est beaucoup plus éclectique que dans un concert purement classique ; les gens qui en sortent n'étaient pas forcément préparés à entendre cette musique. Ils étaient venu assister à un spectacle de clown : ce n'est pas du tout le même état d'esprit que pour un concert traditionnel. Je n'ai pas toujours une image si lisse que celle véhiculée par le monde classique.
RM : Dans votre livre, vous évoquez Jascha Heifetz, qui a une image de quelqu'un d'assez froid, bien qu'il ait créé le syndicat des musiciens pour protéger les américains…
PA : C'est un pur mensonge, monté et mis en place par Yehudi Menuhin ! Il aimait le pouvoir et son charisme lui permettait de dire n'importe quoi, mais c'était un menteur. Heifetz, était le violoniste le plus payé au monde. Durant toute sa carrière, il n'avait qu'un désir, surtout ne pas trop jouer… Alors, créer un syndicat pour protéger les musiciens américains… C'est une aberration, c'est délirant. A l'époque de Toscanini, Horowitz, Menuhin était quelqu'un de très jaloux et il aurait dit cela par exemple pour Isaac Stern, et encore !
RM : Vous êtes l'un des rares élèves de Heifetz …
PA : Je l'ai fréquenté pendant 18 ans. Je pourrais vous parler des heures des conversations que j'ai eues avec lui, ses rencontres avec Schoenberg, avec Ravel. Par exemple quand il lui a joué Tzigane, il a proposé de petites transformations : Ravel a écouté et a dit «Monsieur Heifetz, vous êtes le plus grand violoniste, tout court, mais vous n'avez pas Mon Tzigane !» Heifetz, m'a dit qu'il était gêné, confus, qu'il avait regretté, qu'il s'en était voulu d'avoir été aussi maladroit devant Ravel.