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A Singer Must Die, la renaissance d’un groupe

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Entretiens Jazz Pop Rock

Après avoir connu en 2007 un vif succès outre manche avec leur album Today, It’s a Wonderful Day, Manuel Ferrer et son groupe A Singer Must Die ont depuis subi les effets conjugués du départ de leur compositeur et d’une relative désaffection de la France qui a décidément du mal à se sortir de son système de quotas. Retour sur la naissance d’un groupe, sa reformation et ses nouvelles perspectives, entre France et Pologne, notamment avec l’arrivée de Tomasz Jankowski qui compose désormais en totale harmonie avec son auteur et fondateur, Manuel Ferrer.

ResMusica : Pouvez-vous nous parler de vos tous premiers rapports avec la musique, à Angers ?

Manuel Ferrer : Les premières chansons en anglais que j’ai découvert à l’âge de 5/6 ans, c’était par le biais d’une tante qui m’apprenait les paroles des chansons des Carpenters, on chantait ensemble et on enregistrait nos voix. J’adorais ça…Je me souviens qu’elle était adhérente à un club de vente de disques à distance. Elle devait parfois négliger l’envoi de ses coupon-réponses, et vous receviez d’office des disques que vous n’aviez pas choisis…Les ventes forcées ont du bon finalement, car sa discothèque était très éclectique, je suis tombé entre autres sur un album de Simon & Garfunkel, « Station to station » de Bowie, Blondie, Elvis. J’ai aussi une certaine affection pour la variété française des années 70. Chez moi, ça bataillait ferme avec d’un côté ma mère qui poussait Dalida à tue-tête, et mon père très fan d’Elvis. Il m’arrive très sérieusement de penser parfois à l’impact de ces deux artistes, encore aujourd’hui, entre l’idée d’une chanson mélodique et généreuse, un peu théâtrale, et un rock de crooner si hanté. Je pense encore qu’une chanson comme « Gigi l’amoroso » est un théâtre à elle-seule, pas du tout formaté, ça durait plus de 6 minutes, avec des passages parlés, des arythmies, des silences…

RM : Vous viviez alors dans un quartier sensible ?

MF : Adolescent, j’assiste en direct à des cris de voisinage, je vois un voisin alcoolisé se défenestrer, le cadavre dans une mare de sang juste sous ma piaule. Je n’osais pas regarder sa fille de 10 ans hurler en larmes depuis l’appartement d’où il s’était jeté. C’est peut-être avec ces éléments qu’est né « Easy-paced quarter », l’histoire de tout un quartier en apparence très calme où les personnages finissent par mettre la clef sous la porte ou la claquent, chacun se repliant dans ses propres angoisses. Il y a beaucoup d’ennui, une bonne dose d’alcool, de femmes tabassées, de voyantes et de chômage dans le quartier où j’ai grandi. Je n’ai jamais été pris d’un très grand chauvinisme, ma famille en partie pied-noir avait déjà nourri son histoire « ailleurs » par des exils successifs et subis depuis l’Italie ou l’Espagne, en passant par Alger jusqu’à l’indépendance. Ça marquait une différence, une anomalie qui paraissait évidente à l’époque.

RM : Puis vous vous passionnez pour le rock anglais.

MF : Le premier défrichage a été la découverte du rock anglais par les disques du frère d’une amie, une révélation ! Cocteau Twins, Bauhaus, Roxy Music, The Smiths, The Cure, And Also the Trees, Joy Division,… Dans la même période, je découvrais la sortie de l’intégrale des Beatles en CD, j’étais ébloui d’entendre d’eux enfin toutes leurs chansons d’album. Plus tard, je devais avoir 20 ans lorsqu’un ami batteur me propose de rejoindre son groupe qui s’appelait alors Bepi Faliero. Je me suis lancé dans cette aventure sur quelques années, c’était parfois désordonné, mais ça reste une expérience collective très forte. On avait l’envie d’utiliser le rock qu’on aimait, mais avec un désir d’originalité et l’excitation de monter sur scène.

RM : A l’époque, Angers ne voit que par les Thugs …

MF : Angers était très imprégné de la musique des Thugs, j’étais assez peu sensible à leur musique, moi qui avais construit mon temple autour de disques où la voix était très mise en avant : Marc Seberg, The Doors, Nick Cave, The Gun Club et des trucs psyché des années 60… Jusqu’au jour où l’on me pousse à aller voir les Thugs sur scène. Et c’est seulement là que j’ai revu mes réticences: dès le début du concert et jusqu’à la fin, leur musique était comparable à une tornade, c’était impressionnant. C’était très naturel que les musiciens s’imbibent de ce groupe, ils étaient porteurs, dans tous les sens, car ils soutenaient vraiment les autres groupes qui les emballaient, et on en faisait partie. Angers est aussi une ville où vous pouvez parler de quelqu’un à une terrasse de café, inévitablement vous vous cognez à cette personne en vous levant. Autrement dit, si vous voulez absolument éviter de croiser une vieille connaissance, n’en parlez surtout pas.

RM : Vient une période un peu creuse …

MF : C’est très agréable les jours où tout s’offre à vous, mais ça peut de la même manière virer à l’asphyxie. Je ne viens pas vraiment d’une ville ouverte, c’est plutôt une ville de repli, conservatrice. Après tout, c’est peut-être bon pour la musique… On a ensuite monté un trio avec des membres issus de ce premier groupe, les chansons étaient toutes écrites en français. Cette direction-là a débloqué des choses, c’était nouveau pour nous, mais j’ai eu à un moment l’impression de tourner en rond, je n’entendais plus le plaisir de chanter, j’avais le sentiment de m’être installé dans du vide. Il n’y avait pas d’échéance excitante à l’horizon, ça ne me rendait pas très bien, je commence à me rendre compte que je souffre du temps que prennent les choses à se mettre en place. L’aventure s’est arrêtée, il s’est écoulé de longs mois sans que je fasse de musique, mais je n’ai jamais cessé d’écrire. Des textes en français que je ne renie pas et que j’ai conservé mais qui sonnent trop à l’étroit dès que je m’en empare.

RM : Q’est-ce qui change avec l’arrivée du compositeur Philippe Le Guern ?

MF : C’est de cette rencontre qu’est né A Singer Must Die en 2005. J’ai eu envie progressivement de revenir à l’anglais, je me suis rendu compte que ça me donnait beaucoup plus de liberté sur tous les angles, et c’était plus facile pour moi de le faire dans la forme du duo. Paradoxalement – ou pas, d’ailleurs – j’exprime des choses plus internes dans cette langue qui n’est pas la mienne. Je peux dire des choses plus directes, revenir aussi à l’épreuve des toutes premières impressions, ce qui a beaucoup d’importance pour moi. Mais il y a eu le désir de s’attacher avant tout à la mélodie. Je ne voulais surtout pas que ça sonne comme un « album à textes ».

RM : En 2007, votre premier album «Today, It’s a Wonderful Day», est reconnu en Angleterre, parlez nous de cette période…

MF : C’était intense et exaltant. Un petit label basé en Ecosse, Grand Harmonium, s’intéresse à ce qu’on fait, et après notre rencontre à Edimbourg, ils nous signent. Je suis entré en contact avec la BBC qui souhaite nous interviewer et nous propose une session acoustique, on a pu faire en Angleterre et en Ecosse une mini-série de concerts, en deux temps. Le disque était sorti en Angleterre, et il n’y avait rien de particulièrement courageux à aller jouer là-bas non plus. A partir du moment où, très basiquement, on aime profondément l’Angleterre, on est très vite acceptés et les choses se font simplement. J’aimais beaucoup l’attitude du public anglais qui nous voyait pour la première fois, les gens ont un rapport sans détour, tranché et très direct avec les groupes qu’ils viennent voir. Si vous ne les intéressez pas, ils boivent un verre à côté et se cassent, ou bien ils viennent vous remercier après le concert d’une manière extrêmement chaleureuse. C’était vraiment enthousiasmant d’entendre réagir, aussi confidentielle soit-elle, une forme d’acceptation. Ça relativise aussi certaines choses. Notamment la crédibilité d’ici qui voudrait parfois que vous ayez absolument tout un environnement lorsque vous jouez… Les anglais se foutent royalement de ces aspects, on a joué dans un club à Londres qui dégageait une histoire, une âme, le genre d’endroit habité. Le type qui nous sonorisait bossait dans un placard grand comme un placard électrique, avec des câbles qui pendent partout, certains passant par-dessus votre tête pendant que vous jouez. Bref, un truc qui serait totalement interdit en France pour des raisons de sécurité. Et ça sonnait super bien, c’était non-fumeur mais j’y ai retrouvé pleinement des sensations de lieux que j’avais un peu perdues. Malgré l’abondance des groupes – je ne demandais plus le prénom des anglais que je rencontrais mais directement dans quel groupe ils jouaient ! – il me paraît plus facile de faire exister quelque chose. Vous vous dites que Londres n’est pas l’Angleterre, mais vous constatez qu’à Newcastle, et ainsi de suite, c’est la même chose, ça joue partout du lundi au dimanche, dans une sorte d’ébullition permanente et excitante. Le sirop de la rue coule bien plus tôt qu’en France, les gens se préparent à sortir vers 17h. Un autre souvenir fort fut un concert joué à Fell Foot Wood, tout près de la frontière écossaise, en pleine région de lacs et de forêts, lors d’un festival très underground. Le lieu est un cadre génial et flippant, il a même donné naissance à une nouvelle chanson.

RM : et … qu’en est-il de la France ?

MF : Le travail auprès des distributeurs en France n’a malheureusement pas abouti pour des raisons économiques, même si certains d’entre eux étaient a priori partants…on a donc hélas quasiment pas joué en France. Vous pouvez faire les chansons les plus prenantes, si vous n’avez personne en face, vous construisez alors des choses qui se transforment vite en colonnes de sable. En France, on a des salles qui bénéficient de conditions époustouflantes, mais un groupe comme le nôtre est difficile à programmer si personne ne commence à le faire, a fortiori sur un disque qu’on ne peut trouver que sur commande. L’album a de toute façon vécu de manière très échelonnée depuis sa sortie, par la force des choses. Il aurait été très difficile de déployer les moyens qu’on aurait voulu, c’est évident, et l’éventualité de signer avec ce même label pour un deuxième album est aujourd’hui écartée. Les gens qui ont écouté le disque en France ont trouvé notre musique très british, les anglais y entendaient en plus des accents germaniques ou scandinaves, quelque chose de plus singulier. C’est en tout cas gratifiant d’entendre que des journalistes ou des anonymes anglo-saxons se sont penchées sur vos textes, qu’ils y ont attaché du sens. Très lucidement je me dis aussi que l’écriture de chansons est peut-être un espace qui a été déserté pour que mes textes aient pu susciter une telle attention. J’ai échangé avec l’un des journalistes britanniques qui travaille dans une radio, qui ne comprenait pas ces histoires de quotas du chant en français qui ont été imposés dans le pays. Il me faisait remarquer très justement que, depuis Gainsbourg, quel artiste francophone a pu se faire connaître en Grande-Bretagne ? Il en concluait que cette politique protectionniste nous avait d’une certaine manière, isolés. Hormis le cas de certaines musiques electro, ses remarques étaient très pertinentes…De toute façon, la France se fout un peu de ces questions, j’ai été bercé comme beaucoup de gens de ma génération à entendre que le français était la plus belle langue au monde, et autres absurdités. Le journaliste en question n’avait malheureusement jamais entendu parler de raretés comme Alain Bashung. Je crois qu’un non-francophone pourrait s’accrocher à son univers, sans en comprendre un seul mot, et sentir intuitivement de quoi il s’agit. Mais c’est vrai également pour les autres pays européens, et en dehors de l’Angleterre les frontières sont toujours aussi difficiles à franchir.

RM : D’où vient l’idée d’utiliser le violoncelle ?

MF : Ça enrichissait le duo dans une optique de scène, tout en nous permettant de rester encore dans une formule réduite. Ça déplace les chansons aussi, elles sont sur un autre équilibre. C’est un instrument qui enferme pas mal de courbes et de souplesse, de tension aussi, potentiellement…Ceci étant, on retrouve le violoncelle systématiquement aujourd’hui dans les formations acoustiques sur scène. Je regrette qu’on ne l’ait pas plus utilisé comme un instrument de détournement, ou travaillé le son de manière inhabituelle.

RM : Le départ de Philippe Le Guern porte-t-il un coup d’arrêt à l’élan du groupe ?

MF : Ça rend difficile toute possibilité de concerts dans les mois qui suivent, à moins de chercher à constituer rapidement et artificiellement un groupe, ce que je ne souhaitais pas. Ça a marqué inévitablement une transition, une période de flottement, mais de courte durée dans la mesure où Tomasz est apparu au milieu des gravats quelques jours après…en fait, c’est la source-même du projet qui en a été régénérée. J’en fus le premier surpris. J’avais des morceaux en chantier, il s’agissait de passer à une nouvelle étape de composition. Il fallait aussi en parallèle porter le disque jusqu’au bout, ce que j’ai fait, avec les moyens du bord. On a réussi à faire entendre le disque en France dans la presse spécialisée et en radio, un début d’intérêt en Italie aussi, même si tout cela a circulé dans certains media parfois très souterrains, j’ai découvert par ce biais des réseaux, une vie qui grouille, des gens passionnés, des webzines très actifs, beaucoup de blogs bien menés aussi, un monde que je connaissais peu. C’était d’autant moins évident que le disque ne collait déjà plus vraiment à l’actualité, et n’était pas accompagné d’une tournée.

RM : Puis c’est l’arrivée de Tomasz Jankowski, comment le rencontrez vous ?

Tomasz Jankowski : Je suis arrivé à Angers en septembre 2007 pour mes études, et je n’arrivais pas à monter un projet musical, parce que je ne me reconnaissais dans les goûts musicaux des gens que je croisais. L’ironie c’est qu’étudiant en fac d’anglais j’espérais trouver au moins un musicien avec qui j’arriverais à m’entendre, marqué par les mêmes influences que moi… J’avais déjà quelques instrumentaux en chantier mais j’étais incapable d’écrire des textes et des lignes de chant. Par chance j’ai été contacté par Manuel sur MySpace, et on est arrivés assez rapidement à se retrouver autour des groupes qui nous plaisaient… On a des tempéraments assez similaires, une certaine manière d’intérioriser les choses. J’ai regardé et écouté les artistes qui l’ont marqué, afin que l’on puisse se retrouver autour de goûts communs, et qui m’ont plu également… Nick Cave, Wim Wenders… Même si je n’ai pas passé beaucoup de temps en Angleterre, je remarque quand même une certaine similarité entre ce pays et la Pologne où je continue à me rendre régulièrement : un goût pour l’humour absurde notamment, une culture urbaine peut-être plus marquée, et un certain fatalisme… En France, on essaye de contenir l’influence du monde anglo-saxon, alors que la Pologne a vu débouler cette culture là à toute vitesse il y a une vingtaine d’années… plusieurs millions de polonais travaillent ou ont travaillé en Europe de l’Ouest, l’histoire de ce pays même est une histoire d’exils, d’émigration, je pense qu’après les changements que ce pays a connu on a une vision du monde qui change diamétralement. Moi même je suis arrivé en France au début des années 90, à l’âge de deux ans, j’aurais pu faire partie de cette première génération de polonais « européens ». Toutefois, quand je vis en France je suis français, quand je reviens en Pologne je suis polonais, et quand je fais de la musique ou quand je revois les Monty Python je me sens Anglais.
MF : Bien que je compose les lignes de chant, je ne suis pas instrumentiste, et c’est une grande frustration. Ce que j’ai essayé de composer seul n’a pas grand intérêt et même mon chat en devenait neurasthénique…Parfois j’envie l’autonomie totale des songwriters, mais je sais aussi que l’escalade palpitante et les extrémités de certaines chansons tiennent de miracles liés à l’instant, d’interactions, d’effusion de ce que chacun porte. On entend souvent parler de fusion, mais c’est une vision qui ne fait que romantiser les choses. J’aime avant tout être surpris par le contact d’autres musiciens. Dès notre rencontre, Tomasz me dit qu’il vit un peu à l’écart. Qu’il rêve de musiques électriques, urbaines, lui qui est dans un cadre totalement opposé… J’aime son approche de la musique et son tempérament, il a beaucoup d’esprit. Nos références artistiques sont souvent communes, hors musique.

RM : De quelle manière s’intègre-t-il dans l’esprit du groupe et apporte ses propres influences ?

TJ : Il est vrai que comme j’ai grandi à la campagne, j’ai une vision de la ville plutôt fantasmée, plus distante. J’ai la forêt autour de chez moi mais ça ne m’empêche de rester cloîtré dans ma chambre pendant des jours, avec ma guitare, et je doute que ma musique soit très « bucolique » par ailleurs… Je trouve qu’il y a quelque chose de fascinant dans la géométrie urbaine, les alignements de barres HLM, des boulevards, surtout en les regardant au petit matin, ou le dimanche. Il n’y a qu’à regarder les photos de la ville fantôme de Pripyat, en Ukraine : je pense que la solitude est encore plus marquée dans les endroits désertés par la vie humaine, où la civilisation a foutu le camp, plutôt qu’en milieu naturel.
MF : Sa venue rend le projet moins plaqué, plus modulable sur ce que chacun fait, il n’est pas exclu que l’on chante en duo par exemple. Il est aussi capable d’écrire des passages percutants, et il n’y a aucune raison qu’il ne signe pas à l’avenir un texte sur un album si le résultat s’intègre bien. Un jour avant une répétition il me dit qu’il revenait de la gare et avait passé sa journée à la prendre en photo, qu’il aime bien essayer de capturer les endroits déshumanisés, des rues désertes aux heures creuses. Je me souviens qu’il voulait que je lui montre les textes que j’écrivais, ça a beaucoup d’importance pour lui.

RM : La diversité est donc la clé de cette nouvelle collaboration ?

TJ : J’ai grandi dans un milieu radicalement différent de celui de Manuel, à la campagne, et à cheval entre la France et la Pologne… Je pense que ce n’est pas un hasard d’ailleurs si les trois membres du groupe ont des racines et origines diverses, entre la France, l’Italie, la Pologne ou les Etats-Unis… J’ai découvert l’indie et des musiques anglo-saxonnes à travers la famille restée en Pologne : je me suis jamais réellement reconnu dans la musique en vogue en France, comme le rap ou la chanson française… Force est de constater que le rock ne s’est jamais réellement implanté dans la conscience collective de ce pays, que dire alors des sous-genres comme le post-punk ou le shoegaze… J’imagine que mes origines expliquent largement mes goûts : qui découvre Pink Floyd à treize ans a de grandes chances d’écouter Radiohead par la suite, puis Joy Division ou My Bloody Valentine… Le paysage musical polonais est très marqué par le prog rock ou prog metal, des musiques plus sombres, intérieures.
MF : Je lui parle de la manière dont j’écris, ou plutôt de la difficulté que j’ai à écrire. C’est similaire à une fouille dans les sous-sols, avec une lampe frontale pour seul éclairage. Parfois on parvient à retrouver des ossements intacts qui se lient facilement, parfois on ne trouve rien ou bien des friches éparses à reconstituer, c’est ce travail en sous-couches qui m’intéresse. Ça provoque toujours un trouble inédit lorsqu’une phrase s’enclenche par magie, et ça interdit toute complaisance surtout. Dans les sons des instruments, c’est la même chose qui nous attire : si on est sensible aux matières brutes, on aime aussi les choses sophistiquées, où les sons arrivent de partout si bien qu’on ne sait plus si tel gimmick est une guitare ou un clavier…
TJ : J’ai passé pas mal de temps à travailler des sonorités électroniques dans l’esprit de ce que faisaient les Beatles ou Radiohead, période Kid A : c’est à dire que je préfère triturer un son de guitare ou de voix, le dupliquer, le ralentir, l’accélérer, l’inverser, plutôt que de simplement appuyer deux touches de clavier de synthétiseur. J’utilise aussi pas mal d’accordages de guitare différents, pour obtenir des harmonies plus inhabituelles.
MF : J’ai arrêté d’écrire autour des incompréhensions de l’amour, ça ne me passionne plus comme avant et j’ai dernièrement fait « Comedy of feelings », comme pour mettre fin à ce thème-là. Je me tourne aujourd’hui vers les faits divers, qui m’intriguent et portent des incompréhensions qui m’intéressent davantage. J’ai envie de resserrer plusieurs chansons autour du thème de « Las Vegas », directement ou de façon détournée, pour trouver des images parlantes de ce qui nous entoure, des codes clinquants et déboussolés…Je trouve que ce thème incarne bien les temps qui courent. Las Vegas est aussi un moyen de rendre des hommages à des mythes qui ont connu cet endroit : Nico, Elvis… J’avais déjà écrit « Marlon R » en hommage à Keith Richards qui me fascine… Je ne veux pas que ça devienne une spécialité, mais je suis très friand des biographies des mythes du rock. C’est notre manière de faire des reprises après tout. Un hommage aux westerns aussi, dans « Smoky Mourners », sur un cow-boy qui se retire de la course. Les nouveaux morceaux sont des histoires parfois totalement surréalistes, des histoires de fous ou de salauds. Ça frôle l’hystérie, certaines paroles racontent des violences inouïes. Malgré tout en essayant d’aller au plus loin dans certaines monstruosités, je sens que ça reste encore très en-dessous de la réalité.
TJ : Je le lui ai dit et je le répète : c’est fou ce que ses textes respirent la joie de vivre.
MF : On s’est d’emblée retrouvés sur des mêmes familles d’influences et autour des mêmes groupes. Quand on écoute Nick Drake, on a l’impression qu’il chante perché du haut d’une colline, c’est quelque chose d’admirable. Le plus drôle vient du fait que Tomasz, plus jeune que moi, aurait pu me faire découvrir des groupes actuels un peu obscurs, mais très peu finalement…il me fait surtout écouter des groupes de MA génération à côté desquels je suis complètement passé ! Slowdive par exemple…
TJ : paradoxalement il y a peu de groupes actuels qui me donnent le frisson, à part évidemment Radiohead (même si cela fait déjà quinze ans qu’ils sont là), TV on the Radio, Arcade Fire… D’un autre côté lorsqu’on observe les bons groupes actuels on remarque qu’ils puisent leurs influences dans la musique faite il y a vingt ou trente ans…
MF : Lorsque je lui propose une nouvelle ligne de chant, il ne dit rien. Ça signifie qu’il trouve cela soit excellent soit très médiocre, j’ai appris à décrypter, ce ne sont pas les mêmes silences !
TJ : La réponse que je donne généralement c’est : « C’est pas mal, mais… » (rires). En fin de compte on finit toujours par se mettre d’accord. Il est vrai qu’au vu de mon tempérament, le chant extraverti de Manuel sur ce que j’avais composé m’a surpris au début, mais j’ai appris a travailler des mélodies en prenant cet élément en compte. Le fait qu’il prenne le contre-pied à ce stade du processus a débouché sur des choses étonnantes.

RM : Vous avez peaufiné un nouveau répertoire, de quelle façon se différencie-t-il du précédent ?

MF : On a écrit de quoi faire un nouvel album, et on s’est rendu compte récemment que la première chanson qu’on a composée ensemble devait absolument être enregistrée, elle avait déjà une cohésion. Tomasz insuffle au projet beaucoup plus d’électricité et de dynamique, la tonalité du premier album était empreinte d’une délicatesse qui tend à disparaître, il était marqué par une certaine opacité.
TJ : Autant je trouvais certains morceaux de Today It’s A Wonderful Day franchement poignants et riches et le disque avait une identité très marquée, autant le choix du son m’a laissé un peu dubitatif. Il dégage une propreté et des arrangements dans lesquels je ne me reconnais pas, certains accords de piano, des effets de production un poil datés… Je préfère leurs morceaux joués sur scène, que j’ai vus en regardant le DVD de la tournée de la première mouture d’ASMD en Angleterre… Je n’écoute pas beaucoup de classique, mais je suis assez sensible à Erik Satie, ou Debussy, pour les accords suspendus, ni majeurs, ni mineurs, leurs harmonies particulières et amples, ou bien Zbigniew Preisner. J’ai un goût prononcé pour des sons saturés, plus diffus, qui m’est venu en écoutant du shoegaze…
MF : Ça m’intéresse de mettre en veille certains traits, pour voir quels sont ceux qui vont apparaître ailleurs. Je ne rejette absolument rien du disque, seulement ça ne correspond plus à ce que j’ai envie de traverser aujourd’hui. J’ai une trouille viscérale de me répéter, parce que je sais que j’ai tendance à me répéter quoi qu’il arrive…on entre vite dans des automatismes, des appuis confortables. Ça sonnera plus américain je pense, plus aérien, on s’est retrouvés autour de Sparklehorse notamment. Depuis quelques semaines, on s’entoure de la corniste Gabrielle George, issue d’une formation classique. Le cor d’harmonie n’autorise pas la plus grande souplesse, mais génère beaucoup de rondeur et a des côtés très conquérants, épiques…le son de cet instrument me bouleverse par ailleurs pour des raisons antiques. Je retrouve, et c’est extrêmement troublant, des émotions comparables à celles que j’éprouvais lors de mon premier groupe. Depuis Tomasz, c’est comme si le projet voulait se tourner vers une grande ville des Etats-Unis telle qu’on l’imagine, en balade nocturne. Avec l’arrivée de Gabrielle, vous levez les yeux et découvrez que cette ville possède en plus un pont gigantesque, le Brooklyn Bridge ! Le mot est un peu galvaudé, mais ce qui se dessine dans les nouveaux morceaux me paraît nettement plus ouvert que sur le premier album, plus immédiat et direct. On travaille désormais à trois, en peaufinant les aspects harmoniques, en soignant au mieux la place de chacun pour trouver le meilleur équilibre. On constate avec surprise que le cor accentue de manière plus tranchée les directions des chansons, il permet de repousser encore le bout des choses. On tient à éviter de tomber dans une musique de genre, ce qui rend évidemment la tâche plus difficile, on en a conscience. De toute façon, on ne saurait pas faire. On aime malgré tout l’appellation « pop », c’est commode, c’est le genre qui vampirise tous les autres, qui ne s’interdit rien, et ça nous convient bien. On tient, à chaque embryon de morceau, à imaginer comment il va évoluer, à ne pas plaquer d’emblée des raccourcis trop codés…c’est la première excitation que cette impression, où la chanson naît sans style particulier. Il ne serait pas très honnête de faire un album qui soit totalement noir et en retrait, je prends beaucoup trop de plaisir à décrire aussi des instants euphoriques, ce sont de vrais états qui me donnent une matière.
TJ : Il serait mauvais de chercher de fuir ses influences à tout prix pour se forger une identité, car on finit par faire une musique qui nous correspond plus : par contre il est intéressant de réaliser des mélanges qui peuvent sembler inattendus. En prenant en compte les goûts de l’un comme de l’autre, on cherche à faire le grand écart entre un certain lyrisme anglais, assez mature, incarné par Scott Walker, Morrissey, Jarvis Cocker, et une agressivité et une nervosité plus adolescente, plus incontrolée. Quelqu’un a dit de My Bloody Valentine qu’ils cachaient leur mélancolie et leur sensibilité pop derrière des guitares saturées : c’est une définition qui me correspond pas mal.
MF : Le résultat tient de toute façon la plupart du temps à une succession d’accidents heureux. On essaie de donner le plus de profondeur possible à chaque morceau, dans la direction qu’il appelle…la tiédeur est l’ennemie de la musique, si vous commencez à ce stade à chercher des compromis, alors mieux vaut se lancer dans la politique. Je ne vois pas l’étape des arrangements comme des accessoires décoratifs posés sur un sapin de Noël, ils doivent nourrir la chanson, l’embarquer de l’intérieur.
TJ : J’aime conserver une simplicité dans les morceaux, ne pas faire d’arrangements à outrance simplement pour le plaisir d’arranger. Pour nous, il est nécessaire que les chansons puissent être consistantes avec une guitare et une voix avant que d’autres instruments ne se greffent dessus. Les arrangements servent à renforcer un morceau, pas à masquer sa pauvreté.
MF : Ça doit être quelque chose de panoramique, j’ai besoin de musiques qui appellent des images fortes. Ce travail d’arrangements, c’est comme si on appuyait sur le bouton qui déclenche la machine à fantasmes. Le mot d’arrangements convient assez mal en fait, il faudrait parler de décollements… ou de décollages. C’est ce travail-là qui a fait partir les grands disques que j’aime. Ceci étant, j’entends beaucoup de groupes doués pour faire des chansons qui sonnent très bien, mais je ne perçois pas toujours l’émotion qui naît des basculements, une certaine profondeur…et dans ce cas ça me laisse assez indifférent. Le seul savoir-faire ne sera jamais suffisant.

RM : Vous vous préparer à tourner en France et en Pologne, dans quel état d’esprit partez-vous ?

MF : On part avec beaucoup d’excitation. Les morceaux sont solides, ils sont jouées sur un socle plus stable. On travaille le son surtout, on cherche à trouver le meilleur équilibre entre nous trois. Il faut maintenant que ces chansons prennent l’air. On s’équipe aussi en matériel d’enregistrement. Les chansons en ligne sur le site ont été enregistrées avec des moyens très rudimentaires.
TJ : Avec le temps, je remarque que nos morceaux gagnent en concision, deviennent plus directs. Nous avons été stupéfaits par les réactions de notre entourage en jouant notre dernier morceau, Comedy of Feelings, qui les interpellait dès les premiers accords. Pour un musicien, c’est un très bon signe.

Un tourneur installé en Pologne va prochainement nous proposer une série de concerts pour l’été 2009, il travaille en ce moment sur différentes villes. En France, nous jouerons quelques concerts d’ici juin sur Paris. Les dates et lieux restent à préciser.

Propos recueillis le 20 avril 2009 par Christophe Le Gall

Crédit photographique : © Jeremie Geffard

Le Disque

A Singer Must Die. Today, it’s a wonderful day : 1. The Fallow land ; 2. Croydon Road ; 3. The Pointsman ; 4. The crash ; 5. Chasing after loss ; 6. Inadequate ; 7. Marlon R ; 8. Desire ; 9. Easy-paced quarter ; 10. In a hovel. Manuel Ferrer : Vocals, Paroles. Philippe Le Guern : Piano, Claviers, Guitares, Melotron, Bruits. Guitares : Raphaël Thuia (4, 9), Jean-Pierre Theolier (7). Basse : Cali Cali. Batterie : Mehdi Ennemri. Choeurs : Manuel Ferrer (8, 10), Mehdi Ennemri, Jean-Pierre Theolier, Cali Cali et Pierre-Augustin Le Guern (8). Arrangements : Philippe Le Guern. Orchestration dirigée par Philippe Le Guern et jouée par le World Head Quartet (Newcastle) : Hadrien (violon) ; Gemma (alto) ; Ruth (violoncelle) ; Bastien (flûte, hautbois, cor) ; Lucy B. (tuba, trombone). Mastérisé par Calum Malcolm (North Berwick, Ecosse). Toutes les chansons enregistrées et mixées par Cali CALI au Studioscope. 1 CD Grand Harmonium Records. Réf : GHCD003 102020. Code barre : 5 021449 102020. 2007.

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