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Né en Afrique du Sud, fils d'un héros de l'équipe nationale de cricket, Christopher Nupen a la prestance et la chaleur d'un «Norvégien à l'âme latine» (selon Plácido Domingo). Premier réalisateur à poser sa caméra au cœur de la musique et à se pencher sur ses coulisses dès les années 60, il s'est imposé comme le maître du genre et le témoin privilégié d'une époque révolue. Rencontre avec un conteur incomparable qui évoque les artistes, son parcours, sa conception du métier… avec un sens du détail savoureux.
« Je me suis exclamé « Vous êtes Lotte Lehmann! ». Elle a répondu très directement : « Oui, jeune homme. Et quand vous aurez récupéré de votre surprise, est-ce que je pourrai prendre ma place?« . »
ResMusica : Quand et comment la musique est-elle entrée dans votre vie?
Christopher Nupen : Ça a commencé à sept ans alors que mon père écoutait Caruso dans «Vesti la Giubba» extrait de I Pagliacci de Leoncavallo. A douze ans, je lui ai dit que je voulais être chanteur d'opéra. Je chantais déjà tous les solos de mon école à cet âge. Mon père a joué du violon folklorique en Norvège, il est Norvégien. Et ma mère a écouté Caruso et Gigli quand elle était enceinte. Et je suis persuadé, comme le confirment les recherches modernes, que cela a eu une incidence sur moi. Un jour, mon père et moi sommes tombés sur un gramophone. Il l'a ouvert et a trouvé un disque noir avec un label blanc et une écriture dorée. Cela ma beaucoup impressionné! C'était le quatuor «Bella figlia dell'amore» de Rigoletto avec Gigli, Galli- Curci, De Luca et Louise Homer. Je n'avais jamais entendu des sons pareils! Je lui ai dit que le disque était plus important que l'appareil. Nous avons acheté les deux. Peu après, Gigli est venu en Afrique du Sud. J'ai assisté à La Traviata avec lui et à la Tosca avec Tito Gobbi. Deux événements fondateurs qui m'ont préparé à ma visite à Vienne quelques années plus tard… un tournant dans ma vie.
RM : Vous avez travaillé dans la banque. Comment s'est imposée à vous une autre direction?
CN : En fait, j'ai commencé dans le droit. Mon père était avocat. Il m'a dit que si je n'avais aucune idée de ce que je voulais faire, étudier le droit était une très bonne base. Un jour, comme j'avais besoin de m'acheter une chaîne hifi, je lui ai demandé de me trouver un stage. Il a trouvé une entreprise anglaise, une banque d'affaire, qui m'a finalement proposé de partir à Londres pour étudier et revenir ensuite diriger leurs équipes. Quand j'ai entendu «Londres» je n'ai pas hésité! J'avais 20 ans. Je suis arrivé dans la capitale et la première semaine je suis allé au Festival Hall. Dans le programme, une notice annonçait que l'opéra de Vienne ré-ouvrait l'année suivante [1955]. J'ai voyagé en troisième classe, sur des banc en bois, mais quelle aventure! Sur place, tous les journaux affichaient les photos des deux invités d'honneurs : Bruno Walter et Lotte Lehmann. Le soir de la représentation venu, je me suis mis en quête d'une princesse. Je n'en ai pas trouvé. J'ai bu du champagne, j'ai cherché ma loge et je suis entré dans la mauvaise. Quelques minutes avant le début du spectacle, la porte s'est ouverte et j'ai eu une vision… Une dame avec un manteau argenté jusqu'au plancher, des cheveux argentés, portés haut et un front très noble. Je me suis exclamé «Vous êtes Lotte Lehmann!». Elle a répondu très directement : «Oui, jeune homme. Et quand vous aurez récupéré de votre surprise, est-ce que je pourrai prendre ma place?». A l'entracte, j'ai osé lui parler et le lendemain matin, à huit heures et demie, j'ai reçu une photo dédicacée et une invitation à déjeuner. Nous avons discuté et j'ai changé de profession à cause et grâce à elle. Elle a été la personnalité la plus impressionnante, la plus honnête et la plus amusante que j'aie jamais rencontrée.
RM : A Londres, vous vous êtes retrouvé au cœur du monde musical…
CN : Pendant mes quatre années à Londres, j'avais décidé d'apprendre toutes les sonates pour piano de Beethoven. Mais je n'avais assez d'argent ni pour un piano, ni pour me payer un appartement assez grand. Un jour, en descendant Tottenham Court Road, j'ai aperçu un panneau d'affichage «Guitare classique espagnole». Je suis entré et j'y ai rencontré le père du guitariste John Williams. Je lui ai demandé si je pouvais apprendre la guitare en quatre ans et il m'a répondu : «Mon Dieu! La plupart montent l'escalier et demandent s'ils peuvent l'apprendre en deux semaines!». Je suis devenu l'un de ses élèves favoris et j'ai fini par louer un appartement dans sa maison où j'ai fait la connaissance de John. J'ai d'ailleurs partagé un appartement avec lui pendant dix ans. John a étudié à l'Accademia Chigiana à Sienne avec Segovia et il m'a raconté qu'il s'agissait de la meilleure académie d'été qui soit… Une merveille! Les maîtres (Rubinstein, Casals, Thibaud, … ) prenaient les vingt premiers et les autres restaient en auditeurs. C'est à travers John aussi que j'ai rencontré Daniel Barenboim, Vladimir Ashkenazy, Jacqueline du Pré, …
RM : Comme Milstein ou Segovia, Jackie, comme vous l'appelez si affectueusement, fait partie des personnages marquants de votre vie…
CN : Je me souviens de notre première rencontre. Elle venait répéter avec John pour son premier disque. Il ne m'avait pas prévenu de son arrivée et lorsque j'ai ouvert la porte et vu cette princesse avec son violoncelle… J'ai été si frappé par cette vision que je ne lui ai même pas proposé d'entrer! Elle a traversé la pièce comme une amazone, son violoncelle en l'air, avec de grands pas. Mais j'ai vu que cette amazone pleine de confiance était en même temps une fille timide. Alors qu'elle était déjà parmi les meilleurs violoncellistes du monde! Cette contradiction m'a beaucoup frappé. Nous sommes restés amis jusqu'à sa mort. J'avais sa main dans la mienne ce jour- là.
RM : Comment a débuté votre carrière de réalisateur?
CN : Lotte Lehmann m'avait sommé de changer de travail. Elle m'a aidé à trouver un petit boulot à la BBC Radio et j'ai commencé comme bruiteur : j'ai fait des bruit de pas, fermé des portes, fait sonner des tasses de thé… et j'étais doué pour ça. A la BBC, un ami à moi, qui faisait le même travail, m'a incité à proposer une émission pour la radio sur l'Accademia de Sienne. Moi? Qui n'avait fait une seule émission de tout ma vie? Mais il m'a convaincu et je suis allé voir mon chef. D'une petite voix, je lui ai demandé, je l'ai convaincu et il m'a dit : «Vas-y!». C'était Laurence Gilliam. Quand le département technique a rétorqué que je n'étais pas ingénieur, il a répondu : «Si Monsieur Nupen détruit l'appareil, je le rembourserai sur mon budget». Quand on lui a dit qu'un employé de la BBC ne pouvait pas travailler pendant les vacances, il m'a pris dans son département et doublé mon séjour. Quand la direction lui a dit que cela risquait d'être une catastrophe très couteuse, il a répliqué : «Si c'est un catastrophe, je la rajouterai à la liste de mes catastrophes. » Formidable! Et j'y suis allé. Tout seul, avec un matériel énorme. C'était une autre époque. 1962. J'étais effrayé. Lors du montage, tous les matins à trois heures, je me réveillais le souffle coupé. Finalement le plus grand directeur de la BBC Télévision a entendu ce que je faisais. Imaginez-vous aujourd'hui un grand directeur intéressé par ce que fait un petit jeune ! C'était une autre époque ! Il m'a téléphoné le lendemain et m'a demandé de travailler à la télévision, c'était l'avenir… Je lui ai répondu que j'étais très content dans le département de M. Gilliam quand il s'est écrié : «Attendez! Moi, je suis le chef, venez demain matin. » Il m'a mis à l'essai trois mois.
RM : Vous avez réussi à imposer la musique à la télévision et en prime-time…
CN : J'aime la musique, j'avais eu l'intention d'être musicien mais quand j'ai réalisé que mes amis seraient parmi les meilleurs au monde, je n'ai pas insisté sur cette voie. Il ne faut pas être second class dans une relation d'amitié. J'ai décidé alors d'utiliser la radio et la télévision pour montrer combien mes amis étaient doués. Et combien la musique est une belle chose. Pour moi, c'est la deuxième chose la plus importante sur cette terre. Il y a d'abord l'amour, dans toutes ses dimensions, de la plus spirituelle à la plus physique, puis la musique. Ce n'est pas moi qui ai attiré des millions de personnes vers la musique grâce aux films, mais la musique elle-même et les grands artistes. Il faut pourtant avouer qu'il faut bien connaître son métier. Pardon de le dire, mais la plupart des émissions sur la musique aujourd'hui ne sont pas bien faites. Les directeurs des chaînes sous- estiment leur public. Ils disent que c'est difficile car il y a très peu d'audience, c'est un débat très long… Je suis parti de la BBC pour être producteur indépendant car il y était impossible de faire des émissions d'un niveau digne de celui des artistes.
RM : D'où vient cette baisse de qualité?
CN : Un film, c'est une chaîne de montage. Vous avez trois semaines de tournage, six semaines de montage et basta! J'ai fait le premier film avec Jacqueline pour la BBC. J'ai dû boucler le montage en six semaines et je leur ai dit que ce n'était pas assez. J'ai voulu travailler plus, ils ont refusé : «Vous n'êtes pas professionnel» et j'ai répondu : «Non, je suis amateur, dans le meilleur sens du terme. J'aime la musique et j'aime Jackie». Alors j'ai quitté la BBC, j'ai racheté le film et vint-cinq ans plus tard, il était «DVD de l'année». Si je l'avais laissé dans sa forme initiale, ça ne serait jamais arrivé!
RM : N'est ce qu'une question de temps?
CN : C'est celui donné à l'apprentissage aussi. Ils n'y consacrent plus assez de temps, pourtant ce métier s'apprend comme ça! La BBC était remarquable pour ça. Quand j'ai commencé, ils m'ont envoyé six mois en formation. C'est une discipline, c'est très important de bien connaître les impératifs du médium car le public est éduqué par le cinéma et il fait très bien la différence entre ce qui est bon ou pas.
RM : Quels sont les autres obstacles aujourd'hui?
CN : Une production sous-financée ne sera jamais digne du niveau de l'artiste et ils s'étonnent qu'il n'y ait pas de public? Le problème, depuis des années, c'est de trouver assez d'argent pour une production de qualité. Au début je faisais mes films, dans mon temps, avec mes amis et avec mon argent. Aujourd'hui c'est impossible. Impossible ! Longtemps j'ai été gâté. A chaque projet, j'ai eu le soutien de la télévision anglaise et allemande. Tout est en train de changer. Aujourd'hui, il faut chercher des sponsors car la télévision ne fait plus face. Ils veulent des films mais ils disent ne pas avoir les moyens. Le problème serait réglé si au lieu de faire cent productions par an, ils en faisaient cinquante de qualité : le résultat serait meilleur auprès du public.
RM : Que ne gardez-vous pas au montage?
CN : J'ai reçu deux conseils. Le premier de Luchino Visconti qui m'a dit : «Vous avez du talent mais ne pensez pas que le film est un art. Le film est artisanal». Je suis resté un peu trop fidèle à cette idée pendant quinze ans. Le deuxième était de Federico Fellini. Il m'a dit : «Si tu connais ton métier, c'est le film qui va te dire ce qu'il faut faire». C'est comme ça qu'on commence le montage, très timidement et on attend que le film nous montre où il veut aller. On n'obtient jamais ce que l'on attend. Même ce que l'on pense avoir tourné, il faut le voir à l'écran. C'est au montage qu'on voit si les résultats de vos travaux sont vrais. S'ils sont le reflet de l'artiste. Il faut oublier toutes les idées reçues à ce moment et il faut chercher le film. Il est caché dans le matériel (rires). J'ai toujours travaillé avec Peter Heelas et le montage est toujours un moment mystérieux. Chaque film a son propre esprit et on ne sait jamais où il va vous conduire. Dès que vous pensez tout savoir, il y a des problèmes…
RM : Et cela représente concrètement…
CN : On garde à peu près 10 % de ce que l'on filme. J'ai encore cinq cent heures de tournages inédites dans mes archives. J'aimerais qu'une université ou qu'un conservatoire puisse les cataloguer, les numériser peut-être, pour les mettre à la disposition de tous.
RM : Votre conception du documentaire a-t-elle changé depuis vos débuts?
CN : Non, c'est plutôt la qualité de notre travail qui s'est améliorée. Au niveau technique, je parle. Nous avons gagné plus de Prix avec les deux derniers films qu'avec les précédents. Mon premier film [Double Concerto, 1966], celui qui a eu sans doute le plus d'influence, car il montrait des choses que personne n'avait osé montrer auparavant, est très mal fait! Si un film est bien fait, personne n'arrive à tout saisir la première fois…
RM : Comment les artistes s'accommodent-ils de votre présence?
CN : La qualité de la relation entre l'équipe et l'artiste est déterminante. 92% des personnes avec lesquelles j'ai travaillé, sont restées mes amis jusqu'à la fin de leur vie. C'est ça, mon arme secrète, avoir une très bonne relation faite d'intimité, de confiance et d'affection. Avec la famille aussi. Plusieurs fois, j'ai entendu : «Cet artiste-là est tout à fait différent dans vos films!» C'est parce que je maintiens cette relation aussi entre l'artiste et l'équipe. Nous mangeons ensemble, nous travaillons ensemble. C'est le film qui est roi, pas l'artiste, pas le caméraman.
RM : Considèrent-ils le film comme une publicité?
CN : Au début, c'était pour le plaisir. Pour être connu aussi. C'est le cas de Barenboïm et Ashkenazy. Le travail sur la publicité est arrivé plus tard, avec la télévision en général, pas avec moi, heureusement! Le danger c'est que l'artiste veuille contrôler l'image. Un film ne se fait pas comme ça. Dès que vous essayez de contrôler les événements, vous garantissez la médiocrité. Le secret est d'être si proche de l'artiste que l'on sait où et quand il faut se trouver. Il faut sentir les événements prometteurs. Ça peut être un succès ou une catastrophe, mais il faut essayer.
RM : Vous avez aussi convaincu quelques réfractaires…
CN : Seulement deux. J'ai persuadé Milstein après trois ans que le film était le meilleur médium pour capter la personnalité artistique. Ségovia, lui, était un gentilhomme du XIXe siècle. Il m'a dit : «Je ne suis pas un artiste moderne. Je ne peux pas jouer pour des machines». Alors je lui ai proposé de venir filmer dans sa maison en Espagne. A la fin de sa vie, il m'a dit que c'était la meilleure chose qu'il ait faite…
RM : Les nouvelles générations de musiciens vous interpellent-elles?
CN : J'ai terminé un film avec Karim Said, un protégé de Daniel Barenboïm, il y a quelques mois. Je l'ai suivi pendant sept ans depuis ses onze ans. Mais dans Who was Jacqueline du Pré [2000], Dietrich Fischer- Dieskau a dit, en faisant allusion à Jackie et à la musique aujourd'hui, qu'on ne rencontrait plus, qu'on n'entendait plus, cette franchise. Que la plupart des artistes aujourd'hui se cachent derrière une perfection technique et l'affichage d'une certaine personnalité. Nous sommes dans un temps nerveux où tout doit être correct. C'est l'époque. Il est presque impossible d'y résister.
RM : Combien de temps consacrez-vous encore à la réalisation?
CN : Quand j'ai commencé, j'étais un pionnier. Même la BBC m'a dit que je ne survivrais pas. Mais j'ai survécu en travaillant tous les jours, toute la journée. Je travaille aujourd'hui encore treize heures par jour, 365 jours par an. Je donne des conférences, je viens de finir un film [Karim's journey] primé à Palerme et à New York et j'espère concrétiser un projet avec Jordi Savall sur l'Espagne et l'époque où les chrétiens, les juifs et les arabes vivaient – et non survivaient – en harmonie. Je connais mon métier dix fois mieux qu'avant. Je ne vais pas m'arrêter maintenant.. !
Crédit photographique: Christopher Nupen (avec Vladimir Ashkenazy, de dos) © DR
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